Discours de réception de Bernard de La Monnoye

Le 23 décembre 1713

Bernard de LA MONNOYE

Discours prononcé le 23. Décembre 1713 par M. DE LA MONNOYE, lorfqu’il fut receu à la place de Monfieur l’Abbé Régnier des Marais.

 

 

MESSIEURS,

Je ne fçai fi je dois ou me louer, ou me plaindre de la fortune. D’un cofté quand je confidere qu’elle fait ici en ma faveur ce qu’elle n’y a fait auparavant pour qui que ce foit, qu’elle m’ouvre parmi vous une entrée qui n’a jamais efté ouverte qu’au merite ; cet avantage inefperé que je tiens uniquement d’elle, m’oblige, ce femble, à luy en rendre aujourd’huy de folemnelles actions de graces. Mais quand d’autre cofté je reconnois qu’elle me procure une gloire que je n’ay pas la force de fouftenir, je vous advouë, MESSIEURS, que je ne puis goufter mon bonheur fans inquiétude ni m’empefcher de me plaindre de cette Fortune, qui trop libérale tout enfemble, & trop impuiffante, me donne le titre pompeux d’Académicien François, fans pouvoir y adjoufter, je ne dis pas toutes les qualitez nefessaires pour le remplir, je dis feulement quelques-unes de celles que poffedoit fi éminemment l’illuftre Abbé, à qui j’ai l’honneur de fucceder.

 

Permettez-moy, MESSIEURS, de m’eftendre un peu au long fur les louanges deuës à fa mémoire. Les Ultramontains s’y eftendront peut-eftre encore plus que moy. On a tranché jufqu’ici un peu bien court, dans la plufpart de ces occafions, ces fortes d’éloges. Souffrez qu’en celle-cy je demande une exception, & que dans un champ auffi vafte que celuy qui m’eft ouvert, j’ofe prefcrire là-deffus des bornes moins eftroites à mon Difcours. En cela je prévois que je vais me rendre à moy-mefme un mauvais office. Plus je releverai le Perfonnage, que je fuis hors d’eftat de remplacer, plus le contrafte me rabbaiffera. Mais il faut que le devoir l’emporte ici fur l’amour propre, & il eft tousjours beau de faire juftice à autruy mefme à nos defpens.

 

Que vois-je, MESSIEURS ? Quel objet extraordinaire vient me frapper ? Ce n’eft pas un feul homme, j’en diftingue cinq en Monfieur l’Abbé Régnier. Grammairien, Orateur, Poëte, Hiftorien, Traducteur ; c’eft un Protée, fufceptible d’autant de formes diverfes ; mais toutes agréables, par les différentes beautez qu’il a l’art de leur donner. Citoyen de plus d’un païs, l’Italie le difpute à la France, l’Efpagne à l’Italie. Ses Vers Caftillans peuvent à la Cour de Madrid le faire paffer pour un Lope de Véga, comme à la Cour de Florence fes Vers Tofcans le firent paffer pour un Petrarque. L’Académie de la Crufca, qui en les lifant crut y reconnoiftre l’Amant de Laure, bien loin, quand elle fut defabusée, de rougir de fon erreur, jugea au contraire par là plus avantageufement de celuy qui l’avoit caufée, à qui en confequence elle decernera peu de temps après une place dans fa Compagnie.

 

Quelles marques en d’autres rencontres ne luy donna-t-elle pas de fon eftime ? foit en plaçant fon Portrait dans la Salle de fes Affemblées, foit en renouvellant l’edition qu’il luy avoit dédiée de fon Anacreon, dans laquelle il fit paroiftre, avec un succés merveilleux, le genie qu’il avoit pour les Langues. Cet ancien Poëte, ami des Jeux & des Ris, dont les Odes femblent dictées par les Graces, profita fi bien à l’efcole de fon Interprete, qu’il y apprit à parler Latin, François, Italien & Efpagnol, avec la mefme delicateffe qu’il parloit originairement le Grec.

