Discours prononcé le Samedi 3. de Février 1720 par M. L’ABBÉ DU BOS, lorfqu’il fut reçu à la place de feu M. l’Abbé GENEST.
Nous apprenons des monumens de l’Antiquité que la Poëfie & l’Éloquence furent les Principaux liens des premieres Societez politiques. Les hommes naiffent avec l’efprit d’indépendance, & la foumiffion à l’authorité publique eft une vertu qu’il a fallu leur enfeigner. Il a fallu les convaincre qu’ils ne pourroient pas jouir des avantages qu’ils trouveroient à vivre en focieté fans être affujettis à des Loix, & même fans obéir fouvent à d’autres hommes. L’Eloquence & les Apologues leur ont fait goûter ces veritez.
Les Monarchies fe foutiennent à la faveur des liens qui réunirent les premieres Societez. Elles en font un affemblage. Que peut faire un Souverain qui manque de Miniftres éclairez, & dont les Sujets ignorent que la deftinée des Etats dépend de la fubordination ? Gagner des batailles dont il perd le fruit. Ce font les Lettres qui apprennent aux vaincus à obéir, & aux vainqueurs à commander. Elles fleuriffoient dans la Grece & dans l’Italie, quand Alexandre &les Romains établirent fur des Peuples fubjuguez une domination qui devoit durer plusieurs fiecles.
Les Royaumes compofez des débris de d’Empire Romain n’ont eu qu’une courte durée, lorfque les Barbares qui les avoient fondez font demeurez Barbares. Celui des François s’eft confervé, parce qu’il a eu de bonne heure des Souverains qui connoiffoient le mérite des Lettres. Ils ont excité leurs Sujets à l’étude, & la fplendeur de la Monarchie s’eft accrue, ou bien elle s’eft éclipfée en differents temps, fuivant que nos Compatriotes Compatriotes ont été inftruits de leurs devoirs.
Comme les Lettres naiffantes avoient formé les premieres Societez entre des particuliers, les Lettres fleuriffantes ont formé la Société des Nations. C’eft la politeffe, c’eft l’humanité qu’elles infpirent qui ont établi entre des Etats indépendans les uns des autres, la même correfpondance, les mêmes liaifons, & prefque les mêmes devoirs qui font entre des Concitoyens. Ne cite-t-on point des Perfonnages illuftres dans la République des Lettres, comme les hommes qui ont contribué davantage à rendre cette Société plus intime qu’elle ne fut jamais ? Si toutes les Nations ont prefque autant de déférence pour le Traité du droit de la guerre & de la paix, que pour le Recueil de leurs propres Loix, fi l’on explique ce Livre dans tant d’Écoles, s’il eft vrai qu’il ait rendu les Peuples plus fociables dans la paix, & moins féroces dans la guerre, c’eft que Grotius Hiftorien, Orateur & Poëte, fçait nous y perfuader de l’importance de plufieurs veritez, qui ne s’attireroient qu’une attention paffagere dans l’ouvrage d’un Autheur médiocre.
Toutes les conteftations qui naiffent entre les États voifins, ne fe décident point par les armes. Les négociations en terminent une partie, & ce font elles encore qui mettent fin aux guerres qu’elles n’ont pas fçu prévenir. Quels avantages ceux qui font chargez de traiter avec l’Étranger, ne tirent-ils pas des Lettres ? Elles leur donnent des vûes bien fupérieures à celles des hommes bornez à leur temps : Elles leur fourniffent des moyens fans nombre de s’acquitter de leur Commiffion avec un applaudiffement qui ne fçauroit faire honneur au Miniftre, fans relever la réputation du Prince qui l’a choifi, & fans augmenter cette renommée, qui fert autant à la confervation des États, que les troupes & les fortereffes. Les Académiciens qui furent employez à conclure la Paix de Rifvick, celle d’Utrecht & celle de Bade, ont pu vous dire,
MESSIEURS, fi la modeftie ne les a pas empêchez de vous entretenir de leurs fuccès, quels fecours l’Homme de Lettres prête à l’Homme d’État.
