M. l'Abbé Gabriel Girard, ayant été élu par l’Académie française à la place de M. l'abbé Rothelin, y est venu prendre séance le mardi 29 décembre 1744, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
N’osant aspirer à un honneur que je ne croyois pas mériter, je m’interdisois des démarches que je regardois comme téméraires : l’ambition même, si propre à exciter des désirs ambitieux, ne servoit qu’à réprimer ; & je n’aurois jamais eu la gloire de parvenir jusqu’à vous, si les soins affectueux de quelques amis ne m’avoient applani la route. La justice que je me rendois, prit à leurs yeux la forme d’indolence. La crainte de prendre un vol trop haut, fut traitée de pusillanimité : mon amour propre enfin réveillé, soutenu, animé par ces reproches obligeans, fit naître l’espérance, & l’espérance triompha de ma timidité : je me présentai.
L’accueil favorable me montrant le succès presque certain, devint une source de sentimens vifs qui me firent jouir avant que d’obtenir. Je crus dès-lors toucher au but, & recevoir de vos mains le laurier destiné à couronner l’homme de Lettres. Telle est l’image que je me formois de la place d’Académicien. La considérant non-seulement dans le point de vue qui fait l’objet des empressemens les plus constans, mais jusques dans les tableaux les moins flattés qu’en font ceux qui n’y portent ni leurs vœux, ni leurs hommages, je voyois que tout contribuoit à son éclat, & servoit à rendre célèbre ce que le mérite a rendu glorieux.
Plein de ces idées, & me flattant trop d’un bonheur prochain, il étoit difficile que l’illusion, en se dissipant, ne substituât pas dans mon ame l’amertume à la joie qu’elle y avoit répandue en naissant. Cette amertume causée par la privation d’un bien dont la confiance avoit avancé la possession, loin de soulever l’orgueil par une indifférence affectée, fille naturelle du dépit, elle ne fit qu’augmenter l’estime, & donner de la véhémence au désir, effet ordinaire des fortes passions. Tel est, dans le passage mortifiant de la faveur à la disgrace, un Courtisan trop attaché à la fortune : tel je fus, lorsqu’il ne me resta que l’honneur de la concurrence.
L’éloignement de ce qui étoit devenu l’objet de mes vœux, eut beau susciter toute ma sensibilité, elle ne m’aveugla point. Elle me laissa voir l’intérêt de votre gloire, dans le choix que vous fîtes de ces illustres Savans qui soutiennent le goût des sciences par celui qu’ils mettent dans la manière de les traiter, & qui savent employer les agrémens délicats du style à orner les vérités abstraites de la Géométrie. Qu’il seroit avantageux aux autres talens de ne jamais perdre de vue la méthode de cette science ! Une Logique exacte, conduire par les liaisons & les dépendances immédiates, est aussi propre à produire le beau, que sûre pour conduire au vrai. Par conséquent elle appartient également à tous les genres d’ouvrages & doit faire partie de leurs méthodes puisqu’elle en fait la perfection. Les Orateurs, les Poëtes même la réclament. S’ils tirent de leur propre fond ces figures saillantes qui surprennent & enlèvent l’esprit, ils lui doivent cette justesse qui en soutient la beauté, & leur donne la nature de vrais rayons de lumière & du feu, au lieu d’éclairs passagers qui étonnent plus les yeux qu’ils ne les satisfont. C’est en joignant à ce que ces talens ont de grand & d’élevé, la clarté, la gradation & la symétrie de l’esprit géométrique, qu’on parvient au sublime, qui n’est, ce me semble, que l’harmonie de tous ces accords. Il sait unir, par une disposition intelligente, la transition la moins attendue à la proposition la plus conséquente. Les peintures vives d’une imagination heureuse ne reçoivent-elles aucun embellissement de la sage économie des nuages ? Et les traits dont on veut frapper, ne portent-ils pas leurs coups plus sûrement, lorsqu’ils sont placé où l’exige l’effet qu’on en attend ? C’est ainsi que l’art du Général trouve des avantages dans l’ordre de la bataille.
