Réponse au discours de réception du duc de Villars

Le 9 décembre 1734

Claude-François-Alexandre HOUTTEVILLE

Réponse de M. l’Abbé HOUTEVILLE, au Difcours prononcé par M. le Duc de Villars.

 

MONSIEUR,

Tout contribue à la célébrité de votre réception, & peut-être qu’aucun de nos jours folennels n’a été marqué de circonftances plus fingulières que celui-ci. Nos empreffements pour vous plus prompts que vos défirs, la refpectueufe retenue de ceux qui auroient pu fe déclarer vos rivaux, le vuide immenfe que vous venez remplir parmi nous, la douleur publique encore toute récente fur une perte qui nous eft commune avec l’État, & que des nœuds particuliers nous rendent fi amère, les profonds, les juftes regrets qu’elle vous caufe ; s’il m’eft permis de me compter ici, moi-même pénétré de la plus fenfible affliction, partageant vos larmes, plein de la plus tendre mémoire pour le grand homme qui nous eft ravi, & cependant chargé dans ce jour de la glorieufe, mais difficile fonction de la parole. Voilà dans quelles conjonctures vous commencez à nous appartenir. Il vous en coûte ce que vous aviez de plus cher ; il nous en coûte ce qui nous honoroit le plus.

Mais, MONSIEUR, fi c’eft le malheur de l’Académie Françoife de fe voir enlever des perfonnages célèbres, fi fa gloire eft de ne pouvoir prefque en perdre que de tels, vous lui êtes une preuve nouvelle que fon heureufe deftinée eft de trouver toujours dans fes plus grandes pertes une reffource qui les adouciffe. Vous lui étiez néceffaire, elle veut bien l’avouer ; car quel autre nom que le vôtre auroit-elle pu écrire dans fes faftes, elle qui fi long-temps a été flattée d’y lire celui de votre illuftre prédéceffeur ? Il ne nous falloit pas moins que le fils pour remplacer le père ; il falloit qu’il fe fuccédât pour ainfi dire à lui-même ; que notre douleur qui ne peut être effacée, fût au moins trompée ; & qu’en confervant tous nos mêmes fentimens, nous cruffions les donner toujours au même objet.

Tous, MONSIEUR, nous prépare cette heureufe illufion. Laiffons les titres que vous portez, nous ne les comptons point pour des traits de reffemblance avec le Héros que nous regrettons. Il en eft une plus digne de vous & de nous. J’entends ces qualités perfonnelles, feules en poffeffion d’effacer les dignités mêmes, & de difpofer de nos fuffrages. C’eft en vous cette élévation d’ame d’où naiffent les grands fentimens, cet amour confiant du devoir, cette fageffe de conduite refpectée par les faillies du premier âge, cette ardeur généreufe qui vous a fait voler à la gloire fur les bords du Rhin, en attendant qu’il vous fût permis de la chercher au-delà des Alpes; ce qui nous touche de plus près, une politeffe naturelle de mœurs, un attrait héréditaire pour le mérite & les talens, une pénétration délicate dans les différens genres où s’exerce l’efprit, une connoiffance fine des richeffes & tout enfemble des befoins de notre Langue, une éloquence noble & brillante quoique fans fafte. Je n’en dis pas davantage. Le public vient de vous entendre. Il nous juge en Souverain ; & fes éloges, fi la modeftie ne vous les cache pas, vous disent affez avec combien de juftice nous vous donnons une place dont vous parlez feul comme d’une grace.

Pourquoi faut-il feulement qu’il ne vous ait pas été permis ici de vous conformer à nos loix ? Elles attendent de l’Académicien que nous adoptons, qu’il rende à celui qui l’a précédé, le jufte tribut de louanges que lui ont merité fes travaux, & fes talens. Mais une loi plus rigoureufe vous ferme la bouche, & l’auftère bienséance contraint la nature à fe taire.

C’eft donc à moi, MESSIEURS, de prendre la parole, & de présenter quelques traits du Héros que nous avons perdu. Il eft trop grand en effet pour être montré tout entier ; cet Homme né pour l’honneur de son fiède & de fa Patrie ; cet Homme toujours employé, & toujours au-deffus de fes divers emplois ; cet homme capable d’enfanter les plus vaftes, les plus nobles deffeins, & de fuffire feul à les exécuter ; habile à prendre l’ascendant fur la fortune même, à l’enchaîner à nos intérêts, ou à la forcer au retour, quand elle oferoit nous trahir où il n’étoit pas ; cet Homme dont la fageffe a fait le bonheur, & dont le bonheur n’a jamais ébloui la fageffe ; pour tout dire, cet Homme enrichi de dons accordés feulement à ces ames principales que la Providence tient en réferve pour frapper & pour fauver, pour élever & pour abattre, quand il lui plaît, la fortune des Rois & des Royaumes.

Tel a été M. le Maréchal de Villars. Dès fes plus tendres années & dans ces premiers effais, où d’ordinaire les plus grandes difpositions ne fe montrent qu’à travers de grandes fautes, il donna plus que des espérances, & fit presque voir ce qu’il feroit un jour. Orfoy, Doëfbourg, Zutphen furent le premier théatre de fon intrépide valeur ; il la signala au fameux paffage du Rhin ; & quelle gloire pour lui d’avoir été remarqué dans une action fi remarquable !

Bientôt à Maëftrich le Roi lui-même honore de fes éloges cette ardeur naiffante. En vain fa bonté défend aux volontaires de fe trouver aux attaques : le jeune guerrier, fi docile ailleurs & quand les périls ne les tentent pas, ne fait point fe ménager où forn Roi s’expose. Il s’élance au milieu des feux, soutient pregque feul un pofte décifif, & repouffe l’ennemi jufques dans fes barrières. On apprend aux autres à combattre, il falloit l’infruire à ne combattre pas. Auffi avoit-il pour principe, écoutons, c’eft à la maxime qu’on reconnoît le grand homme, qu’on n’arrive à rien d’élevé, dès qu’on fe renferme dans les feules bornes du devoir.

