Réponse de M. le duc de Nivernois
au discours de M. le Coadjuteur de Strasbourg,
le prince de Rohan-Guéménée
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 11 juin 1761
PARIS LE LOUVRE
Monsieur,
Ce n’est pas un mérite rare d’aimer les Lettres, lorsque la raison affermissant son empire en proportion de l’affoiblissement des passions, inspire à l’homme fatigué de ses erreurs le goût des plaisirs purs & tranquilles ; mais c’est une vertu peu commune que l’amour des Lettres dans cet âge aimable & dangereux, où l’ame ne possédant qu’une jouissance tumultueuse d’elle-même, se livre souvent sans examen , & se laisse entraîner sans résistance, sur-tout quand les avantages réunis de la nature & de la fortune s’offrent à applanir toutes les voies de l’égarement, à faire disparoître tous les obstacles qu’on a quelquefois le bonheur d’y rencontrer. Dans de telles circonstances une jeunesse attachée au vrai, avide du beau, amie de l’étude, sensible au mérite des talens & du travail, est un titre aussi sûr du succès que de l’estime ; & c’est ainsi, Monsieur, que votre jeunesse même redoublant à nos yeux le prix du désir que vous nous avez montré d’obtenir une place dans l’Académie, nous a pressés de le couronner.
D’ailleurs, Monsieur, touchée du tort que vous avez souffert par de malheureuses circonstances1 , l’Académie se plaît à le réparer en donnant à votre goût pour l’étude & aux fruits que vous en avez recueillis, l’éclat qu’une autre Société, la plus respectable de toutes, n’a pas été à portée de leur donner : éclat héréditaire dans votre maison, accoutumée depuis si long-temps à faire retentir la Sorbonne des applaudissemens les plus flatteurs.
Nos suffrages n’étoient pas moins un -bien patrimonial pour vous, Monsieur, & votre nom sembloit manquer à notre liste. Mais en l’y inscrivant nous n’exigerons pas de vous une assiduité constante à nos assemblées. Nous savons quels grands emplois, quelles importantes fonctions rempliront votre vie : nous aimons à prévoir avec quelle dignité, quelle régularité vous saurez les remplir ; & lisant avec joie dans un avenir si bien préparé, nous vous voyons également cher & utile à l’Église & à l’État, acquérir par vos vertus la confiance des Chefs de l’un de l’autre, la justifier chaque jour par de nouveaux services, & rendre par une suite non interrompue de travaux éclatans votre gloire inséparable des triomphes de la Religion.
Ainsi vous êtes destiné à la célébrité Monsieur ; elle vous suivra par tout, & vous devrez vous occuper d’en tempérer la splendeur par votre modestie. Vous aurez peut-être même à vous affliger de n’y pouvoir réussir : moins heureux en cela que l’Académicien dont vous prenez ici la place, & qui n’eut à combattre que son mérite : mais c’étoit beaucoup, & le tableau d’un pareil combat est digne d’être présenté aux yeux du Public. S’il est beau, comme le dit un Ancien 2, de voir la vertu luttant avec la fortune, il ne l’est pas moins de voir la modestie se défendre contre la renommée ; & tel est le spectacle intéressant que nous offre la vie de M. l’Abbé Seguy.
Après s’être exercé dans sa jeunesse à des Ouvrages de Poësie, qui, semblables à ceux de Cicéron, ne faisoient qu’annoncer la supériorité qui l’attendoit dans un autre genre, il entendit la voix du génie, & poussé par cette impulsion irrésistible, il entra dans la carrière de l’éloquence. Bientôt célèbre par la gloire qu’il acquit en honorant la mémoire des Héros de la Religion, il fut choisi, recherché pour célébrer celle des Héros de l’État. C’est à M. l’Abbé Seguy que la France est redevable du bel éloge de ce grand homme qui l’avoit sauvée à Denain , de cet homme vraiment né pour vaincre avec des François, de cet homme digne d’appartenir à l’Histoire militaire du règne de LOUIS XIV , & à celle du règne de LOUIS XV, comme Fontenelle aux fastes littéraires de l’un & de l’autre siècle, de ce Général si souvent heureux à qui le Ciel accorda de longs jours, pour qu’il eût le temps de déposer la victoire entre les mains des Généraux nouveaux3 qui en lui succédant alloient perpétuer la gloire de nos armes. L’Oraison Funèbre de M. le Maréchal de Villars ouvrit à l’Orateur toutes les portes de l’Académie ; mais dès long-temps tous les cœurs y étoient ouverts pour lui, & dès long-temps l’Académie jouissoit de sa reconnoissance. Nous l’avions adopté, nous l’avions servi avant de nous l’associer ; nous avions découvert son mérite & ses besoins à notre auguste Protecteur ; c’étoit assez l’implorer, & cette découverte fut aussi-tôt suivie d’un bienfait. Le bienfait ajouta peut-être trop d’éclat à l’ouvrage qui en avoit été l’occasion, & le Panégyrique de Saint Louis regardé avec justice comme un chef-d’œuvre, éclipsa trop les autres chef-d’œuvre du même Orateur. Il fut loué presque exclusivement : artifice de l’envie qui auroit affligé l’amour propre d’un Auteur ordinaire, mais qui ne faisoit que servir la modestie de M. l’Abbé Seguy. Embarrassé de sa gloire, il sembloit par une une sorte de connivence bien rare se concerter avec ses détracteurs ; il les encourageoit, il les aidoit par un silence absolu : & ce silence n’étoit pas celui de la philosophie, c’étoit le silence de l’humilité. Ainsi il parvint à triompher en partie de sa réputation ; mais tandis même qu’il se flattoit d’en avoir arrêté les progrès, elle recevoit malgré lui de nouveaux accroissemens. Si quelque fonction solennelle4 demandoit un Orateur consommé dans l’art des Bossuets & des Fléchiers, tous les yeux se tournoient vers M. l’Abbé Seguy, & on le forçoit à cueillir de nouveaux lauriers. Bientôt las de combattre sa célébrité qu’il regardoit comme un écueil pour la vertu, cet homme rare prit le parti d’assurer sa victoire par la fuite, & de se soustraire à toute occasion de succès. N’ayant pu se faire méconnaître, il voulut se faire oublier, & il alla cacher pour jamais sa vie & sa gloire dans une retraite où fermant tout accès à la vanité, il ne porta pas même le souvenir de ses talens. Nos regrets l’y suivirent & nos assemblées le reclamèrent plus d’une fois, mais en vain, & nous respectâmes le motif de ses refus.
C’est ainsi que nous respecterons le motif de vos absences, Monsieur ; nous ne revendiquerons que vos loisirs , & nous applaudirons à votre juste attachement pour un vaste Diocèse, où marchant sur les traces de vos Prédécesseurs, vous serez la lumière de tous les esprits, la ressource de tous les malheureux, le conciliateur & le père de tous les Citoyens : heureuse Province où par vos soins, par vos leçons & par vos exemples vous rendrez d’usage commun la parfaite observance de toutes les vertus sociales qui accompagnent toujours la connoissance éclairée & la pratique régulière des devoirs religieux.
2 Sénèque… sur la Providence.
3 M. le Maréchal de Coigny & M. le Maréchal de Broglio.
4 L’Oraison Funèbre de M. le Cardinal de Bissy en 1737. Celle de la Reine de Sardaigne en 1741.