La France est-elle en décadence ?

Le 25 octobre 1901

Gabriel HANOTAUX

LA FRANCE EST-ELLE EN DÉCADENCE ?

PAR

M. GABRIEL HANOTAUX

DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Séance publique annuelle des cinq Académies
le 25 octobre 1901

 

MESSIEURS,

La terre française est plaisante et fertile. Elle est douce à voir et plus douce au revoir. C’est la France « tant jolie ». On vante l’agrément de son climat, la beauté de son ciel, la richesse de ses plaines. Strabon disait qu’une contrée si judicieusement disposée était une preuve de l’existence de Dieu, et qu’elle verrait un jour fleurir une grande nation.

Cette prédiction s’est accomplie. Sur cette terre d’élection, une race illustre s’est perpétuée depuis quinze cents ans. Le pays a fait le peuple. La France est une « patrie ». Cette race est complexe, et elle est une ; la physionomie de chacune des provinces françaises est différente, et pourtant elles se ressemblent comme des sœurs.

Aux deux extrémités du pays, un Picard et un Toulousain suivent ensemble le même mouvement des saisons. Ils reçoivent la même impression du matériel fondamental de l’existence. Cependant, ils n’ont pas la même origine et, qui sait, peut-être de là vient leur union. Ils n’ont pas entre eux cette ressemblance générale qui rend le visage de certains peuples si fastidieux. La nature, pour affiner les espèces, cherche les dissemblances. Le type français est un amalgame de gaulois, de germain, de danois, de romain, de grec, sans compter les Ibères, les Ligures, les Arabes et les diverses races superposées ou mélangées, dont l’atavisme se révèle, soudain, à l’éclair d’un regard, à la nuance des cheveux, à un détail du corps et de la prestance. Le monde est plein de nos parents.

Les types mélangés dans la race sont les sept notes de la musique, dont la combinaison compose des morceaux d’infinie variété. Entre l’homme du nord, rose et corpulent et le méridional, svelte et noir, il y a des différences qui paraissent irréductibles, mais qui, par la série des intermédiaires, se marient et se fondent en une diversité graduée qui devient harmonie. Ils se distinguent assez les uns des autres pour être, les uns aux autres, un perpétuel sujet de surprise, d’étude ou d’émulation, mais pas assez pour se méconnaître et se haïr. La richesse et la variété des tempéraments est une ressource précieuse pour les chefs qui savent discerner les aptitudes et les mettre à l’emploi convenable : les agriculteurs et les ouvriers du Nord, les marins et les herbagers de l’Ouest, les soldats et les instituteurs de l’Est, les politiques et les vignerons du Midi forment une association robuste, un bataillon carré dont les quatre pans s’appuient et font front contre l’ennemi.

Par le mélange de ces peuples et par la durée de leur vie commune, il s’est constitué peu à peu, un type général d’homme fin, nerveux, mobile, un peu affaibli peut-être, qui n’aime plus à mettre la main aux travaux rudes ni aux besognes grossières, dont l’intelligence s’est déliée, dont le goût s’est épuré, en somme un « animal politique », en qui l’impressionnabilité, la souplesse et la vivacité se substituent graduellement aux instincts rudes et aux appétits vigoureux, qui font, peut-être, la force des peuples mais qui, assurément, ne sont pas le dernier mot de leur progrès.

Sur un sol resté le même, la race aux multiples origines a vieilli ; elle s’est modifiée ; elle s’est « dépouillée ». Elle a plus de fleur, plus de délicatesse, plus de bouquet ; on ne le nie guère. Mais, a-t-elle gardé sa vertu première, son énergie vitale ? Ne succombe-t-elle pas sous le poids de sa longue existence ? Ne se précipite-t-elle pas vers une chute inévitable ? Telles sont les questions qui se sont posées depuis quelque temps et auxquelles des esprits différents ont donné des réponses diverses, médecins tant pis ou médecins tant mieux d’un peuple ni meilleur ni pire que les autres, qui n’a pas demandé leur avis, et qui se prête en souriant à leurs consultations et à leurs ordonnances, à leurs critiques et à leurs pronostics.

 

Pour dire si ce peuple tombe, il faudrait, tout d’abord, rappeler d’où il vient et par où il a passé. Diffère-t-il aujourd’hui de ce qu’il fut autrefois ? Son histoire mesure son évolution et définit son caractère : qu’on l’ait toute présente à l’esprit, avec l’alternative des catastrophes et des résurrections.

