M. de Maupertuis, de l’Académie Royale des Sciences, y ayant été élu par Messieurs de l’Académie françoise à la place de M. l’abbé de Saint-Pierre, y vint prendre séance le 27 juin 1743, et prononça le discours qui suit :
DES RAPPORTS ET DE LA DIFFÉRENCE QUI EXISTENT
ENTRE LE GÉOMÈTRE ET L’ACADÉMICIEN.
Messieurs,
Pourquoi me trouvé-je ici transporté tout-à-coup ? Pourquoi m’avez-vous tiré de la sécheresse et de l’obscurité des sciences qui ont jusqu’ici fait ma principale étude, pour m’accorder une place si éclatante ? Avez-vous voulu, par la récompense la plus flatteuse, couronner des travaux étrangers à cette illustre compagnie, seulement parce que vous croyez que ce que j’avois fait étoit utile ? Ou (ce qui me flatteroit bien davantage) avez vous voulu ne point regarder mes travaux comme étrangers ?
Je m’arrête, Messieurs, à cette dernière idée ; elle me fait trop d’honneur pour qu’on ne m’excuse pas, si je m’en laisse éblouir. Mes occupations et les vôtres étoient du même genre, et ne différoient que par le plus ou le moins d’étendue des carrières que nous parcourons, et par l’inégalité de nos talens. Celui qui ne connoît l’Académicien françois que comme appliqué à adopter ou à proscrire des mots harmonieux ou barbares, n’a pas l’idée de ses occupations. Mais on fait tort au Géomètre, si l’on croit que tout son art se borne à mesurer des lignes, des surfaces et des corps, lors même qu’on lui accorde d’élever ses recherches jusques dans les Cieux, et de calculer les distances et les mouvemens des astres.
Ce n’est ni sur les mots ni sur les lignes, c’est sur les idées que l’Académicien et le Géomètre travaillent ; c’est à examiner leurs rapports que l’un et l’autre s’appliquent : Étude immense, et le fondement de toutes nos connoissances.
La seule différence, Messieurs, que je trouve entre ces deux genres de savans, c’est que l’un renfermé dans les bornes étroites, ne se permet l’usage que d’un petit nombre d’idées, qui sont les plus simples, et qui frappent le plus uniformément tous les esprits ; l’autre, dans le champ le plus vaste, exerce ses talens sur les idées les plus subtiles et les plus variées.
Il faut l’avouer, (c’est une justice que l’éclat de vos occupations ne peut m’empêcher de rendre à mes anciennes études) cette timidité du Géomètre, cette simplicité des objets qu’il considère, fait qu’il marche d’un pas plus sûr. Une lumière médiocre, si elle n’est pas suffisante pour faire des découvertes, lui suffit pour éviter l’erreur ; et quelle lumière ne faut-il pas pour porter sur les sujets les plus compliqués, des jugemens tels que ceux que vous portez ?
Si l’on admire celui qui découvre la force, qui fait mouvoir les corps, qui en calcule les effets, et qui détermine tous les mouvemens qu’elle doit produire ; quel problème, ou plutôt quelle foule de problèmes n’a pas résolu celui qui connoît bien toutes les forces qui font mouvoir le cœur, qui en proportionne l’action aux différens sentimens qu’il y veut exciter ; qui peut y faire naître l’amour ou la haine, l’espérance ou le désespoir ; y verser comme il veut la tristesse ou la joie ?
L’un exerce une espèce d’empire sur la matière ; l’autre domine sur les esprits, mais sans doute l’un et l’autre a des règles , et ces règles sont fondées sur les mêmes principes. Ce ne sont ni les lignes ni les cercles tracés, par le géomètre ; c’est la justesse de ses raisonnemens qui lui découvre les vérités qu’il cherche. Ce n’est point le son des mots ni une syntaxe rigoureuse ; c’est la même justesse qui fait que le Poète ou l’Orateur dispose des cœurs à son gré, et ce qu’on appelle du terme obscur de génie, est-ce autre chose qu’un calcul plus rapide et plus sût de toutes les circonstances d’un problème.