Qu’il montra bien qu’il favoit en fortir dans le mémorable combat de Senef, où le Vainqueur de Rocroy & de Nordlingue déploya tout ce que la fcience militaire a de plus profond ! A la vue d’un tel maître, né pour l’inftruction de tous les fiècles, le difciple avide ouvre toute ton ame, & l’enrichit des plus hautes leçons. Ce qu’il voit, ce qu’il entend, il fe hâte de le faire, ou le recueille pour lui fervir un jour de règle. Sans ceffe aux côtés de ce Héros, le lieu du danger eft fa feule place. Il eft bleffé, fa valeur ne fait que s’en accroître. Le Prince lui-même en eft étonné, lui qui dans ce genre ne pouvoit l’être que par des prodiges ; & comme s’il avoit lu dans l’avenir, il préfage la future grandeur de Villars, fi les deftins le confervent.

Mais celui qui fe montre avec tant d’éclat dès fes premiers effais, fe reffemblera-t-il à lui-même ? Il va fe furpaffer, MESSIEURS,& prefque s’effiacer. Je le vois tantôt fur les bords du Nekre & du Rhin, tantôt fur les rives de la Sambre, de la Meufe & de l’Efcaut, par-tout où l’ennemi fe préfente. Ici il enlève des partis ; là il fecourt & fauve une place. Ici il affure le fuccès d’un fiége ; ailleurs il contribue au gain d’une bataille. A Saint-Omer il eft de toutes les attaques ; à Caffel dans le fort du combat ; à Cokefberg, action vive, imprévue & prefque générale, un mouvement fingulier qu’il ordonne & dirige, met en déroute ces braves Cuiraffiers où l’Empire avoit mis fa confiance ; à Kenderftal, à Valkirg fa préfence redonne le courage à des troupes épouvantées, & fon exemple leur apprend ce que peut l’audace contre le nombre.

Ce fut alors que le plus grand des Rois trouva dans les confeils de fa modération une gloire plus douce que celle de vaincre. Il récompenfa le zèle de fes peuples par le préfent de la paix. Mais, ô valeur, don des grandes ames, de quels nobles feux vous les embraffez ! Tandis que nos Provinces jouiffent d’un tranquille repos, un bruit de guerre fe fait entendre au loin. L’ennemi du nom chrétien arbore le fatal étendard ; les rives du Danube & de la Drave font couvertes d’une nuée de combattans. A ce fpectacle Villars ne peut contenir l’ardeur qui le preffe. Le voilà déja parmi ces généreux guerriers que raffemble l’Aigle Romaine ; & que ne fit-il pas dans ces fameufes journées, où la fortune de l’Afie lutta contre celle de l’Europe ? Qui pourroit compter les vaillans exploits, les utiles confeils & tout ce que l’Empire lui dut alors, ce que, la France lui dut elle-même ? Ouï, la France, & ce trait ne doit pas m’échapper. Au milieu de tant de périls & dans ces régions lointaines, le magnanime Guerrier étoit occupé de nos intérêts. Attentif & pénétrant obfervateur, il démêloit dans les opérations d’une guerre étrangère, ce qui pouvoit aider à perfectionner les nôtres ; & je l’ai fu de lui, tel de nos fuccès a été le fruit de ces judicieufes réflexions. Ainfi trouvoit-il le fecret de n’être pas inutile à fon Prince, lors même qu’il en fervoit un autre, & de nous préparer des victoires par celles qu’il contribuoit à remporter ailleurs.

Cependant le calme & le bonheur dont nous jouiffions ne dure pas. La jaloufie de nos voifins le réveille & s’aigrît. Une ligue formidable conçoit d’ambitieux deffeins contre nos frontières. LOUIS détourne l’orage & le porte fur Mons. Villars eft à la fuite, & dès ce moment il eft par-tout où nous faifons des conquêtes. Il eft à Leuze, où vingt-huit de nos efcadrons triomphent de foixante. Il eft à Phortfein, où le Duc de Virtemberg eft pris & fon armée défaite. Il eft au fiège de Valence au-delà des Alpes. Où il ne peut être en perfonne, il y eft par fes confeils ; & fans achever le jour à raconter les hauts faits de fa jeuneffe, je dirai feulement qu’à remonter aux temps les plus éloignés, nul guerrier, avant que de sélever au commandement fuprême, n’avoit tant vu d’actions, ni de fi éclatantes, ni de fi heureufes.

Il arrive ce temps, où devenu l’ame & le chef d’une grande armée, il en va prefcrire & diriger feul tous les mouvemens. Hardieffe, prudence, activité, prévoyance, vertus qui faites les Héros, vous parûtes alors dans tout ce que vous avez de brillant & de mervelleux. ici je ne découvre plus que des projets qui honorent l’efprit humain, des moyens d’exécution qu’on croiroit plutôt infpirés d’en haut que médités, des reffources inefpérées contre les caprices du hafard, & pourtant reffources préparées dans la formation même des deffeins.

Ne le diffimulons pas, nous avions befoin d’une ame capable de réunir ces talens divers à la naiffance de ce fiècle, où la main fouveraine avoit comme ébranlé les fondemens de l’univers, où toutes les couronnes furent flottantes fur la tête des Rois, où la France elle-même éprouva des fecouffes, & parut chanceler. Ces triftes conjonctures redemandoient les génies tutélaires de l’Etat, les Condés, les Turennes, & depuis long-temps ils n’étoient plus. Mais une Providence toujours attentive, toujours propice à notre intérêt, nous avoit ménagé dans leur difciple un héritier de leurs vertus, & un rival à leurs exploits.