Ce peuple est peut-être le seul de l’Europe qui, depuis quinze cents ans, n’ait jamais subi de complète éclipse. Des villes comme Marseille ou comme Lyon ont vingt ou vingt-cinq siècles d’existence, les plus nobles origines, des annales ininterrompues et ces vieilles cités, qu’on pourrait croire alourdies du butin de leur gloire, restent pourtant des villes jeunes, vivantes et, comme on dit, « tout à fait modernes ».

Trait peut-être unique dans l’histoire, le caractère de la race, malgré la mobilité apparente, a une fixité telle que le crayon laissé par César et Strabon ressemble encore : c’est toujours cette curiosité universelle, cette éloquence abondante, cette dialectique serrée, cette ironie si souvent mordante ; et c’était, déjà, cette impétuosité, au début, dans les entreprises et dans les batailles, ce découragement dans les revers, cette mobilité clans les conseils, ce goût de l’égalité, cette indiscipline, cette fierté individuelle, ces entraînements prompts et ces retours soudains. Déjà le Gaulois aimait le vin, et déjà il le « travaillait » : « saporem coloremque adulterant ». Personne, dans l’antiquité, n’a refusé aux Gaulois la compréhension prompte, la plasticité, l’aptitude aux arts libéraux ; mais le goût des Grecs, plus pur et plus sobre, signalait, dans le génie des Gaulois l’enflure, dans leur courage la témérité, dans leurs mœurs le désordre, et une, sorte d’irréflexion constante dans une constante et ingénieuse activité.

Ces qualités et ces défauts ont accompagné la nation dans-toute son histoire. Installée au carrefour des grands chemins de l’Europe, ayant subi au moins une grande invasion par siècle, toujours piétinée, toujours meurtrie par le galop des cavaliers étrangers, elle s’est sentie vivre, en luttant pour la vie. C’est la souffrance qui lui a appris la leçon du patriotisme. Parmi les puissances de l’Europe moderne, la France a été la première, peut-être, qui ait eu une pleine conscience de sa personnalité. La sociabilité, qui n’est souvent qu’un instinct chez l’homme, est devenue, chez elle, de bonne heure, un sentiment et une vertu. Nos diverses provinces, mues par une attraction intime, se sont précipitées l’une vers l’autre et se sont fondues et soudées volontairement en un bloc unique.

La nature a défini si nettement le caractère et la physionomie de la France, qu’on les dépeint, à chaque siècle, en des termes presque identiques, avec l’alternative, toutefois, du bien et du mal, de l’éloge et de la critique. Dès le XVe siècle, il n’y a pas pour ainsi dire plus à y changer. Si la France n’eût eu à résoudre cette terrible question de « l’héritage de Bourgogne qui fut la grande traverse de son histoire, et qui n’est pas encore liquidée, ses contours et ses traits eussent été fixés après Jeanne d’Arc et après Louis XI.

Voici Machiavel dont le burin aigu dessine cruellement certains traits marquants de la race : « Les Français, d’après lui, sont naturellement plus intrépides que robustes et adroits ; ils se découragent vite dans les revers... » « La France, ajoute-t-il, par son étendue et l’avantage qu’elle retire de ses grands fleuves, est très fertile et très riche... les propriétaires y sont très nombreux. » Ne reconnaîtrions-nous pas encore quelques-uns de ces traits : « Les Français sont tellement occupés du bien et du mal présent qu’ils oublient également les outrages et les bienfaits qu’ils ont reçus, et que le bien et le mal à venir n’est rien pour eux... Ils racontent leurs défaites comme si c’étaient des victoires... Ils ont une idée exagérée de leur propre bonheur et font peu de cas de celui des autres. »

Tombons dans le défaut que signale Machiavel et consolons-nous en lisant les beaux vers que, peu après, un illustre écossais, Buchanan, consacre à l’éloge de la France. Il célèbre « la nourrice des arts, le pays aux habitudes sobres, aux mœurs douces, aux manières élégantes, véritable patrie du genre humain ».

« At tu, beata, Gallia,
Salve bonarum blanda nutrix artium

Victu modesta, moribus non aspera
Sermone comis, patria gentium omnium
Communis, animi fida, pace florida,
Jucunda, facilis, marte terri fico minax. »

Mais, presque en même temps, voici Pasquier, qui, selon l’habitude de nos compatriotes, se désespère et déplore, la décadence irrémédiable d’un pays qui était pourtant, alors, dans toute la vigueur de l’adolescence : « Notre France est parvenue à une extrême vieillesse ; laquelle l’a faite tellement malade, alangourie et abattue en elle-même, qu’elle sent le mal présent et pressant qui la rend flottante, chancelante et tirant aux derniers traits de la mort. »

Qui croire ?