Ainsi les vûes du Cardinal de RICHELIEU le conduifoient au projet de fonder l’Académie. Il devoit une partie des foins qu’il avoit vouez à la grandeur de la Monarchie, à l’établiffement d’une Compagnie qui perfectionnât les Lettres Françoifes dans des Conferences auffi fçavantes que celles qui rendent celebres encore aujourd’hui des jardins & des portiques détruits depuis fi longtemps. Voilà, MESSIEURS, pourquoi vous avez pour Fondateur le Miniftre qui défarma l’Herefie, qui donna de véritables frontieres au Royaume, & qui reduifit les Grands, dont l’indépendance & les caprices étoffent le fleau de notre Patrie, à mettre la volonté du Souverain au nombre des Loix aufquelles ils devoient obéir.
Après fa mort un Chancelier digne de faire toutes les Loix dans un Etat naiffant, vous fervit d’appui jufqu’au temps où LOUIS LE GRAND voulut être votre Protecteur. D’autres fe font rendus celebres pour avoir excellé dans les Arts & dans les Sciences. LOUIS XIV. fera celebre à jamais pour avoir excellé dans l’Art de régner. On loue quelques-uns de fes Prédeceffeurs pour avoir fçû diffiper des factions. Votre Protecteur a fait davantage, il les a prévenues. Comme il fçavoit corriger en Père, il ne s’eft vû prefque jamais réduit à punir en Maître. La grande eftime que fes voifins avoient pour fa perfonne, n’a-t-elle pas été durant cinquante ans le premier motif de leurs Alliances & de toutes leurs entreprifes, parce qu’ils avoient, difoient-ils, des preuves plus fenfibles de fa capacité que de fa moderation ? On trouve dans plufieurs Ecrits qu’ils ont publiez durant l’animofité des guerres, des pages entieres qu’on pourroit prendre pour les fragments de quelque Panegyrique prononcé dans l’Académie. Ils refpectoient, ils aimoient la perfonne du Prince, tandis qu’ils fe liguoient contre la puiffance du Souverain.
Lorfque la Société des Nations étoit affemblée dans Utrecht, pour rendre le calme à la Chrétienté, le jour où l’Eglife celebre la Fête de celui des Ayeux & des Prédeceffeurs de LOUIS XIV. dont il portoit le nom, une table placée vis-à-vis de fon portrait dans la maifon d’un de fes Ambaffadeurs, fe trouva couverte de bouquets de fleurs. Ceux qui les avoient dépofez fur cette efpece d’autel les avoient prefentez auparavant au tableau, en adreffant au Ciel pour la profperité du Prince qu’il reprefentoit, des vœux les mêmes à peu près que ceux qui fe faifoient ce jour-là dans les Eglifes de fon Royaume. Cet hommage ne fut pas rendu à LOUIS XIV. par fes Sujets, mais par les ennemis de fon pouvoir. Après quarante années d’une guerre prefque continuelle, ils aimoient encore un Prince, qui lui-même était entré dans leur pays en conquérant.