 

Le Rodriguez de M. l’Abbé Regnier fit trouver aux Efpagnols, amateurs de la piété, & curieux de noftre langue, une lecture propre à leur enfeigner en mefme temps & la pureté des mœurs, & celle du langage François le plus chaftié. Le Traducteur attentif à bien rendre le fens de fon Autheur, en luy confervant un air original & naturel, evita fagement les deux efcuëils de la Traduction ; la trop grande liberté de la paraphrafe, qui contente de reprefenter le fens, adjoufte ou retranche les paroles à difcretion ; & l’attachement trop fcrupuleux à garder le nombre & la fituation de ces mefmes paroles, aux defpens quelquefois du fens, & tous jours de l’agrément.

 

Il eft, MESSIEURS, plus aisé à la Nature de faire un beau vifage, qu’il ne l’eft à l’Art d’en attraper la reffemblance. Il eft de mefme plus aisé de bien compofer, que de bien traduire. Une bonne Traduction eft quelque chofe de fi rare, qu’au fentiment d’un des plus doctes hommes de voftre Compagnie, qui a fait une reveuë exacte de tous ceux qui jufqu’au commencement du fiecle dernier, ont, en quelque langue que ce foit, cultivé cette forte d’eftude, à peine s’en trouve-t-il un qui merite le nom de Traducteur achevé. Il faut, pour y parvenir, un jugement exquis, fouftenu d’une foupleffe de flyle fans égale, & d’une parfaite connnoiffance, tant de la langue de l’Autheur qu’on traduit, que de celle qu’on luy fait parler en le traduifant : Toutes qualitez dominantes en Monfieur l’Abbé Régnier. Son jugement regne dans fa maniere de s’énoncer, tousjours accommodée au fujet, également efloignée de la fechereffe & de la profufion, de la maigreur & de l’enfleure, de la négligence & du fard. Par tout une beauté mafle, des traits réguliers, une vivacité temperée, le dirai-je ? un jufte embonpoint. Qui ne fcait, MESSIEURS, outre l’habileté qu’il s’eftoit acquife dans l’intelligence de ces langues polies, foit mortes, foit vivantes, qui font d’un fi grand commerce dans la République des Lettres ; qui ne fçait, dis-je, qu’elle fut fon application à eftudier, par regles & par principes, toutes les fineffes de fa propre Langue ? Il les defcouvrit à fond. Depofitaire de vos décifions fur les difficultez agitées en diverses feances, il fçeut en enrichir utilement l’exacte Grammaire qu’il a publiée, dont il a luy-mefme fi bien pratiqué les preceptes dans fes excellentes versions, & dans fa curieufe Hiftoire de l’affaire des Corfes. Infatigable à rechercher les différents ufages de chaque mot, de chaque phrase, il contribua beaucoup au travail de ce fameux Dictionnaire, expofé d’abord à l’infolente Critique de ceux mesmes qui l’avoient pillé, mais qui va bientoft reparoiftre, victorieux de la medifance & de l’envie.

 

