Pour les Russes
POÈME
PAR
M. FRANÇOIS COPPÉE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies,
du 25 octobre 1904
Oui, toute âme française est de pitié saisie
Devant l’affreux carnage où, sur le sol d’Asie,
Les Russes tombent par milliers ;
Car ces cadavres froids que le vautour dévore,
Nous les nommions hier, nous les nommons encore
Nos amis et nos alliés.
Sous la trombe de fer qui tue ou qui mutile,
Ces marins, ces héros, luttant cent contre mille,
Dans la rade de Chémulpo,
Criblés de fleurs, naguère ils visitaient la France,
Et devant eux un souffle enivrant d’espérance
Fit palpiter notre drapeau.
Ce Tsar qui désirait la paix universelle,
Et qui, lorsque le sang de son peuple ruisselle,
Est si malheureux aujourd’hui,
Il vint vers nous, les mains loyalement tendues,
Il vint et traversa des foules éperdues
Où tous les cœurs battaient pour lui.
Voilà des vérités ; il faut les faire entendre.
C’est grâce au magnanime empereur Alexandre
Qui, par malheur, a peu vécu,
Que, de son grand désastre encore endolorie
Et sous tant de haineux regards, notre patrie.
A relevé son front vaincu.
Ce fut alors pour nous la paix, mais digne et fière.
Sans angoisse on pouvait songer à la frontière
Dont fut reculé le poteau.
Le peuple russe et nous, après ces nobles fêtes,
Nous tenions le danger des injustes conquêtes
Entre les pinces d’un étau.
Ces choses se passaient voilà très peu d’années.
Mais, hélas! un seul jour change les destinées
Des hommes comme des États.
C’est là-bas maintenant qu’il faut que le sang pleuve.
Du moins qu’ils sachent bien, nos amis dans l’épreuve,
Que nos cœurs ne sont pas ingrats.
En Occident, plus d’un est égoïste et lâche.
Mais la France comprend leur héroïque tâche
Et le dit par ma faible voix.
Ils protègent l’Europe, ils en sont la cuirasse,
Et, quand ils meurent, c’est pour nous, pour notre race
Et son signe éternel, la Croix.
Pourtant ne croyez pas que le poète oublie
Que la guerre est souvent une atroce folie.
Les lauriers coûtent trop de sang.
Que de mères en deuil qui pleurent sous leurs voiles,
Et que de morts couchés sous les froides étoiles !
Je frémis rien qu’en y pensant.
Mais la nation russe a le bon droit pour elle;
Car, au fond de l’Asie innombrable et cruelle,
Sommeille un grand péril, toujours.
J’admire ce rempart de vaillants cœurs qui barre
Le vieux chemin tracé par la marche barbare
Des Attilas et des Timours.
Jadis, la France, qui ne s’est jamais trompée
Sur son devoir, d’instinct eût saisi son épée.
Aujourd’hui son geste est moins prompt.
Aux Russes adressons nos vœux et nos prières ;
Leurs âmes à la fois pieuses et guerrières
Seront tristes, mais comprendront.
Oh ! qu’enfin le lointain Mikado, sur son trône,
Entende leur canon à l’invasion jaune
Jeter le dernier : « Quos ego ! »
Que leurs revanches soient superbes et prochaines !
Stoessel dans Port-Arthur, c’est Masséna dans Gênes,
Souhaitons-leur un Marengo !