Puiffe fa pofterité régner à jamais fur le Peuple François, & que le Ciel donne au Roi fon Succeffeur des jours encore plus longs que n’ont été les fiens. Comme il a déja toutes les graces & tous les talens qui peuvent rendre l’enfance aimable, il aura toutes les qualités & toutes les vertus propres aux âges fuivans. L’amour que fon Peuple a pour lui s’augmentera encore avec fes années, & l’amitié que lui portent déja les Etats voifins, fe changera en une confiance qui le fera régner fur des Nations indépendantes de fa Couronne. Nous en avons un augure plus certain que ceux qu’on obfervoit à Rome, dans fon efprit plus avancé que fes années, & dans une fageffe prématurée qui le rend déja capable de fe commander à lui-même. Vous prévoyiez une pareille enfance, Vous Charles V. que les François appellent le Sage par excellence, lorfque vous fîtes une des plus faintes de nos Loix, lorfque vous ordonnâtes que vos Succeffeurs prendraient en main les rênes du Gouvernement dès qu’ils auroient atteint la quatorzième année de leur âge. La Sageffe éternelle qui vous infpira de faire cette Loi, vous révéla quels devoient être vos Succeffeurs. Peut-être vous a-t-elle auffi fait connoître que LOUIS XIV. chargeroit des foins de l’éducation de fon arrière-petit-fils un Gouverneur avec lequel il fçauroit de bonne heure ce qu’un Roi Très-Chrétien doit à la Religion, ce qu’il doit à fes voifins, & quels font dans fon Royaume les droits du mérite & les droits de la naiffance. Charles le Sage, vous félicitez LOUIS LE GRAND fur les hautes efperances que donne fon Succeffeur. Tous les Princes qui ont régné fur cette Monarchie prennent part à votre joie. SAINT Louis efpère que fa pieté revivra dans LOUIS XV. d’autant plus que le Prélat qui l’inftruit des Vérités qu’un Roi doit fçavoir, eft capable de lui faire aimer toutes les vertus. Louis XII. fe promet bien que ce jeune Roi fera l’héritier de fon amour pour le meilleur des Peuples. François I. dit qu’il fera le Pere des Lettres ; & Henri IV. obferve avec plaifir en lui toutes les marques de fa debonnaireté & de fon courage. Il fçauroît auffi-bien que vous, Henri le Grand, vaincre des Sujets rebelles, & pardonner à des Sujets foûmis, mais le Prince qui gouverne aujourd’hui la France lui remettra un Etat obéiffant, & le dépôt de l’authorité Royale en fon entier. Que le Sang heroïque dont PHILIPPE eft forti, s’applaudiffe d’avoir mis en lui cette valeur tranquille & capable de faire parvenir un fimple Soldat aux plus grandes Dignités de la guerre ; mais qu’il ne difpute point aux Lettres, où ce Prince a fait des progrès dont l’Europe s’entretient depuis des trente ans, la gloire d’avoir contribué à former fes vertus civiles.
Quand bien même la place qu’il occupe ne l’engageroit pas à vous donner fa faveur, il vous l’accorderoit. Vous en êtes dignes. Tous ceux qui jufques à moi ont pris féance parmi Vous, ont été des Hommes illuftres par leurs Ouvrages ou par leurs talens ; des Hommes dignes d’être les Confréres de Pierre Corneille, le feul de nos Poëtes à qui nous donnions le même titre, qui diftingue Alexandre, Conftantin & LOUIS XIV. entre les Souverains. N’eft-ce point à Vous que les François doivent l’étendue de leur Langue, qui les empêche aujourd’hui d’être Étrangers dans la patrie des autres Nations ; On regarde préfentement dans la plus grande partie de l’Europe, comme des perfonnes fans éducation, celles qui ne fçavent pas le François. C’eft la Langue des Généraux, c’eft la Langue de tous les Miniftres qui traitent avec des Etrangers. C’étoit la Langue des Confeils & des Armées que les Alliés raffembloient contre la France durant les deux derniéres guerres.