Le privilege, MESSIEURS, que je vous ay priez de m’accorder, m’invite, après avoir peint le Traducteur & le Grammairien, à peindre en la mefme perfonne le Poëte & l’Orateur. On a de tout temps pretendu, ce femble, que le talent de la Profe & celuy des Vers, eftoient dans un feul & mefme Efcrivain, comme incompatibles. Si l’Antiquité a eu des Autheurs qui ce foient exercez dans l’un & dans l’autre genre, ce n’a pas efté du moins avec une reputation egale. Les Anciens eux-mefmes ont parlé des Vers de Cicéron avec mefpris. La Profe de Virgile ni d’Horace n’a jamais fait bruit. Celle d’Ovide n’a pas efté plus heureufe. Ses plaidoyers qu’il nous vante font tombez. Ceux qu’il a faits au nom d’Ulyffe & d’Ajax, font les feuls qui fubfiftent, & ce n’est, fans doute, que parce qu’il les compofa en Vers, qu’ils font venus jufqu’à nous. Pétrarque abandonnoit la Profe à Bocace, Bocace les Vers à Pétrarque. Parmi nous Amyot, tant eftimé autrefois pour fa Profe, eftoit ridicule dans fes Vers. Malherbe n’a connu que dans fes Odes. C’eftoit à l’Académie Françoife qu’eftoit refervée la gloire, ou de recevoir, ou de former des fujets capables de remplir tour à tour, avec fuccés, deux caracteres fi oppofez. N’eft ce pas d’elle que font fortis les Voitures, les Du Ryers, les Godeaux, les Peliffons, les Racines, les Segrais, les Charpentiers, les Fléchiers, les Defpreaux, qui tous avec honneur ont couru dans cette double lice ? Je ne nomme ici que les morts, & fuis tres aife d’avoir, par cette raifon, à fupprimer plufieurs noms illuftres, que j’aurois peu adjoufter aux precedents.

 

La mort me met en droit, au moment qu’elle vous enleve Monfieur l’Abbé Regnier, de le compter hautement parmi les Héros Académiques, fameux par leur Profe & par leurs Vers. Ses Poësies HeroÏques, Lyriques, ferieufes, enjoüées, offrent aux yeux du Lecteur un parterre agréablement varié. Le fublime, le grave, le doux, le riant y font placez dans leur ordre. Quoy de plus eflevé que l’Ode contre les impies ? De plus gay que le voyage de Munik ? De plus moral & de plus ingénieux tout enfemble, que l’Ode à Acanthe, & qu’une infinité de petites Pieces pleines de fel, où en fe jouant il dit à fon fiecle la vérité de fi bonne grace ? Je ne rappellerai point fon Anacreon tant vanté. Je ne ferai mefme que gliffer fur fon Homere, dont il fe contenta de nous donner le premier Livre de l’Iliade, par une efpece de preffentiment fecret, qu’il naiffoit parmi nous, pour ufer de l’expreffion de Properce, quelque chofe de plus qu’une Iliade. Properce defignoit l’Eneïde, & M. Regnier prevoyoit un ouvrage, dont on a creu jufqu’ici la France incapable. Un poëme Epique, dont la lecture à la fin du douzième Chant paroiftra courte. Une Iliade, en un mot, telle qu’Homere luy-mefme l’auroit donnée, s’il avoit efté François.

 

Je paffe de la Poëfie à l’Éloquence. Celle que j’ay à vous reprefenter vous eft connue. Je n’employerai point de fauffes couleurs pour la relever. Je ne luy prefterai ni les foudres, ni mefme des efclairs. Je ne la comparerai ni à une mer profonde, ni à un torrent impetueux. Je dirai pluftoft, que c’eftoit une fource claire & vive, qui comme un miroir fidelle recevoit fans peine, & confervoit de mefme la reffemblance des objets qu’on luy prefentoit. Sage & judicieux Orateur, il fçavoit orner le vrai fans le cacher. Ses exordes eftoient naturels, jamais hors d’œuvre. Une correfpondance parfaite dans le tout enfemble faifoit voir une jufte proportion du commencement au milieu, du milieu à la fin. La feule rencontre, où il fortoit de fa tranquillité ordinaire, c’eft lorfque dans ces Difcours Académiques, dont il s’acquittoit fi bien, s’élevant au deffus de fa matiere, il entreprenoit de defcrire le courage & les victoires du Roy. Alors, je l’advouë, ce n’eftoit plus cette fource paifible dont j’ai parlé. Le cours en groffiffoit tout à coup ; c’eftoit un fleuve rapide.