Le Géomètre et l’Académicien se servent des mêmes moyens pour parvenir à leur but ; cependant, ils ne doivent pas donner la même forme à leurs ouvrages. L’un peut montrer ses calculs, parce qu’ils ne sont pas plus arides que l’objet qu’il considère ; l’autre doit cacher son art, et ne doit pas laisser apercevoir les traces d’un travail qui terniroit l’éclat des sujets qu’il traite.
Si tout ce que j’ai dit, Messieurs, pour rapprocher de vos occupations l’étude du Géomètre, ne suffisoit pas, j’en appellerois à l’expérience ; et en m’oubliant tout-à-fait ici (car je n’ai garde de penser que je puisse être comparé à ceux dont je vais parler) je ferois remarquer que les plus grands hommes de l’antiquité, les Platons et les Aristotes, étoient à-la-fois Poètes, Orateurs, Philosophes, Géomètres, et réunissoient ces différentes parties, que l’insuffisance des esprits tient d’ordinaire séparées, sans que ce soit aucune incompatibilité qui les sépare. Dans les mêmes volumes où nous admirons la science de ces grands hommes en mathématiques et en physique, nous trouvons des Traités excellens sur la Poésie, sur l’Éloquence, et nous voyons qu’ils possédoient tous les genres d’écrire.
Après la longue nuit dans laquelle les lettres et les sciences furent éclipsées, depuis ces temps reculés jusqu’à nous, on les vit tout-à-coup reparoître, et presque toujours réunies dans les grands hommes.
Descartes, Géomètre profond et Métaphysicien sublime, nous a laissé des ouvrages dans lesquels on auroit admiré le style, si le fond des choses ne s’étoit emparé de toute l’admiration.
Loke, après avoir lié le plus intimement avec la Logique la science de l’esprit humain, a presque réduit l’une et l’autre à n’être qu’une espèce de grammaire, et a fait voir que c’étoit dans ce préliminaire de toutes les sciences, qu’il falloit chercher la solution de la plupart des questions qu’on regarde comme les plus sublimes.
Je trouverois bien d’autres exemples de ces hommes qui n’étoient pas moins éloquens que grands Philosophes et excellens Géomètres.
Je citerois, peut-être, Newton même, comme un homme éloquent ; car, pour les matières qu’il traite, la simplicité la plus austère et la précision la plus rigoureuse, ne sont-elles pas une espèce d’éloquence ? Ne sont-elles pas même l’éloquence la plus convenable ?
Je parcours ici les différens pays ; car ces esprits destinés à éclairer les autres, paroissent comme les astres qui sont répandus dans les différentes régions du Ciel ; ces esprits en effet au-dessus de la mesure ordinaire, ne représentent ceux d’aucune nation, et n’appartiennent qu’à l’univers.
Un de ces grands hommes, un de ceux qui a le plus réuni de sciences différentes, Leibnitz, avoit formé le projet d’une langue universelle, d’une langue que tous les peuples parlassent, ou du moins dans laquelle les savans de toutes les nations pussent s’entendre. Alexandre ne trouva pas le monde entier assez grand, il auroit voulu des royaumes et des peuples plus nombreux pour multiplier ses conquêtes ; Leibnitz, non moins ambitieux, sembloit vouloir multiplier ses lecteurs.
Projet véritablement vaste et digne de son génie ! Mais se peut-il exécuter, et même retireroit-on d’une langue universelle les avantages qu’il semble qu’on en doive attendre ?
Les Mathématiciens ont une espèce de langue qu’on peut regarder comme universelle. Dans les langues ordinaires, chaque caractère est l’élément d’une infinité de mots qui représentent des idées qui n’ont rien de commun entr’elles. Dans l’algèbre, chaque caractère représente une idée, et les idées, selon qu’elles sont plus ou moins complexes, sont exprimées par des combinaisons plus ou moins chargées de ces mêmes caractères.