Un goût si décidé pour cet esprit qui mesure, analyse & proportionne tout, puisé, dès ma première lecture, dans un Ouvrage qui sait douter si les graces y sont ce qui donne de la force au raisonnement, ou si c’est le raisonnement qui y fait briller les graces ; production admirable d’une Physique rendue sensible par le sublime d’un badinage élégant. Ce goût, dis-je, prévalut sur ma propre satisfaction : je donnai à vos suffrages de sincères applaudissemens : je ne désapprouvai que ma témérité, & je me replaçai au rang de Spectateurs. Vous me tirez aujourd’hui, Messieurs, de cet ordre nombreux où se prépare & se produit le mérite, pour m’associer aux suprêmes honneurs de la Littérature. Les portes du Temple s’ouvrent pour moi : quel aspect ! que les dehors en sont brillans ! que l’intérieur en est auguste ! Les yeux s’y attachent ; l’estime s’y fixe ; & la curiosité chercheroit à connoître l’ouvrier de cette noble & superbe architecture, si la juste reconnoissance ne faisoit sans cesse retentir ce Temple du nom de son auteur.
Nous savons tous que c’est l’ouvrage d’un génie, à qui l’avenir étoit aussi connu, que le présent l’est aux plus éclairés ; aussi maître du succès, que les plus habiles le sont de leur opération ; dont les vues semblent s’expliquer, & les projets s’exécuter à mesure que les temps se succèdent ; qui garde en propre le titre de Ministre de la France, de Politique de l’Europe ; dont le nom est devenu le dernier trait de son éloge, & sera déformais celui des têtes supérieures destinées à gouverner les Nations. On dira dans l’ordre des hommes d’État : c’est un Richelieu, avec la même énergie qu’on dit dans celui des Conquérans : c’est un Alexandre.
Richelieu a construit ce sanctuaire à l’immortalité, afin qu’elle y soit continuellement encensée par ses premiers & plus chers favoris. C’est là qu’elle met le sceau à ce qui est digne d’elle, Elle y reçoit les hommages de ce que l’esprit a de plus fin, sans forcir du naturel ; de ce que l’imagination a de plus riant, sans abandonner la décence ; de ce que la précision a de plus exact, sars tomber dans la sécheresse ; de ce que l’Éloquence a de plus séduisant, sans s’écarter du vrai ; de ce que la fiction a de plus hardi, sans aller au-delà du vraisemblable. La Poësie y vient offrir ce qu’elle a de pompeux & de magnifique, sans se laisser surprendre par l’enthousiasme du faux merveilleux : la Science, ce qu’elle a de vaste de profond, sans s’égarer dans les chimères de la conjecture. Le raisonnement y apporte ce qu’il a de plus fort, sans négliger les graces de l’expression : la critique, ce qu’elle a de plus frappant, sans cesser d’être polie. La narration y présente sa simplicité, sans décheoir du sublime. Enfin la Théologie y expose ce qu’elle a de mystérieux & de divin, sans perdre ce qu’elle a de convaincant, & ce qui en fait le comble de la raison.
C’est sur ces talens de l’esprit, comme sur autant de colonnes solides & brillantes, que ce Temple est fondé ; de façon que les qualités du cœur soient les liens qui les unissent.
La beauté de l’Ouvrage, l’honneur qu’il faisoit au nom François, attirèrent l’attention du premier des Citoyens. Il en regarda la conservation comme un devoir à remplir envers sa Patrie, & soutint en premier Magistrat l’édifice qu’avoit élevé le premier des Politiques. Permettez, Messieurs, que pour exprimer, une réflexion tendre, j’anticipe d’un moment le langage de Confrère. Sans ce Protecteur, nos ancêtres dispersés ne nous auroient pas transmis cette portion d’honneur que les enfans tirent du mérite de leurs pères ; & nous ne jouirions pas de la satisfaction que donne la vue d’une postérité illustre ; si j’osois, j’ajouterois éternelle : la perspective en fait plaisir. Je vois l’Académie suivre le fort des Lys, contribuer avec eux à la décoration de l’avenir le plus reculé. Nos Rois ne cesseront de lui accorder une protection qui est un accroissement à leur propre gloire. Leurs vertus fourniront aux talens, & seront dans tous les temps le soutien & l’aliment de l’art de la parole.