 

Un avantage fingulier pour luy dans les occafions fréquentes qu’il a eues de parler fur des fujets à peu prés les mefmes, eftoit cette admirable facilité qu’il avoit à compofer. Son imagination prompte & feconde, tousjours prefte à le fervir, n’eftoit jamais plus inefpuifable, que lorfqu’il fembloit qu’elle devoit eftre efpuisée. Semblable à ce Géant de la fable, qui toutes les fois qu’il touchoit la terre, venoit à recouvrer de nouvelles forces, autant de fois qu’il touchoit un fujet, il en tiroit de nouvelles pensées, de nouveaux tours, de nouvelles beautez. Par là tousjours preft à remplir, & fes fonctions, & celles d’autruy, reffource des Officiers ou abfents ou indifpofez, il fe multiplioit à propos non feulement alors Secrétaire, mais Chancelier & Directeur perpetuel. Efcrivant, parlant, agiffant pour la Compagnie, organe univerfel, & de tous les temps la partie devenait le corps, & l’Académicien l’Académie.

 

J’abufe, MESSIEURS, de la permiffion que je vous ay demandée, je vais trop loin. Vous advoüerai-je ma foibleffe ? L’abondance du fujet me fouftenoit. Je ne le quitte qu’avec peine, dans l’apprehenfion, lorfque je ne trouverai que moy, de n’avoir plus rien à vous dire.

 

Qui fuis-je en effet, pour remplir le vuide que mon Predeceffeur a laiffé ? Dijon, ma patrie, qui eut il y a fix ans la gloire de vous donner un fujet tres-digne, qui auroit peu vous en prefenter un fecond, celebre par fes efcrits, & par la fineffe de fon gouft formé fur celuy des Anciens, vous offre-t-il en moy aujourd’hui de quoy réparer voftre derniere perte ? De quoy juftifier voftre choix ? De quoy refpondre au deffein du grand Cardinal voftre Fondateur, qui formant un Corps de quarante perfonnes choifies, n’auroit voulu y admettre que des efprits du premier ordre ? Des Théologiens qui raffemblaffent en eux trois chofes peu accoutumées à fe rencontrer enfemble, la fcience, la fubtilité & la politeffe. Des Philofophes qui euffent la gayeté de Platon, la maturité d’Ariftote, le génie de Galilée, de Defcartes & de Gaffendi. Des Orateurs capables de plaire, d’inftruire & de toucher. La fecondité d’Horace dans un Poëte Epique, corrigée par le bon fens & la modération de Virgile. L’audace de Pindare tempérée par la jufte élévation d’Horace. Le caractere de Tibulle dans l’Elegie, allié avec celuy d’Ovide. La magnificence de Sophocle, & la fageffe d’Euripide dans la Tragédie. Le fel de Plaute, & l’agrément de Térence dans la Comédie. Un composé de Salufte, de Tite-Live, & de Tacite dans un Hiftorien. En un mot, une fuperiorité generale de l’efprit François, à celuy de toutes les autres Nations. Ce font les idées de perfection, que fe propofoit ce grand Miniftre qui a eu la fatisfaction d’en voir l’accompliffement dans quelques-uns des Académiciens de fon temps ; & de le prévoir dans la plufpart de leurs Succeffeurs.

 

Aprés la mort de ce grand homme, un illuftre Chancelier, animé du mefme efprit, tendit aux Mufes une main favorable, & leur rendit en fa perfonne un fecond Armand. Elles fe maintinrent long-temps floriffantes, à l’abry de cet afyle. Le repos dont elles jouiffoient leur fit produire des Differtations, des Lettres, des Traductions, des Plaidoyers, des Odes, des Pieces de Theatre : Ouvrages qui fe diftinguerent, & qu’on regarde encore aujourd’huy comme de précieux monuments des richeffes de noftre langue.

