Réponse de M. le duc de Nivernois
au discours de M. Saurin
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le lundi 13 avril 1761
PARIS LE LOUVRE
Monsieur,
L’indulgence du public m’a obtenu la vôtre. Plusieurs d’entre vous qui m’honorent de leur amitié, et qu’elle prévient pour moi trop favorablement peut-être, ont profité d’une circonstance heureuse. Ils ont saisi le moment d’un succès ; et vous y avez mis le comble, en m’admettant parmi vous ; ou plutôt, en m’approchant des Maîtres de l’Art, vous avez voulu me mettre à portée de perfectionner des essais que la voix publique daignait encourager.
Je sens tout le prix de la grâce que vous m’avez faite. Quels secours ne trouverai-je pas parmi vous ! Quelles leçons ! quels exemples ! si je sais en profiter.
Indépendamment des règles générales que tout le monde connaît, les hommes de génie ont leurs règles particulières qu’ils se sont faites d’après une infinité d’observations fines et profondes, propres à leur manière de voir et de sentir : mais ces observations, elles ne sont souvent en eux que d’une façon confuse et peu développée ; ce sont des choses plutôt senties qu’aperçues, et qu’en quelques-uns on ne prendrait que pour l’instinct du génie. En conversant avec eux, en les étudiant, en sachant les interroger, on leur arrache, pour ainsi dire, leur secret. Il leur échappe des traits de lumière, et ces traits sont saisis par ceux que la nature a faits pour en être éclairés.
Ce n’est pas seulement les hommes supérieurs dans le genre où l’on s’applique, qu’il est important de consulter. Les beaux Arts sont frères : ils se prêtent une clarté mutuelle. Eh ! quel avantage n’est-ce pas de les trouver ici réunis, et formant un globe de lumière qui est au monde littéraire ce qu’est au monde physique l’astre brillant qui donne à tout la forme, la couleur et la vie ?
Quel service n’a donc pas rendu aux Lettres votre illustre fondateur ! Cet homme qui avait l’âme de son génie ; qui, au-dessus de la prudence et des règles ordinaires, fort de ses ressources et supérieur à tous les obstacles, a entrepris et exécuté les plus grandes choses ; vaste et puissant esprit qui, à l’élévation dans les projets, joignait dans l’exécution ce courage ferme et persévérant, qualité dangereuse en un homme d’État, sans le génie, mais sans laquelle le génie n’a jamais rien fait de grand.
Employer habilement la force et la politique contre les ennemis du dehors, briser d’une main les fers qu’ils préparaient à l’Europe, la mouvoir à son gré, former et dissiper des ligues ; de l’autre, contenir au-dedans les factieux, abattre les rebelles, captiver l’Océan frémissant aux pieds des remparts vainement commis à sa garde, affermir la Monarchie, et préparer à la France cet avenir de gloire et de grandeur où depuis elle s’est élevée ; plus utile qu’agréable à son maître, avoir chaque jour à se défendre des sourdes intrigues du cabinet : et au milieu de tous ces soins, parmi le trouble et les flots de cette mer agitée, trouver le temps de cultiver les Muses, s’honorer de partager leurs travaux, les réunir, et sous son bras puissant, comme sous un ombrage sacré, leur procurer au sein des orages un abri sûr et tranquille ; voilà ce qui doit rendre à jamais Richelieu l’objet de notre admiration et de nos éloges. Ces éloges sont un tribut de reconnaissance que nous lui devons : mais il le faut avouer, son nom seul porte dans les esprits une idée de grandeur et de génie, à laquelle les plus hautes expressions ne sauraient atteindre.
Ce grand homme, en faisant lever sur les Lettres un jour brillant et nouveau, dont le crépuscule avait lui un instant sous François Ier, aurait-il pu penser qu’on regrettât jamais cette nuit d’ignorance et de barbarie, si longtemps répandue sur nous ? Aurait-il pu penser que les Muses auxquelles il élevait un temple, et dont, après sa mort, un illustre magistrat fut le consolateur et l’appui, que ces Muses, dis-je, seraient un jour traitées de corruptrices des mœurs ; qu’on s’armerait contre elles de leurs propres dons ; qu’on emploierait à les décrier, une éloquence digne d’une meilleure cause ; et que ce paradoxe étrange avidement reçu par l’ignorance et par l’envie, deviendrait en quelque sorte un problème
Non, Messieurs, ce n’en est point un : ce ne sont point les Lettres, c’est le luxe qui est le corrupteur des mœurs, et qui précipite la chute des Empires. Les Muses, il est vrai, sont contemporaines du luxe ; elles ont une origine commune avec lui, la grandeur et la tranquillité des États : mais loin que les Lettres contribuent à la corruption, elles s’opposent à cette corruption autant qu’il est en elles, jusqu’à ce que les mœurs corrompues par le luxe, corrompent les Lettres elles-mêmes, dont alors la décadence est prochaine.