Deux cents ans plus tard, à la fin du XVIIIe siècle, quand on sent les approches de cette crise dont on ne peut dire si elle sera une mort ou une résurrection, Montesquieu est obligé de prendre la défense de la race contre des critiques toujours les mêmes, dans des termes qui pourraient me dispenser d’aller plus loin : « S’il y avait au monde une nation qui eut une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées ; qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrète et qui eût, avec cela, du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d’honneur, il ne faudrait pas chercher à gêner par des lois ses manières, pour ne point gêner ses vertus... On y pourrait contenir les femmes, faire des lois pour corriger les mœurs et borner leur luxe ; mais qui sait si on n’y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la nation, et une politesse qui attire chez elle les étrangers... Qu’on nous laisse comme nous sommes, disait un gentilhomme de cette nation. La nature répare tout... Les Athéniens, continuait ce gentilhomme, étaient un peuple qui avait quelque rapport avec le nôtre. Il mettait de la gaîté dans les affaires ; un trait de raillerie lui plaisait sur la tribune comme sur le théâtre. Cette vivacité qu’il mettait dans les conseils, il les mettait dans l’exécution. Le caractère des Lacédémoniens était grave, sérieux, sec, taciturne. On n’aurait pas plus tiré parti d’un Athénien en l’ennuyant que d’un Lacédémonien en le divertissant. »

Le grave président passerait pour bien futile aux yeux de nos austères censeurs.

C’est qu’un autre siècle s’est écoulé. La grande querelle qui divise la France et l’Allemagne a passé par une phase nouvelle. La France a été vaincue ; elle a resserré ses frontières. L’œuvre de Richelieu est compromise. « L’Empire », que Napoléon croyait avoir détruit, s’est reformé au nord de l’Europe. Deux provinces perdues ; Strasbourg et Metz pliées à une vie qui n’est plus la vie française ; la race française perdant l’appoint de ces populations d’élite ; la nation française perdant l’habitude de la victoire et se prenant à douter de sa fortune, tels sont les résultats de cette guerre mal préparée, mal engagée, mal conduite, où la nation ne put que prouver, par un suprême effort, qu’elle méritait de meilleurs chefs et une destinée plus clémente.

 

Depuis trente ans, la France a pansé ses blessures ; elle a restauré ses forces ; elle a même apaisé le tumulte de son cœur. Quarante millions d’hommes, nés sur le même sol, liés les uns aux autres et avant reçu ensemble une si dure leçon, ont le sentiment qu’on ne viendrait pas à bout aisément de leur solidarité et de leur union : il n’y a pas de patrie plus aimée que les patries malheureuses. La nation s’impose, à elle-même, la lourde charge du service militaire, et malgré quelques plaintes, rien ne fait appréhender qu’elle détruise de ses mains le rempart vivant que l’abnégation et le courage de deux générations ont élevé.

Cependant, on dirait qu’un certain affaissement se produit. Les démarches de l’histoire sont lentes ; les arrêts de la justice immanente sont tardifs : les vies particulières s’écoulent, sans que l’heure des réparations et des consolations arrive. Ainsi, l’impatience et la colère des premiers jours se sont transformées, peu à peu. Une sorte de découragement a occupé certaines âmes. La hâte de la vie moderne, l’habitude des débats en public, la hardiesse de la discussion poussée à ses limites extrêmes, le réalisme pressé de l’homme d’affaires qui prétend arracher à l’avenir son secret pour le passer au compte des profits et pertes, toutes ces causes ont répandu une façon de pessimisme décidé, bien contraire aux penchants naturels de l’âme française. On a vu de très bons Français, soit qu’ils fussent surpris par la polémique vigilante de nos adversaires, soit qu’ils recherchassent une manière d’élégance et de dilettantisme dans un jugement dépris et détaché, se faire les colporteurs de l’idée répandue dans le monde par nos défaites, que la France était blessée à mort et que la race était en décadence. On a vu naître, surtout parmi les favorisés de la vie, un certain dégoût de la vie. Ceux qui jouent au jeu des hypothèses ont envisagé froidement la pire de toutes. Les grands cœurs de la génération précédente avaient saigné des blessures de la patrie Victor Hugo et Michelet, George Sand et Flaubert, les ardents et les impassibles, s’étaient sentis des hommes et ils avaient pleuré. Par une sorte de réaction, les tendres et les délicats se font une âme résignée et indifférente, si bien qu’il faudrait quelque art aujourd’hui pour échapper au reproche de banalité quand on parle avec confiance de l’avenir de la France.