Parmi ces temps, s’en trouvera-t-il ci d’aussi heureux que celui où nous avons vu le plus grand des Rois surpasser par ses actions l’éclat de sa Couronne, se distinguer moins par ses forces & sa puissance, que par l’usage qu’il en a fait ? Les siècles destinés à produire les Héros, m’ont paru jusqu’à présent en partager entre eux les divers caractères. L’un a été marqué au coin du Conquérant ; l’autre a possédé un Prince faisant les délices des Peuples. Celui qui a vu César, n’a pas vu Titus. C’étoit de nos jours, & en faveur de la France, que tous ces caractères devoient concourir dans un même sujet. Heureuse époque ! qui a réuni la bonté de Louis XII, le courage & la valeur du Grand HENRI, la munificence, la sagesse & la magnanimité de Louis XIV, pour former Louis XV. Le moment de sa naissance fut sans doute celui où la Providence travailloit à notre bonheur. Telle est la distribution que la Divinité fait de ses faveurs aux mortels. Les vertus qu’elle donne aux maîtres de la terre, les élèvent au faîte de la gloire, & leurs sujets en recueillent les fruits. Quelque satisfaction qu’air notre auguste Prince de voir son nom à la tête de ceux qui doivent briller dans l’Histoire, il en trouve encore une plus grande à captiver nos cœurs. Le sien s’est manifesté dès qu’il a connu le Trône. Régner, aimer, lui ont paru inséparables à l’égard de ses Sujets. C’est cet amour, & non l’ambition, qui a fait éclore ses qualités militaires, telles que l’ancienne Rome les admiroit dans ses plus grands Capitaines.
Nos troupes, après avoir été, par leur bravoure, victorieuses des Nations les plus guerrières, le furent également, par leur patience, des climats les plus durs. Ce nouveau genre de combat, où l’on triomphe en succombant, les ayant affoiblies, il se répandit sur la victoire un soupçon d’inconstance. L’ennemi séduit s’en promet les faveurs, prend un ton arrogant ; l’action accompagne la menace : il marche, court, arrive à nos frontières. Le courage François en est ému. Les Provinces craignent, parce qu’elles ignorent les desseins de leur Roi, & ce que la bonté de son cœur est capable de lui faire entreprendre.
Cette vertu réveille en lui toutes les autres ; & leur effet suit de si près l’espérance ranimée, qu’on a peine à les distinguer par l’ordre du temps. On le voit à la tête de ses armées, dans le moment où l’on croit qu’il délibère sur son départ. La renommée n’a pas encore fini d’annoncer la résolution qu’il a prise d’aller en personne combattre nos ennemis, lorsqu’elle est chargée de publier ses conquêtes. Il semble que les Villes craignent de n’avoir pas le temps de se rendre, & que sa présence fasse tomber leurs fortifications. Attaquer, battre, foudroyer, c’est l’ouvrage d’un instant. Telle est la rapidité avec laquelle la tendresse du Roi pour son Peuple fait agir les vertus héroïques.
Devenu redoutable, il n’en fut pas moins humain. Frappant d’une main, secourant de l’autre, sa douceur & sa générosité donnèrent un nouvel éclat à son activité & à sa valeur. Vous l’auriez éprouvé, Prince, en qui le sang qui a coulé dans vos veines auroit dû former un cœur François. Connoissant la carrière des Héros, dans laquelle vous courez, vous sentîtes la supériorité de celui qui s’avançoit à grands pas : vous jugeâtes sagement que ce seroit une témérité de l’attendre : vous profitâtes d’un événement aussi favorable pour vous, que triste pour nous ; & qui arrêtant l’ardeur de sa vigilance, vous laissa le temps d’échapper à ses coups victorieux.