Par où commencera-t-il à nous les rendre ces grands Hommes, & à les faire revivre ? Par la bataille de Fridelingen : monument éternel de ce que peut l’art conduit par le courage. Une armée nombreufe eft retranchée fur les bords du Rhin, campée fur une hauteur prefque inacceffible par elle-même, & par les marais qui l’environnent, appuyée d’une épaiffe forêt, protégée par des forts d’où partent fans relâche des flammes & des foudres, & pour tout dire, commandée par le Prince de Bade. Cependant tous ces obftacles font vaincus, & ne femblent s’être multipliés que pour l’honneur du fuccès. Le fleuve eft traverfé, les marais font franchis, les montagnes font forcées ; ce qui réfifte au feu des armes, cède au tranchant de l’épée ; ce que l’art du Général lui laiffe à faire, fon audace l’achève : & comme autrefois le foldat vainqueur décernoit les honneurs du triomphe dans la première allégreffe de la victoire, Villars eft proclamé Maréchal de France par les vœux d’une armée entière, elle-même étonnée des fuccès de fon propre courage, & affez reconnoiffante our en renvoyer toute la gloire à la prudence du Chef.

Mais quoi ! vous attendiez un éloge, MESSIEURS, & je ne raconte que des faits. Trompai-je donc votre attente ? Non : je l’ai appris de vous. Nous ne pouvons rien pour la gloire des grands Hommes, qu’en expofant leur hiftoire. Toute autre louange eft foible près du récit de leurs actions, l’éloquence eft frivole dès qu’elle en veut orner le fublime. Souffrez donc que je continue de fuivre le vol de la victoire qui m’entraîne. On aime le fouvenir & les détails de fes profpérités paffées ; & ici les mêmes images qui nous retracent notre bonheur, forment la gloire de M. le Maréchal de Villars.

Après la bataille de Fridelingen, une feconde fois il traverfe le Rhin malgré les frimas & les glaces qui femblent en interdire le paffage. La promptitude de fa marche ne laiffe à l’ennemi ni le loifir de la craindre, ni celui de la troubler. Le Prince de Bade accourt, mais trop tard. Ses quartiers font emportés à fa vue. Frappées de terreur, fes troupes livrent aux nôtres Offembourg, Gengembac, Zell, Vilftet. La Quinche eft étonnée de voir le Vainqueur paraître tout-à-coup fur fes bords, & s’en rendre le maître. Quarante forts & redoutes font abandonnés. Leurs défenfeurs font pris, ou n’ont de reffource que dans la fuite. L’épouvante fe répand dans toute la Suabe. Kell eft affiégé, en peu de jours il eft foumis ; une entrée dans l’Empire eft ouverte ; les montagnes noires font forcées ; la jonction importante, mais difficile, avec le Prince ami de nos intérêts, eft affurée ; l’ennemi eft défait à Munderkinguen, & renverfé dans le Danube. Une autre bataille eft donnée à Hochftet ; le Comte de Styrum y eft vaincu ; le voilà qui s’enfuit avec les foibles débris de fon armée détruite ; &, j’ai befoin de le dire, tant de fuccès qui dans un autre auroient illuftré plus d’une Campagne, font pour le Maréchal de Villars le fruit glorieux d’une feule. Qu’auroit-ce été, fi certains intérêts n’euffent pas oppofé des barrières à la prudence de fes Confeils ? Oui, fi la renommée ne l’a pas publié encore, il faut que la vérité le répande. Effrayé de la célérité de tant d’expéditions, l’Empire trembla pour fa Capitale ; déja le Souverain fe cherchoit un afile loin du centre de fes Etats, & la paix alloit recommencer à régner. Mais le Ciel en colère avoit réfolu que le fang humain fût verfé encore, & que le modèle des Rois exerçât toutes les vertus dans l’épreuve de tous les revers.

Tandis qu’au dehors les Nations conjurées s’excitent à de nouveaux efforts, au dedans éclate une guerre plus déplorable encore, celle des fujets contre le Souverain. Des factieux que raffemble le démon de l’héréfie & de la révolte, entreprennent de renverfer notre culte & nos autels. Sous les noms de zèle & de liberté, piége ordinaire où fe prennent les peuples, ces faux évangéliques fouvent aux pieds, avec la révérence des Loix, le refpect de la puiffance légitime, & rempliffent une de nos Provinces de carnage, de défaftres & d’horreurs. En vain pour arrêter la violence du mal, on avoit employé des remèdes violens, il n’en étoit que plus indomptable. Il eft réfervé à M. le Maréchal de Villars de dérober l’État à la fureur de fes propres citoyens, & en quelque forte d’acquérir une feconde fois les fujets à leur Roi.

Ce ne fera point, MESSIEURS, par le trifte & menaçant appareil des fupplices. Il va s’ouvrir une voie plus glorieufe & plus fûre. Ne le cherchons point cet homme qui forçoit les Villes & les remparts, qui traînoit par-tout l’épouvante, & qui couvroit la terre d’ennemis vaincus. Je ne vois plus qu’un Sage qui fait que la douceur eft plus puiffante que la force, que le fang du citoyen eft toujours précieux & refpectable, que la révolte n’eft jamais tant fur le point de renaître que quand elle ne rend les armes qu’à la crainte, & que l’indulgence revaut toujours plus à l’autorité que ce qu’elle femble lui ravir d’abord. Infinuations, offres, ménagemens, promeffes, négociations, il ne met en ufage que ces moyens fimples ; & tel eft leur empire, qu’ils fubjuguent des ames que le feu, le fer & la mort n’avoient pu faire plier. Oh ! qu’ils font beaux ces exploits où triomphe ainfi l’efprit pacifique de la Religion, la clémence du Souverain & l’humanité du Vainqueur ! Celui qui fait gagner les hommes & les perfuader, eft plus grand encore que celui qui les dompte par la force.