Tous les Géomètres, de quelques pays qu’ils soient, entendent cette langue, lors même qu’ils ne sont pas en état de juger de la vérité des propositions qu’elle exprime.
Mais cet avantage qu’elle a d’être si facilement entendue, elle ne le doit pas seulement au principe sur lequel elle est fondée, elle le doit aussi au petit nombre d’idées qu’elle entreprend de représenter. Un langage aussi borné ne suffiroit pas pour les peuples les plus grossiers.
Une nation fameuse se sert d’une langue, ou plutôt d’une écriture qui paroît d’une écriture qui paroît fondée sur le même principe que l’algèbre, et propre comme elle à être une langue universelle ; mais l’esprit de cette nation, et la longue suite de siècles pendant lesquels elle a cultivé les sciences, ont tellement multiplié et compliqué ses caractères, qu’ils sont pour celui qui les veut déchiffrer, une étude trop longue et trop pénible.
Si la stérilité rend la langue des uns peu utile pour un commerce général d’idées, l’abondance rendra la langue des autres d’un usage trop difficile, et il semble qu’on trouvera toujours l’un ou l’autre de ces deux obstacles qui s’opposeront à l’établissement d’une langue universelle.
Mais sans s’arrêter à ces grands projets, qui semblent toujours avoir quelque chose de chimérique, une langue dont l’usage soit si étendu, qu’il n’y ait aucune contrée dans les quatre parties du monde, où l’on ne trouve des gens qui la parlent, ne procurera-t-elle pas à-peu-près les mêmes avantages ?
Fixer la significations des mots, rendre simples et faciles les règles de la grammaire, produire dans cette langue d’excellens ouvrages en tout genre : Ce sont là, Messieurs, des moyens sûrs pour y parvenir, et des moyens que vous pratiquez avec le plus heureux succès. Si de plus cette langue est celle d’une nation puissante qui, par ses conquêtes et par son commerce, force ses voisins et les peuples éloignés à l’apprendre, ce sont encore de nouveaux moyens qui la rendront plus étendue. C’est ainsi que le cardinal de Richelieu, par votre établissement autant que par le haut degré de puissance où il porta la monarchie, avoit destiné la langue françoise à être la langue de tous les peuples, elle le devint sous le règne de Louis-le-Grand, règne sous lequel la nation devint la première nation de l’univers.
Les lettres et les sciences, si l’on ne veut pas les regarder comme des causes, seront toujours des marques de la grandeur et de la félicité des peuples, et l’ignorance et la barbarie, des signes certains de leur misère.
J’ai vu ces peuples qui habitent les dernières contrées du monde vers le pôle arctique, à qui l’intempérie du Ciel ne laisse ni la tranquillité, ni le loisir nécessaire pour cultiver et multiplier leurs idées, sans cesse occupés à se défendre d’un froid mortel, ou à chercher dans les forêts de quoi soutenir une misérable vie ; leur esprit est aussi stupide que leur corps est difforme ; ils connaissent à peine les choses les plus communes. Combien de nouvelles idées auroit-il fallu leur donner pour leur faire entendre que ce que nous étions venus chercher dans leur pays, étoit la décision d’une grande question sur la figure de la terre ; de quelle utilité seroit cette découverte, et de quels moyens nous nous servions pour y parvenir ? Ces habitans de la zone glacée, qui ne savoient pas le nom de leur Roi, apprirent celui de Louis ; mais étoient-ils capables de comprendre quels sont les avantages des peuples soumis à un Roi qui, par de sages lois, assure leurs biens et leur repos, qui emploie les uns à défendre ou à étendre les frontières de ses provinces, qui charge les autres du commerce et des arts, qui veut qu’il y en ait qui ne soient occupés que des spéculations et des sciences, et qui, en les rendant tous utiles, sait les rendre tous heureux ?