 

Jeune alors, je les lifois avec attention. La Profe & les Vers faifoient tour à tour mes délices. Mais quoy que la Profe euft de grands charmes pour moy, je me fentois neantmoins entraifné plus puiffamment vers la Poëfie. Une heureufe occafion de signaler s’offrit en ce mefme temps. L’exemple d’un de vos plus fameux Efcrivains, qui avoit fondé le Prix d’Eloquence, vous fit prendre la pensée d’en propofer un de Poëfie. La fureur des Duels, abolie par noftre augufte Monarque, fut le fujet de la compofition. Cet empreffement que la nouveauté rend d’ordinaire plus vif, joint à l’emulation que fait naiftre dans les cœurs le defir de la gloire, excita tout ce que la France avoit de Poëtes à courir avec ardeur dans la carriere que vous leur aviez ouverte. Chacun d’eux fe flatoit d’atteindre à la palme, d’autant plus aisément que vous mefmes, Juges de la courfe, vous vous eftiez ofté le droit d’eftre du nombre des Athletes. Tous coururent, un feul remporta le Prix. Permettez-moy, MESSIEURS, de croire que je le méritai, puifque vos fuffrages l’adjugerent. C’eft proprement de ce jour-là que je dois dater mon remercîment. De Provincial inconnu que j’eftois auparavant, je m’acquis tout à coup dans le Royaume un nom qui fit bruit, qui a depuis fubfifté, & dont je vous dois l’origine.

 

La protection dont le Roy, peu de temps après, voulut bien vous honorer, ayant fait la matiere d’un nouveau Prix, & l’ouvrage que je fîs fur ce fujet, vous ayant efté envoyé trop tard, je creus ne pouvoir mieux me confoler, de ce qu’il n’avoit pas efté admis à la difpute, qu’en le faifant paroiftre fous votre nom, & qu’en vous le prefentant, comme une marque folemnelle de mon hommage.

 

Je ne veux point ici entrer dans dénombrement faftueux de plufieurs autres Prix que j’ai depuis remportez, les uns fous mon nom, les autres fous un nom déguisé, fur ce que le bruit s’eftoit je ne fçai comment refpandu, que voftre Compagnie m’avoit invité à ne plus paroiftre fur les rangs en pareille occafion. Je ne rapporterois pas ces particularitez, MESSIEURS, fi elles n’eftoient publiques. Bien loin de les alleguer ici, par un efprit de vanité, je ne les allegue au contraire que pour mieux faire fentir l’obligation que je vous ay d’une renommée que vos feuls lauriers m’ont acquife.

 

Elle s’eft depuis maintenue, chofe furprenante, nonobftant mon inaction. Sans efpreuve, fans examen, j’ai trouvé à mon arrivée les efprits generalement prevenus en ma faveur. J’en ay eu de la confufion. J’ay fait fcrupule de jouir d’une eftime fondée fur des titres fi légers. L’ingénuité dont je fais profeffion, ne m’a pas permis de diffimuler que je n’avois gardé ni ordre, ni methode dans mes eftudes, y ayant tousjours eu le plaifir en veue, pluftoft que l’utilité, d’où il eftoit arrivé que des lectures confufes & volages, telles que les miennes, n’avoient formé chez moy aucun corps de doctrine. J’adjouftois que les moindres ouvrages me couftoient beaucoup de temps & de peine ; que les Pieces de Poëfie qu’on a veues de moy en petit nombre, eftoient les plus longues que j’euffe faites, ma capacité n’ayant jamais peu s’eftendre au delà de ces limites, que l’âge, toutes eftroites qu’elles eftoient, refferroit encore de jour en jour. Il eftoit difficile, ce femble, qu’à la veue d’une peinture fi naïve, on confervaft les bons sentiments qu’on avoit conceus de moy. Le Portrait cependant exposé au jugement de plusieurs personnes efclairées, qui me font ici l’honneur de m’efcouter, ne me nuifit point dans leur efprit. Le charme de la prevention l’emporta. J’eftois fincere & je paffai pour modelle.

