Discours de réception de Jean-Roland Mallet

Le 29 décembre 1714

Jean-Roland MALLET

Discours prononcé le 29 Decembre 1714, par Monsieur Malet, premier Commis de M. Defmarets Controlleur géneral des Finances, lorsqu’il fut recû à la place de Monsieur de Tourreil.

 

Messieurs,

Les grands hommes qui ont été parmi vous, ceux qu’on y voit encore, les différentes dignitez dont vous êtes revêtus & qui répandent tant d’éclat fur la République des Lettres, les Couronnes de gloire qui brillent fur vos têtes, les fçavans difcours qui ont été prononcez dans ce fanctuaire de l’éloquence ; ces murs même ; tout porte dans mon ame tant de respect, d’admiration & de furprife, que plus je connois le prix de vos bontez; moins il me paroît poffible d’y proportionner mes remercimens & de vous en marquer ma jufte reconnoiffance.

Agréez donc, Messieurs, l’aveu de ma foibleffe, elle redouble encore ma crainte pour la place que j’occupe, en me rappellant le fouvenir de celui qui la rempliffoit avant moi. Que n’ai-je ici le fort de l’Illustre Académicien que vous venez d’entendre ? ce qu’il a dit de fon prédeceffeur vous fait voir que perfonne n’en pouvoit, mieux que lui, réparer la perte. Il femble n’avoir renouvellé vos regrets que pour porter la confolation dans vos cœurs.

M. de Tourreil étoit un de ces efprits naturels & cultivez, qui avec tous les ornemens & toutes les recherches de l’art confervent les beautez & les traces de la nature ; l’efprit qui brille de tous côtez dans fes écrits, & qu’il y jette pour ainfi dire avec profufion, femble quelquefois y effacer le mérite de l’étude & du travail ; mais auffi les langues originales qu’il poffédoit, fon ardeur à tranfporter toute leur énergie dans la notre, qu’il s’étoit renduë propre par des fingularitez heureufes, les fçavantes remarques qu’il & joignoit à fes fameufes traductions, le feu de ses expreffions & l’inimitable varieté de fes tours, rend à l’Art le triomphe que le nature sembloit lui difputer.

Avec quel éclat tous ces talens ne parurent-ils pas à la Cour dans les différentes harangues qu’il y prononça en prefentant le Dictionnaire de l’Académie ? Alors fon éloquence comme un torrent, parut fe déborder avec autant de rapidité que de nobleffe, & porta dans ces efprits du premier ordre tant d’admiration qu’ils furent eux-mêmes embaraffez, à distinguer laquelle de ces harangues répondoit le mieux à la majefté des perfonnes qui l’écoutoient, à la réputation de l’Orateur, ou à la dignité du corps dont il étoit la voix.

C’eft le privilege des grands génies de lier commerce avec tous les fiécles. M. de Tourreil trouvant dans Demofthene la force, la fécondité, la véhemence, en un mot tous les caractères du fublime, & frappé par la conformité qui étoit entr’eux, en fit fon favori d’étude. Ce Prince des Orateurs a-t-il rien perdu de fa nobleffe & de fon élévation dans les mains de M. de Tourreil ? Ou plûtôt quels nouveaux traits ce fidéle interpréte n’a-t-il pas joints aux richeffes de l’original.

Permettez-moi, Messieurs, de marquer ici la caufe qui m’a toujours paru nourrir la fameufe querelle entre les anciens & les modernes. Tout le monde convient que pour la décider, il faut fe transporter dans les tems & dans les pays des anciens, prendre leurs mœurs, se familiarifer même avec eux, avant que de porter un jugement fur leur mérite : mais le moyen de percer tant de fiécles, de fe dépouiller de ses propres habitudes pour en adopter d’autres, que l’éloignement a obfcurcies, & a rendues bizares ou fauvages ? Si quelqu’un ne prend foin de nous rendre préfent ce que l’on admiroit autrefois & ce que l’on admirera toujours, quand il fera montré tel qu’il étoit aux yeux d’Athene & de Rome ?