Arrêtons nos regards, un autre objet fe préfente. Deux célèbres Capitaines font à la tête des forces réunies de trois États. Cent mille combattans paffent la Saare, & menacent la partie de nos frontières alors la plus acceffible à leurs armes. A peine avions-nous cinquante mille hommes à leur oppofer. Mais l’avantage du nombre eft un foible contre-poids de la valeur. Le Maréchal de Villars faifit des poftes où les Alliés n’ofent l’attaquer & fe. commettre. C’étoit beaucoup pour nous : ce n’étoit point affez pour lui. Il ouvre tous les paffages qui féparent les deux armées, marche aux ennemis, & leur préfente la bataille. A la vue d’une confiance fi magnanime d’une part, & de l’autre d’une fi grande fupériorité de forces, les Nations émues efpèrent & craignent : toute la terre comme fufpendue eft attentive, & garde le filence. L’événement fe déclare enfin, & l’Europe eft étonnée de voir : quoi ? Une victoire fans combat, & cent mille hommes fe retirer en préfence de cinquante mille. Quoi encore ? Saare Louis & Thionville que l’ennemi fe flattoit d’enlever, refter comme auparavant fous nos loix. Eft-ce tout ? Non. Trèves eft emporté : Hombourg éprouve le même fort. Une marche hardie amène un nouveau fuccès. Les lignes de Viffembourg font attaquées & forcées tout enfemble ; fix mille hommes qui les défendent font défaits, & pouffés au-delà de leurs propres foyers. Que dirai-je de plus ? Ces Nations orgueilleufes, qui ofoient nous menacer d’une invafion prochaine, font réduites elles-mêmes à contribuer de leurs fortunes à la fubfiftance du François qui les a vaincues.

Quelle fuite de profpérités, & que n’ai-je le loifir de les orner feulement de leurs circonftances ! Je ne montre que les fuccès ; vous verriez ce qui les a préparés, la fageffe, l’ardeur, la patience, le génie fupérieur aux exploits eux-mêmes. Mais de nouveaux prodiges m’appellent, & je vous en dois le fpectacle.

Chaffé de fes lignes à Viffembourg, le Prince de Bade va fe couvrir & fe garantir de l’orage derrière les eaux qui environnent fes places & fon camp. Il s’y croit inacceffible : nos Généraux le croyent comme lui. Mais ce qui femble impoffible aux autres, n’eft que difficile aux yeux du Maréchal de Villars ; & ce n’eft que la difficulté furmontée qui caractérife les Héros. Le nôtre, fans être retenu par foixante inondations, y entre le premier. Le courage du Chef dérobe au foldat le danger qu’il affronte à fon exemple. Tant d’abîmes font paffés comme une plaine. Les efcadrons ennemis croyent voir les nôtres fortir, comme par miracle, du fond des eaux. Saifis de terreur, ils s’ébranlent, non pour combattre, mais pour fuir. L’actif Général les fuit à Lauterbourg, & les en chaffe. Il attaque Drusheneim, & Drusheneim eft pris. Haguenau, malgré fa forte garniron, fe défend à peine. Cinq mille prifonniers font dans nos fers. Tout le Palatinat eft inondé de nos partis, & enfin l’Ifle du Marquifat eft emportée : entreprife où brilla l’art le plus adroit, & qui cachoit des vues profondes pour des conquêtes plus importantes encore.

Mais, MESSIEURS, je ne le dis qu’avec douleur, je voudrois le taire, l’oublier, & s’il fe pouvoit, l’effacer de votre fouvenir. Tant d’exploits, qui dans un autre temps auroient été fi pompeufement célébrés par des acclamations & des fêtes publiques, n’étoient qu’un adouciffement à notre infortune. L’admiration. & l’amour, cette récompenfe qui n’eft bien diftribuée que par les peuples, nous la donnions au Général qui venoit de fauver une de nos frontières & de l’étendre ; mais elles étoient entamées ailleurs. Trois journées à jamais déplorables avoient ébranlé cette puiffance, objet de la haine de tant d’autres. Quinze ou vingt Places de nom venoient de nous être enlevées. Chaque jour nous annonçoit une difgrace nouvelle, & la crainte des malheurs avenir nous les faifoit tous voir dans le malheur préfent. Ils n’y étoient en effet que trop renfermés ; & fi nous faifions quelquefois en Efpagne des efforts heureux, le fort impitoyable continuoit de nous pourfuivre en Italie, dans les Pays-Bas, en Provence ; & tout jufques aux Mers devenoit fameux par nos délaftres.

Quelle fera donc notre reffource au milieu de ces difgraces ? L’homme extraordinaire dont je parle. Dans la confternation de tous les Ordres du Royaume, feul il ofe efpérer encore du falut de l’État. Semblable à ce hardi Capitaine, qui pour venger & délivrer Carthage environnée de Romains, eut l’audace de porter la guerre dans le cœur de l’Italie, & jufques aux portes de Rome, il entreprend de faire trembler nos Vainqueurs eux-mêmes dans le fein de leur Empire. Déja il en avoit formé le projet dans la conquête de l’Ifle du Marquifat. Mais un obftacle fe préfentoit ; j’entends un de ceux qui pour être eftimés furmontables, ont befoin d’être vaincus. Quatre années entières avoient été employées à donner à l’Allemagne un rempart impénétrable. Près de Stolofen s’élevoient des travaux immenfes, ouvrage du Prince de Bade, où l’art avoit prévu pour leur défenfe tout ce que l’art pouvoit inventer pour les détruire. Protégée par une Barrière fi redoutable, l’Empire fe croyait à l’abri de nos coups, libre dès là de porter fur nous tout le poids de fes forces. Que ceux qui favent la guerre difent combien de mefures il falloit prendre pour attaquer avec fuccès un ennemi fi folidement retranché. Ce n’étoit pas affez de la valeur ; le fecret, la diligence, l’ordre, le filence même le plus profond durant la marche étoient néceffaires. Toutes ces précautions, mille autres furent obfervées. Soixante barques tranfportent nos François empreffés de vaincre ; diverfes attaques diftribuées avec adreffe partagent la réfiftance de quarante bataillons ennemis ; les Lignes de Stolofen font détruites ; leurs défenfeurs éperdus cherchent leur falut dans les montagnes. Ils y font atteints, & battus une feconde fois : l’Allenagne fi fermée na guères, eft toute ouverte à nos Légions ; elles paffent au-delà du Danube, du Tauber & du Nèkre ; les troupes de Franconie commandées par le Général Janus, font défaites ; Gémunde, Manheim, Mariendal font les fruits de la victoire ; & de nouveaux triomphes alloient fuivre tant de conquêtes, fi le befoin de nous défendre ailleurs n’avoit affoibli de fes plus braves guerriers une armée déja fi peu nombreufe.