 

La Fortune, MESSIEURS, qui avoit entrepris de m’eflever, ne s’eft pas depuis dementie. Ardente à pourfuivre son ouvrage, elle ne m’a point perdu de vue. J’ay beau dormir, elle veille pour moy. Sans aucun mouvement de ma part, elle me prépare de loin l’unanimité de vos suffrages, elle m’obtient l’agrément du Prince, & pour faire voir que de petites chofes donnent fouvent lieu à de grands evenements, elle marque mon election par une circonftance eternellement mémorable dans voftre Compagnie. C’eft, MESSIEURS, qu’elle y change tout à coup, à mon occafion, la face exterieure de vos seances, & levant ainfi l’obstacle qui vous deroboit la prefence de vos Éminents Confreres, les met déformais en eftat de rehauffer par l’efclat de leur pourpre, celuy de vos Affemblées.

 

Un bonheur fi conftant, attaché à ma perfonne, me forcent prefentement de donner gloire à la Fortune, & d’advouer que j’ay eu tort de me plaindre d’elle dans le commencement de ce Difcours. Si elle n’a peu me donner le mérite qui me manquoit, elle a du moins fait croire qu’il ne me manquoit pas. Sa perfeverance à me fervir m’a raffeuré. Il m’a paru que de ne pas profiter des avances qu’elle me faifoit, ce feroit m’en rendre indigne, & que trop ingénieux à trahir mes interefts, je ne devois pas m’envier l’honneur qu’elle m’offroit, de m’affocier à tout ce que la France a de plus fçavant, & de plus poli.

 

Quel plaifir, quelle gloire pour moy d’ofer regarder de prés tant de grands hommes, illuftres par leur naiffance, par leurs emplois, par leurs dignitez ; plus illuftres par leur mérite ! Des Prélats qui ne voyent au deffus d’eux que la Tiare, & en qui la Vertu fe monftre d’autant plus aimable, qu’elle y eft accompagnée de toutes les graces extérieures, & de l’érudition la plus exquife. Plufieurs autres teftes refpectables dans le Clergé. Le fage, le digne Chef du premier Sénat du Royaume, d’un nom qui n’eft pas moins révéré fur le Parnaffe, que fur les Fleurs de lis. Des Abbez fuperieurs à tous les titres, ou qu’ils ont, ou dont ils font dignes ! Des Politiques confommez. Des Orateurs propres à tous les genres d’eloquence. Des Poëtes qui priment dans leur art. D’habiles & judicieux Efcrivains de l’Hiftoire Ecclefiaftique, Grecque & Latine, ancienne & moderne. Quelques-uns choifis pour efcrire celle qu’on peut appeler véritablement l’Hiftoire Augufte. D’autres employez à rédiger poliment les defcouvertes journalieres d’une fçavante & laborieufe Compagnie. Des Voyageurs fenfez, dont les obfervations inftruifent en divertiffant. Des efprits de Cour, qui ont l’art de plaire, & le génie de la converfation. Des Traducteurs elegants & fidelles, qui expriment dans leurs copies toute la beauté des originaux. Des Critiques fins tout enfemble & folides. Des Scholiaftes à qui les Autheurs qu’ils expliquent femblent avoir dicté leur Commentaire. Des Scavans univerfels, hommes de tous païs, & de toutes langues, riches des defpouilles de l’Orient & de l’Occident. Ay-je deu hefiter, MESSIEURS, à entrer dans un Palais qui enferme tant de merveilles, & dont la porte s’eft ouverte d’elle-mefme pour me recevoir ? Nulles barrieres, nulles difficultez. Des Concurrents, devant qui je n’aurois peu tenir, ont bien voulu me céder. On ne m’a point demandé de preuves nouvelles pour confirmer les anciennes, quoyque furannées ; point de nouveau Poëme fur un Régne fécond en prodiges. On ne m’a point propofé l’exemple de mon Predeceffeur que fon grand âge n’empefchoit pas de mettre en Vers l’Hiftoire de ce Regne fi glorieux, couronnée par l’événement le plus beau que jamais les Mufes ayent entrepris de chanter.