Quel est, en effet, le temps où les Lettres fleurissent ? C’est le temps où ceux qui les cultivent, se proposent la gloire pour le noble prix de leurs travaux. Or, le dispensateur de la gloire, c’est le public ; et on ne l’obtient de lui, qu’en prenant en main la cause de la vertu, qu’en faisant valoir les droits de l’humanité, qu’en vengeant le mérite humble et pauvre du riche qui l’insulte, ou du puissant qui l’opprime. Le public, quoiqu’il participe toujours plus ou moins à la corruption, a intérêt qu’on s’élève contre elle, parce qu’il en est la victime, et qu’en faisant le bien privé de quelques-uns, la corruption fait le mal général de tous. L’homme de Lettres qui veut plaire au public, doit donc se faire l’organe des mœurs et de la vertu : et en effet, qu’on se transporte aux lieux où le public assemblé fait entendre sa voix, qu’y a-t-il de plus applaudi que les traits qui font honneur à l’humanité ? Quelle horreur pour Narcisse ! Quelle tendre admiration pour Burrus ! Et s’il m’est permis de citer mes faibles productions, l’indulgence du public pour Spartacus, ne l’ai-je pas due aux traits nobles et vertueux, dont j’ai tâché de peindre mon héros !
J’avoue que lorsque la corruption est plus exaltée, que l’amour des richesses est devenu l’esprit dominant d’une Nation, qu’elles sont seules considérées, que l’estime publique est un bien stérile, et l’amour de la gloire un ridicule ; j’avoue, dis-je, que cet amour s’éteint dans toutes les conditions, et fait place au désir des richesses. Il n’arrive que trop souvent alors que les Muses se prostituent à la flatterie, que des gens à talents perdent à faire leur cour le temps qu’ils devraient employer à les cultiver, qu’ils deviennent gens du monde, corrompus, et bientôt avilis.
Les hommes qui portent envie au mérite personnel (et ce sont tous ceux qu’il humilie, parce qu’ils n’en ont qu’un d’emprunt), tous ces hommes, dis-je, triomphent de cet avilissement de quelques gens de Lettres : ils en prennent droit contre tous. On recueille alors avec soin tout ce qui peut noircir les Muses ; on leur fait un crime de ce que ceux qu’elles favorisent sont hommes : on ne veut rien pardonner au génie qui a l’imprudence et la candeur de l’enfance. Il arrive dans la République des Lettres, ce qui est arrivé dans la République d’Athènes : elle encourageait de vils orateurs à décrier les grands hommes qui l’avaient servie ; elle décernait l’ostracisme contre ceux à qui elle devait des statues.
L’époque de la corruption des Lettres est donc toujours celle de leur décadence : moins considérées, bientôt elles dégénèrent ; le luxe règne seul ; le bon goût pérît, et sur le débris des beaux Arts rampent une infinité de petits Arts fantasques et ridicules, nés de la richesse et du mauvais goût.
Je n’examinerai point si nous sommes encore loin de ce terme, ou si nous en approchons. Je ne veux point faire le procès à mon siècle ; il me suffit de montrer que celui qu’on fait aux Lettres est injuste, et qu’elles n’ont aucune part aux maux que le luxe amène, et qui sont une suite nécessaire de la puissance et de la durée des États : elles ont au contraire quelquefois contrebalancé tous ces maux. L’Empire Romain a-t-il jamais été plus heureux que sous les empereurs philosophes ? Aussi, Messieurs, si l’on excepte quelques conquérants barbares, on ne trouvera point dans l’Histoire de grands Rois, de grands Capitaines, de grands Ministres qui n’aient aimé les Lettres, qui ne les aient protégées. Ceux qui font de grandes choses, veulent de grands hommes pour les célébrer. Ce Roi qui, comme Auguste, a donné son nom à son siècle, qui, grand dans la prospérité, et dans l’adversité plus grand encore, fera époque dans les Lettres et dans la Monarchie, Louis XIV, du haut de sa gloire, tendit aux Muses une main bienfaisante. Il vous mit à l’ombre de son trône : il crut que le souverain leur était le digne protecteur d’une Compagnie où ce qu’il y a de plus grand parmi les sujets, de plus respectable dans les différents ordres de l’État, s’honorait de n’apporter que la distinction du mérite et des talents.
Depuis cette époque si glorieuse pour vous, l’arbre sacré d’Apollon plus grand, plus vigoureux peut-être qu’il ne le fut jamais dans la Grèce, étendit son ombrage sur une foule de grands hommes qui voyaient Louis au milieu d’eux. La France produisit des héros, et trouva chez vous des poètes dignes de les chanter ; la langue française, qui est celle de la raison, mais qui se plie à tout dans les mains du Génie, devint sa langue universelle de l’Europe : les chef-d’oeuvres qu’elle enfants dans tous les genres, en firent un objet d’étude et l’admiration pour toutes les Nations qui pensent.
Mais si vos ouvrages ont enrichi le monde littéraire d’une infinité de trésors, vous n’avez pas cru qu’il fallût dédaigner ceux que nos voisins pouvaient nous fournir.