Que dis-je ? Il fallut rappeller le Général lui-même, & montrer par-tout le bras victorieux que le Ciel nous donnoit. Sur la frontière de Piémont, il faifit les deux villes de Céfannes ; il s’ouvre à travers les montagnes des routes inconnues ou impraticables depuis les Céfars ; il fauve le Dauphiné, & comme l’éclair il paffe en Flandre.

Mais dans quelles circonftances ! Vous vous en fouvenez, MESSIEURS. Lorfque la nature entière s’étoit déclarée contre nous ; lorfque la terre avoit étouffé dans fon fein nos efpérances & fes dons ; lorfque nos Villes & nos Campagnes, fans fecours pour elles-mêmes, ne laiffoient au foldat armé pour les défendre, que les reffources de fon courage ; lorfque les Alliés fiers de leur abondance, enivrés de leurs profpérités récentes, fe partageoient en idée nos Places & nos Provinces.

Vain efpoir ! Ce torrent qui devoit tout ravager, eft arrêté dans fon cours. Je vois, ô prodige réfervé à la Nation ! des troupes exténuées par une difette fans exemple, & des cœurs plus grands encore que les maux. Ce n’eft pas la mort qu’ils redoutent ces généreux guerriers, c’eft une mort fans victoire, une mort perdue pour la Patrie. Sûrs du Chef qui les conduit, ce qu’ils fouffrent eft oublié ; ils n’ont befoin que de l’ennemi.

Il fe préfente enfin, & en même temps commence l’action générale, peut-être la plus vive que le foleil eût éclairée jufqu’alors. Tout ce que le courage peut infpirer d’héroïque, tout ce que l’art de la guerre peut employer de moyens de vaincre, parut dans les deux armées. C’étoit la valeur qui cherchoit à triompher de la valeur. Déjà la fortune fe rangeoit du parti de nos armes. VILLARS court où elle balance encore. Moment fatal ! Une bleffure profonde arrête fa courfe. mais fi fa gloire n’eft pas entière, au moins n’eft-elle pas douteufe, & trente mille combattans tombés sur nos coups, le vengent du malheur de n’avoir pu conformer fa victoire.

N’étoit-ce donc pas affez à la politique d’une Maifon inquiète & jaloufe, qu’une guerre de dix années ? Tant de fang répandu ne devoit-il pas fuffire à l’éteindre ? Et la vie des hommes ne feroit-elle dans la main des Rois, que pour en fervir l’ambition ? Odieufe maxime, vous n’entrez pas dans l’ame de LOUIS. Attendri fur l’épuifement de fes Peuples, pénétré de leur amour & de leurs efforts, il ne craint point de facrifier à la paix que nos befoins implorent, fes conquêtes les plus chères, & fes places qui avoient été le prix de fa valeur. Un dédain fuperbe rejette fes offres, & propofe des conditions plus orgueilleufes que le refus même. Mais celui qui fait les Conquérans, & qui pour le falut de la France avoit répandu l’efprit de force & de fageffe dans l’ame de Condé, durant l’enfance du meilleur des Rois, lui avoit réfervé fur le déclin de fon âge, un autre vengeur de la juftice de fes droits, & un nouveau libérateur à fes Etats. Que fert de le nommer ? La reconnoiffance publique ne fauroit s’y méprendre.

Raffemblez donc vos forces, Nations imprudentes & vaines ; uniffez vos confeils ; déployez vos étendarts ; couvrez les rivières & les plaines de vos bataillons nombreux ; flattez-les de l’efpérance de ravager nos moiffons, & d’envahir nos climats. Il viendra, & je le vois arrivé, ce jour qui doit anéantir vos projets, rompre la trame de cette Ligue formidable qui avoit été le prodige de notre fiècle ; rendre à la France & fon premier calme, & fon ancienne grandeur ; affermir dans la même Maifon les deux plus brillantes Couronnes de l’Univers, & forcer l’Europe à fon propre bonheur.

Oui, elle fera toujours préfente à la mémoire des hommes ; toujours la poftérité furprife l’admirera dans l’hiftoire, cette Campagne qui changea tout-à-coup la face des événemens, & décida cette querelle, que ni l’intérêt des Souverains, ni la prudence des négociateurs, ni la défolation des Peuples n’avoient pu terminer.

Au moment critique où l’ennemi vient fondre fur la dernière ligne de nos frontières, & s’ouvrir, comme il le difoit, un paffage libre jufqu’à la Capitale de notre Empire, VILLARS fe préfente fur la Sambre, comme pour attaquer. Mais par une de ces marches habiles, dont il cache le fecret aux fiens mêmes, & dont l’art n’eft bien connu qu’après le fuccès, il paffe l’Efcaut, traverfe des marais impraticables à tout autre, force les lignes & les redoutes qui les défendent, tombe fur les retranchemens de Denain, & les emporte. Vingt-quatre bataillons ennemis y périffent par le fer, ou courent fe précipiter dans l’Efcaut ; Landrecy eft délivré ; tout s’ébranle ; Marchienne eft invefti ; il fe défend ; en deux jours il eft réduit ; le Fort de Scarpe fait une réfiftance inutile ; nos partis fe répandent au loin, & jufqu’aux portes de Roterdam, Enfin, car mon récit eft moins rapide que tant d’exploits, Douai, le Quefnoi, Bouchain ne femblent vouloir tenir contre leur vainqueur, que pour donner plus d’éclat à fa gloire ; & à leur tour ces Puiffances, qui fi long-temps avoient rejetté les offres de la paix, font contraintes à l’implorer elles-mêmes.