 

J’entends, MESSIEURS, cette fameufe crife, qui, lorfqu’on s’y attendoit le moins, a changé la face de toute l’Europe. Cette Paix miraculeufement fortie du fein de la Guerre, par les judicieufes mefures prifes entre un grand Roy & une grande Reine. La fable qu’Homere raconte de la confpiration des Dieux contre Jupiter, qui fécondé de Thétis Déeffe de la mer, fceut rendre vains tous leurs efforts ; cette fable eft de nos jours devenuë une vérité. Quel eft en effet ce Jupiter, fi ce n’eft LOUIS LE GRAND ? Les Dieux alarmez de fa puiffance, tant de Potentats liguez contre luy ? Cette Déeffe de la mer, cette Thétis avec laquelle Jupiter d’intelligence triomphe des Dieux fes ennemis, quelle eft-elle, fi ce n’eft l’incomparable Reine de la Grand’Bretagne ?

 

L’allégorie s’explique d’elle-mefme. Le myftere fagement concerté entre ces deux Teftes Souveraines a reüffi. Préparez-vous, MESSIEURS, à defcrire le merveilleux changement qu’il a opéré ; à célébrer la Paix qui en eft le premier fruit ; cette Paix que de jour en jour la valeur & la prudence du Roy fe haftent de rendre générale. C’eft dans cette veuë qu’il vient de foufmettre ces deux Places, dont la prife eftonne l’Allemagne. Faluft il dans ce deffein porter fes armes victorieufes jufqu’à la Capitale de l’Empire, qu’elles ont autrefois fauvée ? Il les y porteroit, preft enfuite à facrifier genereufement fes Conqueftes à la Conquefte de la Paix. Il n’afpire par toutes les autres qu’à celle-là. Deuë à de fi bonnes intentions, puiffe-t il pleinement la remporter. Après avoir jufqu’icy par tant de raisons mérité le nom de Grand, puiffe t-il au-delà du fiecle de vie, que nous luy augurons, poffeder le nom de Pacifique, plus heureufement & à meilleur titre, que n’a fait cet Empereur de la Maison d’Autriche qui a eu l’honneur de le porter.

 

Comme cette Paix tant defirée eft le plus beau prefent que noftre Grand Roy puiffe faire à fes peuples, c’eft auffi, MESSIEURS, la plus belle matiere de vos Chants. Que je ferois heureux, s’il me reftoit affez de voix pour ofer tenir ma partie dans ce concert ! Mais quelle témérité ne feroit-ce pas à moy d’entreprendre de vous aider à remercier Sa Majefté d’un fi grand bienfait ! A moy, qui comblé actuellement de vos graces, manque de termes pour vous en témoigner une reconnoiffance proportionnée ! A moy qui bien loin de parvenir à m’acquitter de cette dette, me trouve expofé dans ce moment à en contracter une nouvelle ? Ne vois-je pas l’honneur que me prépare voftre digne Chancelier ? Cet illuftre Académicien, dont la naiffance eft le moindre relief, non content d’avoir efté auprés de vous un de mes plus zelez introdudeurs, veut encore, pour couronner l’œuvre, employer à m’honorer d’une Reponfe, cette bouche autrefois choifie par le Prince, pour dire, auprés de deux autres Monarques, l’Interprete de fes volontez. C’eft à ce coup, MESSIEURS, que j’ay plus befoin que jamais de réclamer cette Fortune bien faifante, dont jufqu’icy le fecours ne m’a point manqué, afin que dans ce dernier acte, elle ramaffe toutes fes forces en ma faveur, & que par une efpece d’enchantement, elle acheve de furprendre, s’il eft poffible, les jugements, de préoccuper, de fafciner les cœurs & les efprits, jufqu’à faire enforte que vous receviez en ma perfonne une teinture fuperficiellle des Lettres pour une érudition folide, une reputation vague pour un mérite effentiel, ce Difcours informe pour un tiffu regulier ; en un mot l’ombre pour le corps, & la trés-forte, mais trés-inutile envie de vous remercier dignement, pour un remercîment effectif.