C’eft, Messieurs, ce qu’a fait M. de Tourreil à l’égard de Demofthene. Il eft le premier qui nous ait fait fentir tout ce qu’il valoit, & qui ait été tellement animé de fon efprit qu’on peut dire que s’il eût vécu du tems de Philippe, ce feroit lui qui auroit encouragé la Grece, & fait trembler le Roi de Macedoine.

Mais il ne s’eft pas contenté de rendre exactement fon modéle dans fes écrits, il en a pris jufqu’aux mœurs, & aux fentimens. Ame droite & fincere, à l’épreuve de la crainte & de l’intérêt, fans autre plaifir que celui de l’amour des Lettres, fans autre ambition que, celle de remplir les devoirs d’une exacte probité. Sil n’eût pas comme l’Athénien des conquérans à réprimer & fa patrie à défendre, c’eft l’effet du bonheur de fon fiécle qui n’a offert d’autre matiere à fon zéle que de foûtenir la République des Lettres, & de contribuer par fon travail à la gloire de fa patrie & à celle de fon Roi.

Ces deux objets en éffet font fi importans au bien public, que l’incomparable Armand, en qui Dieu avoit mis fes dons d’intelligence & de confeil dans le degré le plus éminent, regarda l’établiffement de cette célébre Académie, comme néceffaire à la gloire & au bonheur de l’État, ferme à foûtenir les droits de fon Prince, attentif à profiter des occafions & des tems, adroit à concilier les efprits, courageux à furmonter les obftacles, habile à prévenir les événemens, infaillible dans fes entreprifes ; après avoir affermi l’autorité roiale contre la difcorde & la rebellion, défarmé l’héréfie, franchi les Pyrenées, forcé les Alpes, humilié l’Auftriche, affoibli l’Efpagne, Armand fe fit un devoir de former dans le fein de la Monarchie une République de fçavans.

Sa mémoire lui rappelloit que jamais l’Empire Romain n’avoit été plus floriffant, que lorsqu’il avoit joint la gloire des beaux arts à celle des armes : dans ces tems fi avancez, où les Craffus, les Antoines, les Céfars, les Pompées, que l’on voioit porter l’Aigle Romaine aux deux bouts de l’univers, étoient les mêmes qui triomphoient fur la Tribune & au Barreau par la politeffe du langage & par la force de leurs discours.

Cette paisible émulation de gloire, où tout citoyen pouvoit afpirer, fut un des plus fermes liens qui maintint la concorde & la liberté dans Rome : elle perdit l’une & l’autre quand l’amour des Sciences ne flatta plus les cœurs ; & de la maîtreffe du monde, elle devint la proye de fes enfans & l’efclave de fes fujets.

Auffi le Cardinal de Richelieu ne fe fut pas plûtôt declaré Chef de cet illuftre corps, qu’on y vit entrer tout ce que la France avoit alors de plus refpectable par le génie & par le mérite ; & ne le voit-on pas encore aujourd’hui compofé de tout ce que le Royaume offre de plus dignes objets à l’eftime & à l’admiration publique ? La Religion, la Juftice, la Nobleffe, l’Armée, la Ville, la Cour, tout l’Etat fe fait honneur d’y voir entrer fes Miniftres, fes plus grands Magiftrats, fes plus braves Officiers. Les Princes de l’Eglife & les Héros de la Guerre viennent s’y affeoir à côté des Poëtes, des Hiftoriens & des Orateurs ; les rangs n’y font point diftinguez, ni par la pourpre, ni par l’épée ; le feul mérite perfonnel donne à chacun fon titre de grandeur & d’élévation.

Un fi noble établiffement demandoit une fermeté pareille à celle de la Monarchie, & ce fut pour la lui procurer que le Chancelier Seguier, dont la fageffe égaloit l’autorité, mit fa gloire à foûtenir l’ouvrage favori d’Armand ; il enchérit même fur les foins & la tendreffe du fondateur, il ne fe contenta pas de foutenir l’Académie naiffante, il lui donna fa maifon pour azile ; & de la même main qui tenoit les armes de la Juftice, du même glaive qui lui fervoit à punir le crime, à défendre l’innocence & la vertu ; il chaffoit de la France la barbarie, l’ignorance, l’impoliteffe & les autres vices de l’efprit, ennemis de la fociété.