Une feule préfumant de fes forces, veut tenter encore la fortune des armes. Il marchera donc contr’elle le Héros à qui tout cède. Plus vite que l’aigle qu’il va combattre, par fa marche auffi fecréte que diligente, il ravit à Landau qu’il veut attaquer, toute efpérance de fecours, il s’empare de Keiferlautern. Landau fe rend avec fa nombreufe garnifon. Fribourg ouvrira fes portes : mais auparavant il faut forcer des lignes, & ce camp retranché fur la cime du Rofcoph, montagne qui fe perd dans les nues, & tout autour bordée de précipices. Vainement la nature & l’art, la valeur & le nombre, les feux & les foudres défendent ces poftes. Si le péril eft digne de VILLARS, fa deftinée eft de les vaincre tous. Le Général Vaubonne eft défait, les débris de fes vingt bataillons échappent à peine dans l’ombre de la nuit ; le vainqueur qui les retrouve avec le jour, achève leur déroute ; pour la troifième fois il mène le foldat triomphant au-delà même des fources du Danube, & ces exploits font couronnés par la prife de Fribourg & de fes Forts ; conquête qui auroit fait notre furprife, comme elle fit notre joie, fi le Général, à force de vaincre, ne nous avoit accoutumés prefque à l’admirer moins.

Voilà, MESSIEURS, l’hiftoire de quarante années de travaux, ou pour mieux dire, de fuccès ; car ici nous n’avons point d’événemens malheureux à fauver par l’éclat des autres. C’eft une fuite de profpérités conftantes : & peut-être eft-ce un prodige unique, que le même homme ait foutenu la guerre en tant de lieux, comme tant d’ennemis, parmi tant de hafards & fi long-temps, avec un avantage toujours égal, toujours brillant, toujours utile ou glorieux à fa Patrie.

Gardons-nous bien d’en faire honneur à la fortune. Accordons-lui qu’elle peut aider les grands hommes ; n’ayons pas l’injuftice ou la foibleffe de croire qu’elle puiffe les faire. La fortune des Héros eft toute dans leur ame. Leur fortune eft la fermeté de leur courage, la fageffe de leur conduite, l’élévation de leurs vues, la nobleffe & la dignité de leurs motifs. C’eft le grand art de commander aux hommes, & d’en obtenir tout enfemble l’obéiffance, l’amour & la confiance. Ce font ces éminentes qualités qui formoient le caractère de M. le Maréchal de Villars ; c’eft à elles qu’il a dû fon bonheur & fa gloire.

Et au fond quelqu’un s’eft-il jamais diftingué par une plus grande fermeté de courage ? Je ne parle pas, MESSIEUBS, de cette valeur qui dans les périls bannit la crainte : c’eft le mérite de la Nation, & il n’a eu que la gloire de le porter plus loin encore que les plus braves. Je parle de ce courage rare qui tient de l’efprit autant que du cœur, & qui dans les entreprifes les plus hardies écarte le trouble, l’embarras, l’inquiétude même ; de ce courage qui raifonne en agiffant, qui préfume fenfément de la fortune, qui fait croître les lumières avec l’ardeur, & qui ne voit dans le danger que ce qu’il y a prévu ; de ce courage enfin qui eft le père des nobles deffeins, autant que des grands fentimens, & qui perfuade que l’impoffible n’eft que le prétexte à la crainte des obftacles, la vaine excufe de la foibleffe.

De-là naiffoit en lui l’heureufe facilité à conduire les plus grandes armées. Nul avant lui n’en avoit eu de fi nombreufes à fes ordres, parce qu’avant lui l’Europe ne s’étoit point encore appefantie fur nous d’un poids fi énorme. Et cependant ces vaftes corps compofés de tant de parties, animés d’efprits fi différens, de paffions fi oppofées, d’intérêts fi fecondaires, avec quelle tranquillité il en gouvernoit les refforts & les mouvements. les premières têtes chargée de conduire les autres, n’avoient montré fouvent qu’une application chagrine ou laborieufe. En lui, commander étoit comme fon état naturel. Il y falloit voir, non pas de l’égalité feulement, & une activité paifible, mais prefque un jeu continuel, fi j’ofois m’exprimer ainfi. Et pourquoi ne l’oferois-je pas ? La vertu ordinaire agit avec effort, & fouvent ne décèle en nous que le défaut qu’elle dompte. Celle des grandes ames les mène au parfait, lors même qu’elles ne fuivent que la pente naturelle.

C’eft encore par ce génie fupérieur & aifé tout enfemble, que M. le Maréchal de VILLARS s’étoit concilié le refpect des Chefs, & la confiance des Soldats ; efpèce de conquête auffi difficile que néceffaire Il eft même rare que pour y parvenir, il n’en coûte à la févérité de la difcipline ou à la dignité du Général. Il ne falloit au nôtre ni fe commettre, ni altérer le fervice. Il ne lui falloit que fe montrer. Ce charme invifible & puiffant qui gagne les cœurs, il le portoit dans cet air, dans ce fonds de popularité noble & militaire qui lui étoit fi naturel. Avec ce fecours qu’il n’emprunte que de lui, il parle, & foudain il perfuade ; il commande, & l’ambition de lui plaire met de l’attrait à lui obéir ; il marche, & fon audace il femble la tranfmettre à ceux qui le fuivent. Ni les affauts, ni les combats, ni les marches précipitées, ni les rochers, ni les torrens ne les épouvantent : c’eft qu’ils favent, comme ces Légions invincibles fous Germanicus, qu’ils courent à la gloire, & toujours par le plus sûr chemin ; que dans leur Capitaine ils ont un père qui ne goûte de repos qu’après eux, qui partage leurs fatigues, qui foulage leurs peines, qui expofe fes jours, & ne ménage que les leurs. Auffi dans fon camp tout étoit tranquille. Loin d’y connoître ces vaines allarmes qui fatiguent plus que les véritables, ou ces travaux qui épuifent avant le temps du péril, on y voyoit une gaieté fans licence, & jufques dans le centre de la guerre régnoit une partie des douceurs & des fêtes de la paix.

Mais que fais-je ? Inutile à la gloire d’un fi grand homme, je ne rappelle à des François que ce qu’ils ont vu, ce que l’Etranger leur envioit, & ce que l’admiration publique portera bien fans moi dans l’avenir le plus reculé. Allons donc plus avant, & pénétrons jufqu’à la première fource d’un héroïfme fi parfait. Je la découvre dans le zèle de M. de Villars, & dans fon amour fans bornes pour le bien de l’Etat.