Méfions-nous aussi des économistes. Ce sont les plus savants et les plus décevants des prophètes. Qu’ils me permettent de leur soumettre franchement quelques doutes et de leur signaler le mal qui résulte parfois de leurs sévères à-peu-près. Que la statistique additionne, d’accord ; mais qu’elle conclue, c’est autre chose. Prétendre circonscrire dans des chiffres la vitalité d’un peuple, c’est affirmer la quadrature du cercle. La vie n’est pas une arithmétique. Pour les communautés comme pour les individus, la richesse ne fait pas le bonheur. Quant à moi, je proteste énergiquement contre le point de vue historique du « mercantilisme ». Je ne connais pas de formule de gouvernement plus pitoyable que celle-ci : « Qu’est-ce que cela rapporte ? » Une nation n’est pas une ferme.

L’antiquité n’avait qu’un avis là-dessus. Elle ne voulait pas que l’homme se consumât dans un travail excessif ni qu’il se noyât dans une fortune immense. Il fallait garder la mesure en tout. Midas, Crésus et Polycrate étaient cités comme des victimes de la vengeance céleste. Sybaris et Capoue avaient péri par l’excès des richesses. Aristote dit, résumant toute la leçon de l’antiquité : « La préoccupation exclusive des idées d’utilité ne convient ni aux âmes nobles ni aux hommes libres. » J’ajouterai qu’une politique exclusivement économique ne convient pas aux grands peuples.

Un milliardaire, — puisque l’expression est entrée dans le langage courant — ne peut dénombrer ses coffres-forts : qu’est-ce que cela prouve, s’il s’agit du bonheur ? Une prodigieuse inégalité, une disproportion gigantesque sont, clans la vie privée et dans la vie particulière, de terribles embarras. Que l’aisance des peuples, comme celle des individus, soit proportionnée, que les besoins soient satisfaits, les mouvements libres, toutes les facultés en jeu, qu’une fleur de santé brille sur le visage, que le repos de l’âme soit assis aux foyers, et la solution de la question sociale sera plus proche que si l’on voit s’accroître et monter jusqu’au ciel l’amas fastueux des richesses que les passions plutôt que les nécessités se disputeront en des crises atroces. J’ai cité le Stagyrite ; je rappellerai encore sa parole profonde : « C’est pour le superflu et non pour le besoin que se commettent les grands crimes. »

 

La France est un pays équilibré et bien proportionné. Ses vallées se relient, les unes aux autres, par des pentes modérées. Ses fleuves découlent, presque tous, d’un centre commun. Sa capitale est à une distance suffisante des différentes provinces et des différentes frontières. Les mers et les montagnes alternent pour former la circonférence qui la délimite. Seule, la frontière mobile de l’Est laisse la porte ouverte sur le dehors et, par elle, le problème français se mêle au problème européen.

Quarante millions d’habitants, c’est une bonne mesure. En deçà, la sécurité n’est pas complète ; au delà, le poids de l’administration et la longueur des chemins risquent d’arrêter la marche des affaires publiques. Il n’y a pas de communauté parfaite avec des mœurs trop différentes et des distances infranchissables. Les vastes dominations forment des empires plutôt que des patries : le péril des séparations et de la dislocation les menace toujours. Tout à l’heure, je m’élevais contre la loi des chiffres : ici, je mets en doute la loi du nombre. L’abondance de la population n’est pas, par elle-même, un signe de grandeur et de prospérité : la Hollande, la Suisse sont de petits peuples et de grandes nations. Que le troupeau des races asiatiques pullule, il ne vaut pas, pour l’histoire, ces foyers étroits et puissants qui ont vu naître Spinoza et Jean-Jacques Rousseau.

En réalité, la France a toujours été entourée de vastes dominations, et si d’autres dominations se sont créées ou reconstituées à nos portes, cela ne change guère aux conditions relatives de notre existence. D’autres empires encore s’élèvent derrière ceux qui nous environnent. Ainsi les forces s’équilibrent : celles des grandes puissances en Europe et dans le monde ne se sont pas modifiées de telle sorte que la France, qui n’a jamais visé à la domination universelle, soit arrachée au rang qui lui appartient. La grandeur des autres peuples ne nous gêne pas, si elle n’est pas acquise à notre détriment ; le monde ne peut pas être une solitude.