Il eft vrai que le génie de notre Langue la rend très-propre aux affaires férieufes. Chaque Langue vous le fçavez, MESSIEURS, a le fien ; & ce génie n’eft autre chofe que le caractere d’efprit particulier au peuple qui la parle & qui la manie depuis long-tems. Il l’a rendue propre à fon ufage, en l’accommodant à fa maniére de penfer & de concevoir les chofes. La pente qu’une nation peut avoir à l’exagération comme au déguifement, fe rend fenfible dans les tours & même dans les mots qu’elle emploie. Les mots, tout le ftile d’une autre Langue porte empreint le caractére de gravité & de fafte particulier au peuple qui la parle. Cette Langue fi majeftueufe & fi riche, eft ingrate pour ceux qui s’y voudroient exprimer humblement. D’autres Langues, fi j’ofe m’expliquer ainfi, n’ont que des mots pefants, des tours pareffeux, & des phrafes languiffantes. Leur ftile tardif fe refute, du moins il ne fe prête que de mauvaife grace à l’expreffion des paffions vives, & des fentimens animez. Notre franchife naturelle nous a fait rechercher préférablement à toutes chofes les conftructions comme les mots les plus ennemis de l’équivoque, & les plus propres à mettre une clarté fans ombre dans le difcours. Placez entre les Peurples du Nord & ceux du Midi de l’Europe, nous gardons un fage tempérament dans l’ufage des expreffions hazardées, des tours ingenieux, & des figures hardies. Ainfi l’on fent dans notre Langue une jufteffe comme une précifion qui lui font particulières. Mais le François n’eft pas feulement la Langue des affaires dans le pays de nos voifins. On ne voyoit pas fous Henri IV. ce qu’on a vû fous Louis XIV. & les Étrangers difent eux-mêmes que l’honneur qu’ils nous font, vient du grand nombre d’Ouvrages excellens, écrits en notre Langue depuis l’établiffement de l’Académie. Ceux qui pouvoient être capables de bien penfer, ont appris de Vous à fe bien exprimer, J’oferai le dire, MESSIEURS, ils ont appris à penfer mieux. L’habitude de s’exprimer avec force comme avec jufteffe, conduit à penfer de même.
Il a vacqué, MESSIEURS, une place parmi Vous, & vous avez daigné m’appeller pour la remplir. Quel avantage pour moi fi je n’avois jamais écrit, & fi je n’étois connu que par cet honneur ! Sur votre choix on me croiroit digne peut-être d’être ici le fucceffeur de Monfieur l’Abbé GENEST, d’un Écrivain, dont le génie étoit auffi fage qu’il étoit élevé. Mais fa vertu, dont les Courtifans-mêmes ne douterent jamais, fe fait fentir dans tous fes Ouvrages ; elle y plaît encore plus que fon génie. Après avoir lû le Portrait d’un de fes amis[1], enlevé par une mort prématurée, on s’afflige avec l’Auteur. On fe prête à tous fes fentimens, en lifant l’Eloge d’une Abbesse[2], qui fera citée pour modele à celles qui rempliront à l’avenir fa place, la dignité la plus éminente où puiffe parvenir dans l’Eglife une perfonne de fon fexe. Les Ecrivains éloquens touchent ; mais les Ecrivains éloquens & vertueux touchent & persuadent.
On retrouve le même efprit dans des Ouvrages d’un goût bien différent, mais non pas oppofé. La Tragédie de Pénélope plaît encore plus par le caractere vertueux de fes principaux Personnages, que par le merveilleux des incidens, & par fon dénouement pathétique. Une autre Tragédie expofe la vertu Lacedémonienne dans tout fon jour. Zélonide eft une de ces femmes qui ne pouvoient naître qu’à Sparte. On voit dans Jofeph toutes les vertus dont les hommes qui attendoient le Meffie, étoient capables avant qu’il fût venu. Ceux qui voudront apprendre deformais la nouvelle Philofophie, l’étudieront dans un autre Poëme de Monfieur l’Abbé Geneft, où il l’explique en vers, avec autant de netteté qu’aucun Philofophe l’ait pû faire en profe. Parmi fes autres ouvrages, il n’y en a point qui ne meritât un Eloge particulier. Ce n’eft pas l’amitié dont il m’honoroit, qui me féduit. En difant mon fentiment, je ne fais que répeter le vôtre. Je rougirai, MESSIEURS, toutes les fois que je prendrai féance parmi Vous, en faifant réflexion que j’y occuperai la place d’un tel prédeceffeur. Mais le defir d’apprendre ce qu’un Académicien doit fçavoir, me fera furmonter cette pudeur, & je viendrai affidûment m’inftruire dans vos Affemblées.