Sans ce noble motif, en vain je le verrais remporter des victoires, conquérir des Villes, & fubjuguer des Provinces. Avec tout cela même, que feroit-il aux yeux d’un fage eftimateur du mérite ? Un homme vulgaire par fon cœur, un ambitieux qui n’auroit fait que du bruit, & l’amour intéreffé de fa propre grandeur en auroit terni tout l’éclat. Plus éclairé fur la vraie gloire, il ne mettoit la fienne que dans les fervices utiles qui rendoient la Nation plus puiffante, & les Peuples plus heureux. Citoyen zélé, ce n’étoit pas affez pour lui, des foins dont le chargeoit la confiance de fon Maître, il portoit fes vues, fes confeils, fes craintes par-tout où la France portoit fes armes. Supérieur à ces ames jaloufes qui ne voudroient de fuccès que pour elles, quand fes profpérités nous confoloient, il ne fembloit occupé que de nos difgraces ; près de la caufe commune, tout difparoiffoit à fes yeux ; & plus d’une fois, au péril de ne pas vaincre lui même, on l’a vu folliciter l’affoibliffement de fes forces, pour faciliter des conquêtes à des armées qu’il ne commandoit pas.

Qu’ont-ils fait de plus ces premiers Romains, tant vantés pour le généreux amour de la Patrie ? Héros avec plus de fafte & moins d’humanité, étoient-ils Citroyens avec plus de religion ? Ils favoient furmonter de grands obftacles ; ils favoient joindre à leurs travaux le mérite des motifs. Ici avec les mêmes exploits & des vertus plus pures, je vois un homme affez grand pour défirer la paix au milieu de fes triomphes. Qu’attendez-vous ? De nouveaux triomphes peut-être : Non. Mais la paix, le repos des Peuples, & la concorde des Rois. Pénétré des maux qu’entraîne la néceffité de la guerre, s’il fe hâte de vaincre, c’eft pour fe hâter de la finir ; & fa gloire, quelque larmes qu’elle effuye ou qu’elle prévienne, lui coûte, trop cher, dès qu’elle en fait encore verfer quelques-unes.

Hé ! qui pourroit dire l’excès de fa joie, lorfque Miniftre de la modération de forn Roi, il alla réconcilier les Peuples défunis, & conclure ce traité glorieux qui faifoit le retour de la félicité du monde ? Ce jour, il le difoit fouvent, fut le plus doux & le plus beau de fa vie. Et en effet quel fpectacle s’offrit alors ? Deux grands Capitaines, que la voix commune égaloit aux plus renommés dans les fiècles paffés, dignes rivaux l’un de l’autre dans l’art de combattre & de vaincre, tous deux le bouclier & l’épée de leur Nation, tous deux féparément admirateurs de leurs vertus mutuelles, tous deux dépofitaires & arbitres des intérêts de leurs Maîtres, tous deux animés de cet efprit conciliateur qui tranche les grandes difficultés par les grands principes, dépotent le fafte militaire, n’employent que les armes de la raifon, ne connoiffent plus de triomphe que le fien, fixent la paix fi long-temps fugitive ; cette paix qui pouvoit échapper encore à moins de lumières, de défintéreffement & de droiture. Que notre fiècle s’en applaudiffe. Dans ce trait feul il donne à la poftérité un modèle d’héroïfme que l’Hiftoire ne connoiffoit pas. Scipion, pour faire durer fa confidération dans Rome, refufa de traiter avec Annibal, au hafard de faire durer les maux de fa République ; & nous l’avons vu celui qui fans retour fur lui-même, préféra le titre de Miniftre de la paix, à celui de Conquérant & de Vainqueur.

Que reftoit-il enfin, & quel autre gage pouvoit-il nous donner de fon amour ? Le dernier que nous en avons reçu, MESSIEURS, & dont la mémoire ne périra jamais. Cet homme plein de jours & de travaux, cet homme qui fembloit avoir laiffé le loifir au fiècle d’épuifer pour lui tout ce que la fortune peut faire pour un mortel, & de montrer ce qu’un mortel peut faire pour la gloire, trouve encore de nouveaux moyens d’accroître la fienne, en la confommant, & fait voir à l’Univers que dans les ames du premier ordre, le courage & la vertu maîtrifent la nature, & ne font point affujettis comme elle à l’impreffion fatale des années. Dès que nos befoins le redemandent à la tête des armées, tout en lui fe renouvelle : fa noble confiance renaît avec fa première valeur ; & plus il va fervir de Couronnes, plus il femble fe reproduire pour les venger. Ne lui dites point qu’il expofe une vie plus précieufe pour nous que des victoires, ni qu’au défaut de fon bras, il nous fuffit de fon expérience & de fes confeils ; il croit ne nous pas aimer, s’il ne nous fert ; & ne nous pas fervir, s’il ne nous fert qu’à demi.

Allez donc, Héros invincible, allez au milieu de nos acclamations, de nos larmes & de nos vœux. Traverfez encore une fois les Alpes étonnées. Il vous fera donné de vaincre comme autrefois, d’enlever des Royaumes à l’ennemi, de mettre de nouveaux fceptres dans la main des Rois, & de ne finir vos hautes deftinées que quand vous n’aurez plus rien de mortel à faire.

Ici, MESSIEURS, je terminerois l’éloge d’un homme qui n’auroit été donné à la terre que pour y être l’image de cette main puiffante à qui rien ne réfifte ; car qui eft-ce qui en a mieux repréfenté les caractères que celui dont je parle ? Mais puis-je oublier des vertus plus tranquilles, plus douces, & qui pour être moins éclatantes, n’en font peut-être que d’un ufage plus difficile ? Non, même après tout ce que vous venez d’entendre, je ne craindrai point de le dire, toute la pompe des fuccès militaires n’eft pas le sûr garant du vrai mérite. nous favons encore refufer notre amour à qui force nos refpects ; & fans ces heureufes qualités qui gagnent les cœurs, le Héros même n’eft pas digne du nôtre. C’eft l’affabilité, c’eft la droiture, c’eft l’humanité qui achèvent ce que l’admiration commence ; & c’eft par fes vertus autant que par fes exploits que M. le Maréchal de VILLARS s’étoit acquis chez l’Étranger, comme parmi nous, cette vénération générale déformais inféparable de fon nom.