Une traduction en beaux vers de deux poèmes de Pope, l’Essai sur la Critique et l’Essai sur l’Homme, mérita à M. l’Abbé du Resnel, à qui j’ai l’honneur de succéder, celui d’être admis parmi vous. Une pareille traduction demandait beaucoup de talent, sans doute. Pour faire passer d’une langue dans une autre les beautés d’un ouvrage de génie, il ne suffit pas de posséder les deux langues ; il faut que le traducteur soit homme de génie lui-même : Pour bien traduire un poète, il faut être poète, sinon pour l’invention, du moins pour le coloris ; il faut rendre une expression pittoresque dans une langue, par une expression pittoresque dans l’autre ; trouver des équivalents, être créateur, du moins dans les détails ; enfin donner à la copie l’âme et la couleur de l’original.
Au mérite de sa traduction, M. l’Abbé du Resnel joignait celui d’être un des premiers qui nous eussent fait connaître la littérature anglaise : je dis un des premiers, car nous avions la traduction du Paradis perdu ; traduction pleine de force, de chaleur et de vie, où, libre de l’esclavage du vers, Milton tout entier respire. Nous avions aussi différents jugements sur les philosophes et les poètes anglais, et quelques morceaux de ces derniers imités bu traduits en vers, que nous avait donnés cet homme de tous les talents, grand poète et grand philosophe lui-même, et qui suffirait seul pour illustrer son siècle, si dans cette Compagnie, Messieurs, et parmi ceux qui mériteraient d’y être, ce siècle tant décrié n’offrait encore des talents et des esprits du premier ordre.
Depuis M. l’Abbé du Resnel, d’autres se sont attachés à nous faire connaître les ouvrages des Anglais : il n’est plus rare parmi nous de savoir leur langue ; leurs auteurs tiennent un coin dans nos bibliothèques ; il y a même des gens qui les mettent fort au-dessus des nôtres. Est-ce prévention en eux ? ou ne serait-ce point cet effet de l’envie qui n’élève les Étrangers que pour rabaisser ses compatriotes ? Quoi qu’il en soit, si les Anglais sont loin d’être pour nous des modèles, ce sont au moins des rivaux très estimables. Si nous leur sommes supérieurs dans des genres, s’ils nous le sont peut-être, en d’autres, c’est aux Nations neutres à en juger : il est du moins certain que, si dans leurs productions presque toujours mal ordonnées il y a du gigantesque, de l’outré, du bizarre, on y trouve presque toujours aussi des pensées grandes et fortes : que si leur imagination, semblable à un coursier vigoureux, mais sans bouche, les emporte souvent au-delà du but, elle leur fait aussi quelquefois laisser loin derrière eux les espaces connus, et découvrir de nouvelles terres dans le vaste pays des idées ; que la liberté de penser qui leur est propre, et qui a ses avantages et ses inconvénients , fait sortir la vérité du choc des opinions ; et qu’enfin, de quelque façon qu’on en juge, il ne peut qu’être beau et utile de considérer (ne fût-ce que philosophiquement) le différent caractère d’esprit qu’imprime aux Nations la différence des mœurs, des coutumes et du gouvernement.
C’est par ce commerce des esprits, c’est par la communication réciproque des idées entre les Nations qui pensent, c’est par l’échange et par la comparaison de leurs trésors littéraires, qu’on peut hâter la marche de l’esprit humain ; commerce noble, avantageux pour tous ceux qui le font, et dont l’effet ne peut être que de rendre les hommes plus éclairés et plus raisonnables ; car c’est souvent faute de lumières sur leurs vrais intérêts, que les hommes sont injustes et méchants.
Mais ne les connaîtront-ils jamais assez pour ne plus employer le fer qu’à fertiliser le sein de la terre, cette mère commune des hommes ! Les Peuples de l’Europe au moins ne se regarderont-ils jamais comme frères ! ou si la voix des passions étouffe celle de l’humanité, ne voudront-ils jamais voir que la guerre la plus heureuse est encore funeste ; que le prix de la victoire ne dédommage point de ce qu’il a coûté ; et que le vainqueur ne recueille souvent que le plaisir barbare d’avoir fait plus de mal qu’il n’en a souffert ! Je ne prétends point porter un œil téméraire sur le secret des Rois : il ne m’appartient point de juger les Puissances ; mais la modération du Roi s’est assez fait connaître dans le temps de ses triomphes, pour ne pas douter que, s’il pouvait suivre les mouvements de son cœur, on ne vît bientôt renaître la tranquillité de l’Europe et le bonheur de la France. Espérons tout de ce Roi bien-aimé. Il a vu notre amour ; nous connaissons sa bonté. Puissent être bientôt exaucés ses vœux et les nôtres ! Puisse bientôt la Paix descendant du Ciel, couronnée d’olive, embrasser la Justice qui préside à nos armes ! Puissent les succès que nous venons d’obtenir, lui préparer les voies ! Puisse enfin son retour permettre au Titus de la France de développer en faveur de son Peuple ce cœur paternel resserré par le malheur des temps et la nécessité des circonstances ! C’est alors que les Muses en habit de fête, se livrant à leur zèle pour le meilleur des Rois, feront retentir ces voûtes du nom chéri de leur auguste protecteur.