Nous vous vîmes avec tranquillité, & presque avec indifférence, retourner sur vos pas. L’épée de notre Roi avoit fait succéder l’assurance aux allarmes, & renvoyé la terreur dans le cœur de ceux mêmes qui avoient présomptueusement entrepris de nous l’inspirer, plus par les ravages & les cruautés, que par des actions de valeur. Nous connoissions la protection dont le Dieu des armées le favorisoit ; & nous n’étions alors occupés qu’à demander un autre triomphe au Dieu des miséricordes. Il nous l’accorda ; & dans l’instant tout son Peuple parut passer avec lui de la mort à la vie. Flatteuse situation ! Qu’elle fut juste & louable dans les Sujets ! Qu’elle fut touchante & admirable dans le Prince ! Il rendit sentimens pour sentimens : l’éloquence peut-elle atteindre à ce qu’ils expriment ? L’Orateur fait louer dignement le Monarque ; mais notre affliction & nos inquiétudes ont fait l’éloge de l’homme.
Je n’ignore pas, Messieurs, qu’une louange du Prince digne de lui, par conséquent du lieu où nous sommes, seroit le remerciment qui vous satisferoit le plus. L’entreprise est de devoir ; & le zèle ne s’arrêteroit pas, si je ne savois qu’Alexandre ne vouloit être peint que par Apelle, & qu’il souhaitoit un Homère pour célébrer ses exploits. Il faut pour Louis ces génies sublimes que possèdent l’art de faire marcher la parole d’un pas égal aux mouvemens de l’ame, &de peindre avec des couleurs qu’on ne peut ni copier, ni effacer. Ces génies rares, dont un seul faisoit l’honneur d’un siècle, l’Académie les produit. Ce n’est plus la circonstance des temps, c’est elle qui forme les Orateurs & les Poëtes : elle conserve les talens, quoiqu’elle perde les Sujets. Pertes trop fréquentes ! parmi lesquelles je ne peux me dispenser d’en rappeler deux. L’une, que la reconnoissance rendra toujours sensible, quoique réparée par le digne successeur de cet esprit supérieur, à qui les Arts & les Sciences ont tant d’obligation.
L’autre perte plus récente vous a privé d’un esprit délicat, par la façon d’exprimer, comme par celle de concevoir ; sûr dans le goût par une réflexion cultivée, ornée par une étendue immense de connoissances puisées dans tous les genres de Littérature ; soutenu par une conversation noble & naturellement éloquente, telle que l’éducation d’une illustre naissance la donne à un sujet heureusement disposé. Cet esprit étoit accompagné, ou plutôt conduit par un coeur dont les vertus morales & chrétiennes s’étoient saisies dès l’enfance, afin que l’idée même des défauts trop ordinaires dans le commerce du monde ne pût y pénétrer ; chérissant les Lettres & ceux qui les cultivent.
À ces traits, vous reconroissez, Messieurs, un homme essentiellement Académicien, dont le successeur ne sauroit vous dédommager. Borné à démêler le caractère des mots par les nuances des idées, ou à suivre les sentiers épineux de la Grammaire ; je serai trop heureux si ces occupations, qui ne sont que les premiers degrés pour monter à la perfection des talens qui vous distinguent, me placent auprès de vous ; du moins comme une de ces pièces qui, sans être ornement, sont cependant utiles à l’édifice, pour en appuyer & en soutenir les décorations ; & si l’assiduité du travail que je me propose, sous les heureuses influences de vos lumières, vous fait goûter des qualités laborieuses au défaut des brillantes qu’avoir l’illustre Abbé de Rothelin, dont je sens bien que je ne viens pas remplir, mais seulement occuper la place.