Comme fon talent étoit la valeur, le fond de fon caractère étoit la bonté. Elle guidoit fes démarches, elle infpiroit fes difcours, elle affiftoit à tous fes confeils. Au milieu même des ravages de la guerre, fa pitié compatiffante ordonnoit de fauver tout ce qui pouvoit l’être. Il favoit, comme l’a dit un Ancien, vaincre la victoire même, ordinairement fi infolente, fi cruelle, & du moins abréger les maux, foulager l’orgueil, & confoler la honte des vaincus.

Affable & facile dans le commerce de la vie privée, toujours acceffible, toujours ouvert, & avec quelles graces ! Vous le favez ; on n’avoit à craindre avec lui, ni ces hauteurs qui fi fouvent font mifes à la place de la vraie grandeur, ni ces diftractions dédaigneufes où l’homme plein de lui-même, paroît fi vuide des autres. Incapable de fierté, également incapable d’exiger ou de fouffrir les formalités gênantes, les circonfpections ferviles, il étoit grand fans humilier les autres ; & fi l’éclat de fa gloire avoit permis qu’on le méconnût, fa condefcendance, & fes égards l’euffent prefque fait oublier. Equitable & fidelle à l’ordre, jamais il n’a laiffé prendre à la faveur les préférences que follicitoient le mérite & les fervices. Naturellement vrai, en lui, parler étoit fentir ; auffi fincère dans fes actions que dans fes difcours, il ne cherchoit ni à fe cacher, ni à fe montrer ; & c’eft cette noble franchife qui rendoit fon amitié fi précieufe. À ce mot, quel fouvenir, quelle image s’offrent à moi, MESSIEURS ! que de fentimens fe renouvellent dans mon cœur ! Mais je ne dois point vous occuper de mes regrets ; & je n’oublie pas qu’à pleurer ce qu’on perd à la mort des grands hommes, on paroît fouvent plus vains que fenfible, & chercher moins à foulager fa douleur qu’à l’honorer.

Je rappelerai plutôt ce que nous avons tous vu, ce que nous ne pouvions nous raffafier de voir. Un Héros tout couvert de lauriers, affis modeftement au milieu de nous, s’affujettir à nos loix, s’intéreffer à nos travaux, les partager, & fe plaire à venir dans le fein des Lettres jouir du repos qu’elles devoient à fes victoires. Senfible aux charmes de l’éloquence, vous lui étiez tous chers par vos talens pour elle. Eloquent lui-même, avec cette dignité facile & naturelle qui eft le modèle & prefque toujours l’écueil de l’art, il trouva celui d’être aimable & vif dans l’entretien, grave & fublime dans les confeils du Prince, énergique & précis dans fes difcours à la tête des armées : & fi la poftérité voit un jour les Mémoires de ce nouveau Céfar, ce qu’on a dit de l’un, elle le dira de l’autre, que le même efprit qui l’animoit dans les combats, l’infpiroit pour la parole.

Auffi, digne imitateur de ce vafte & profond génie qui vous a donné la naiffance, il fentit, comme lui, de quelle importance eft le favoir dans les Etats. Comme lui, il voulut encore fervir fa Patrie, lors même qu’il ne feroit plus, & raffembler à jamais des talens épars, qui réunis aideroient à perfectionner ou à fixer le goût. Quel témoignage de bienveillance plus éclatant pouvoit-il donner à la Province dont il étoit le Chef ? Les autres bienfaits qu’il y a répandus périront avec les années ; celui-ci ne finira jamais. Les graces faites à l’efprit tiennent de leur objet : elles font immortelles comme lui.

Le même jour qui vous donne à nous, MONSIEUR, vous confirme la poffeffion de ce précieux héritage. L’Académie de Marfeille a défiré l’honneur de votre protection, & ce fera fans doute avec complaifance qu’elle verra dans notre choix l’éloge du fien. Soyez déformais l’interprète & le nouveau lien de notre eftime pour elle. Favorifez une Compagnie fi digne de vos foins par fes talens, & par la main dont elle eft l’ouvrage. Protéger les Lettres, c’eft partager un des plus nobles privilèges des Souverains.

Pour nous, MONSIEUR, nous n’ofons nous flatter, en vous acquérant, de vous pofféder au gré de nos fouhaits. Les engemens que vous contracter aujourd’hui, céderont des devoirs plus importans. La guerre vous écartera loin de nous ; c’eft le fort de votre nom, & nous n’avons d’efpoir que dansle court loifir qu’elle vous laiffe. Mais auffi l’objet de l’Académie n’eft pas de tenir fes enfans toujours raffemblés auprès d’elle. Sa vraie gloire eft de les voir concourir, par des chemins quoique différens, à celle de fon auguftre Protecteur. Tandis que tout à l’envi publient fes vertus, chantent fes victoires, & célèbrent fes conquêtes, l’un s’expofe dans les combats, & contribue à la poftérité de fes armes ; l’autre dans les Cours Etrangères exécute fes ordres & feconde fes vues ; celui là eft l’organe de fa juftice ; celui-ci, & il nous eft bien flatteur de le pouvoir dire, eft à la tête de fes Confeils. Miniftre habile, défintéreffé, fidelle, qui ne connoît dans fes pénibles veilles d’autre récompenfe que notre amour, d’autre ambition que de faire du règne de fon Maître l’époque de la félicité publique. Réunis ainfi par le zèle commun, & dans le concours des mêmes fentimens, malgré les emplois qui nous féparent : loifir & travaux, ici tout fe confacre au plus fage, au plus religieux, au plus aimable des Rois.