Réponse au discours de réception de l’abbé Charles Batteux

     Monsieur,

On peut dire que la République des Lettres est pleinement florissante lorsque les Littérateurs sont Philosophes, & que les Philosophes cultivent la Littérature : en effet l’aménité, la délicatesse qui se puisent dans l’étude des Belles-Lettres, rendent la Philosophie plus victorieuse, en la rendant plus aimable, en donnant des graces à la sagesse, en semant de fleurs le chemin de la vertu, tandis que de son côté la lumière philosophique répandue sur les matières d’érudition, y porte cet esprit d’ordre, de méthode & d’analogie, sans lequel le savoir n’est que du pédantisme, la mémoire se charge, & la tête ni le cœur n’ont rien acquis. Les acquisitions du savoir fournissent à un Écrivain ces rapprochemens intéressans 1 qui le mettent en état de présenter le tableau varié de toutes les opinions, de toutes les sectes, en paroissant n’en discuter qu’une seule ; & l’esprit philosophique, cet esprit qui par les causes annonce les effets, ou qui des effets remonte à la connoissance des causes ; cet esprit qui rend raison de tout, & même des bornes qu’il doit se prescrire, élevant l’homme de lettres à la dignité de Législateur 2,fait de ses observations un code littéraire où tout genre trouve sa loi, tout abus son remède. Le Philosophe Littérateur dogmatise avec élégance, dispute avec politesse, plaît en instruisant, enseigne en persuadant. Le Littérateur Philosophe fixe le goût par des définitions exactes, étend les idées par le développement de cette chaîne imperceptible qui lie toutes les connoissances humaines, facilite l’étude des beaux Arts 3, en simplifiant leurs principes. Heureux l’Écrivain qui réuniroit ce double caractère ! Heureux celui qui auroit acquis ce double droit à la reconnoissance publique !

Je m’arrête, Monsieur, & je veux me conformer à un de vos préceptes 4. « Quand il s’agit de louer, d’applaudir, de féliciter, la délicatesse demande, dites-vous, qu’on s’exprime avec une certaine réserve qui laisse la liberté de la réfuter ou de l’accepter, d’y répondre ou de la passer sous silence. » Ainsi je ne vous offrirai ici que la pratique de vos leçons : vous en fournissez d’appropriées à toutes les circonstances comme à tous les genres ; & en répandant après vous quelques fleurs sur le tombeau de votre Prédécesseur, je serai fidelle à une sage instruction que vous donnez à tous ceux qui parlent, quand vous les avertissez que ce qu’il y a de plus nécessaire, « c’est de bien sentir 5qui on est, & de qui on parle. »

Ainsi je n’honorerai les vertus de M. l’Abbé de Saint-Cyr, que par un silence respectueux : sa bienfaisance étoit de la charité ; sa répugnance pour les honneurs étoit de l’humilité : toutes ses vertus épurées, & s’il est permis de parler ainsi, exaltées par la vive piété, par le zèle religieux qui l’animoient, portoient une empreinte trop sacrée pour n’être pas fort au-dessus des éloges d’un homme de mon état. Je me permettrai seulement de rappeler la simplicité de ses mœurs, qui ne s’est jamais démentie pendant plus de vingt années de séjour à la Cour. C’est à la Cour qu’il partageoit son temps entre la pratique de ses devoirs & l’étude, n’en réservant qu’une très-petite partie pour le commerce de quelques amis choisis, qu’il se plaisoit à regarder comme ses protecteurs. Son intérieur aussi modeste que sa contenance, renfermoit avec soin les fruits qu’il recueilloit d’une application constante au travail ; mais la nature & le succès de ses occupations leur donnèrent l’éclat qu’il auroit voulu pouvoir leur dérober.

Il avoit eu une part principale à l’éducation d’un Prince dont l’enfance n’a rien eu de puérile, dont la jeunesse a été exempte de passions, dont l’esprit aime à s’étendre, à s’orner par toute sorte de lectures utiles, dont le cœur aime à s’ouvrir, à se livrer à tous les sentimens honnêtes. Pour faire l’éloge le plus ample de M. l’Abbé de Saint-Cyr, il suffit de présenter le tableau le plus raccourci des succès de son Ouvrage ; & la modestie qui caractérise le Disciple aussi-bien que l’Instituteur, ne me permet pas de détailler davantage ce tableau intéressant. Plus heureux qu’Aristote & que le docte Adrien, le Confrère distingué que nous regrettons aujourd’hui n’a point vu son Élève dans les dangers du pouvoir, ni dans les vicissitudes de la fortune ; & il a joui sans interruption non-seulement de sa confiance intime, mais du spectacle de ses vertus : spectacle si doux & si flatteur pour celui qui les avoit cultivées. Heureux encore M. l’Abbé de Saint-Cyr jusques dans cette mort prématurée qui nous l’a enlevé, puisque les vifs & honorables regrets dont elle a été suivie consacrent avec éclat sa mémoire, en fournissant aux fastes de l’humanité cette anecdote consolante, qu’un homme mourut pleuré d’un grand Prince, à qui il n’avoit jamais parlé le langage de la flatterie.