La protection de l’Académie parut fur fa tête un titre fi beau, que nul autre après lui n’ofa y prétendre ; il devint digne du choix & de l’adoption du Roi. Tous ces grands noms que les vertus politiques & guerrieres ont acquis à S. M. bien loin d’être ternis par le mêlange de ce titre, en prirent un nouveau luftre qui rejaillit auffi-tôt fur les Mufes, il fe les rendit familieres & domeftiques, & leur aiant mis la balance en main, pour faire fur le langage de fes fujets, ce que fait Thémis fur leur conduite, il voulut que leur Tribunal fût établi près de fon Thrône & dans fon propre Palais.

C’eft de là, Messieurs, qu’avec un pouvoir abfolu vous maintenez l’Empire de l’éloquence par la févérité de vos loix, non feulement contre la licence & l’abus du peuple groffier ; mais encore contre l’invafion des Etrangers & des Barbares. Comme Paris eft maintenant ce que Rome fut autrefois, l’abord de toutes les Nations ; vous appliquez votre vigilance à le préferver de la honte que Rome ne put éviter, d’avoir vu d’abord fa langue étendue auffi loin que fes conquêtes, & de la voir enfin corrompüe par 1e commerce des Peuples qu’elle avoit vaincus ou policez.

Par vos foins le fiécle de Louis LE GRAND n’aura point le trifte avantage, d’avoir comme le fiècle d’Augufte emporté du monde avec lui la pureté du langage & la perfection beaux arts.

Ces deux Regnes fi fouvent comparez l’un à l’autre ont à la verité de grands rapports ; mais en même tems de grandes différences. Tous deux traverfez dans leur commencement, tous deux célébres par les triomphes, féconds en événemens, difficiles par la néceffité des guerres, recommandables par le rétabliffement des Loix, fignalez par les exemples de modération, couronnez enfin par une paix univerfelle, glorieufe & capable de faire oublier tout ce qu’elle avoit coûté ; mais où le parallèle finit & où la fupériorité du Roi commence, Messieurs, c’eft qu’Augufte né Citoien & feulement héritier de l’ufurpation de Céfar n’eût à vaincre que les reftes de Pharfale, & les Peuples énervez de l’Egypte ; au lieu que Louis LE GRAND a défendu fa Couronne & celle de fes enfans contre les plus belliqueufes Nations de la terre, & a contraint jufqu’à la fortune de rendre juftice à fes droits. La politique engagea Augufte à établir l’ordre dans fon Empire, la bonté paternelle du Roi l’applique chaque jour à affûrer de plus en plus l’état de chacun de fes sujets, & à rétablir dans fes finances l’ordre que les dépenfes immenfes de la Guerre y avoient depuis long-tems interroumpu ; & fi le fage & fidèle Miniftre qui travaille à lui en fournir les moiens, a fçu par fa capacité foûtenir le poids des tems les plus difficiles, ce qui a certainement déterminé les Ennemis à faire la Paix ; que ne devons-nous pas efperer préfentement de l’étenduë de fes connoiffances & de la certitude de fes vuës ?La clémence d’Augufte fut tardive, & le mérite n’en fut relevé que par l’horreur des profcriptions ; celle du Roi ne s’eft point fait attendre, elle a commencé avec fon Regne ; & fi le malheur des tems l’a quelquefois contraint à demander à fes Sujets des fecours onéreux, ce n’a jamais été que pour leur épargner de plus grands maux ; c’eft de toutes les difgraces qu’il a effuié celle qu’il a le plus vivement reffentie.

Faut-il donc s’étonner que Dieu faffe régner fa poftérité fous fes yeux, & qu’il prolonge fes jours au-delà de ceux d’Augufte qui fe vit éteindre tout entier ? Il a paffé déjà près d’un fiècle fur le Thrône, ce feroit affez pour fa gloire ; mais le Ciel lui réferva-t-il les jours des premiers Habitans du monde, ils feroient encore trop abrégez pour nous.