 

La force de résistance et la force d’initiative sont les preuves les plus frappantes de la vitalité d’une nation aussi bien que d’un homme. J’en voudrais prendre maintenant quelques exemples dans l’histoire récente de la France.

Les maux de la guerre n’étaient pas réparés, la France était encore sous l’oppression du terrible cauchemar, qu’elle se sentit atteinte au for de son existence, comme si quelque jalousie céleste s’acharnait sur elle. Ce fut, alors, l’invasion, lente d’abord et perfide, puis croissante et terrifiante, de l’insecte invisible qui s’en prit à la bonne sœur de vie commune, la vigne.

Nos départements du midi avaient tant souffert, déjà ! La culture de la garance avait été supprimée, du jour au lendemain, par les découvertes de la science moderne. La maladie du ver à soie avait atteint une autre branche de prospérité publique. Mais la vigne restait, prospérait, suffisait. Tout-à-coup, voici les premières taches inexplicables qui apparaissent, voici les premiers îlots desséchés dans l’océan de verdure, voici la « tache d’huile » qui s’étend ; des champs entiers succombent. On s’émeut. Ce sont, à Montpellier, à Bordeaux, ici-même à l’Académie des Sciences, les premières consultations inquiètes des hommes pratiques et des savants qui étudient et s’interrogent ; ce sont les longues hésitations, les erreurs, les luttes, les explications et les remèdes contradictoires, les alternatives de la joie et de l’abattement.

Mais le mal grandit, indéniable. Alors, c’est l’alarme universelle, l’impuissance reconnue, et, soudain, le désespoir. Le champ, luxuriant hier, les étendues infinies sur lesquelles le soleil versait la chaleur et la vie, tout périt et le glorieux vignoble français n’est plus qu’un immense cimetière où les derniers sarments, tordus et noirs, demeurent sur le sol nu, plantés comme des croix.

Qui appréciera la grandeur d’une telle perte, qui mesurera cette calamité ? La moitié de nos départements sont frappés ; des siècles de travail, d’expérience, de pratique, de science spéciale sont abolis. La terre elle-même se refuse à d’autres usages. L’homme regarde ses outils inutiles, ses bras inemployés. Les routes sont désertes, les villages se dépeuplent, — la chanson s’est tue. Avec les ressources habituelles, la nourriture manque à l’homme ; la chaleur de la vie lui est enlevée. La richesse est une charge, la main-d’œuvre un embarras ; les familles se restreignent... On cherche la raison d’une sorte d’arrêt subit dans la natalité et d’affaissement dans le ressort moral de la nation. Qu’il s’agisse de l’alcoolisme ou du dépeuplement des campagnes, ne faut-il tenir aucun compte d’un tel fléau ?

Vous avez parcouru ces provinces : dites si l’angoisse n’est pas encore sur les visages. Interrogez ; faites-vous expliquer les ruines, les douleurs, les catastrophes. Supputez ; et voyez si l’on peut évaluer à moins de dix milliards la perte réelle subie par une région de la France, celle précisément qui avait échappé à l’autre invasion. Mais la perte en argent n’est rien, si l’on compte la perte en travail, en échange, en activité, en confiance. La vie de plusieurs générations a été suspendue, puisque c’était la source unique qui était tarie, et je demande maintenant qu’on réfléchisse et qu’on compare : si, sur un autre pays, moins résistant et moins souple, un tel fléau s’était abattu, si la principale industrie ou, pour répéter l’expression, si la source même de la vie avait été, non pas seulement atteinte, mais radicalement supprimée ; si certaines régions de l’Angleterre perdaient la houille, si certaines provinces de l’Allemagne perdaient le fer, qu’arriverait-il ? Est-ce que la catastrophe sans espoir (car on était alors sans espoir) serait acceptée sans violence ; est-ce que la douleur et la souffrance universelles se manifesteraient seulement par des larmes ; est-ce qu’on accepterait ? Est-ce qu’on se résignerait ? Où, pour dire quelque chose de plus fort encore et que nous avons vu, parmi nous, chez nos compatriotes, chez nos contemporains, est-ce qu’on espérerait contre l’espérance, est-ce qu’on s’obstinerait contre la fortune, est-ce qu’on lutterait, est-ce qu’on se relèverait ?

Et voilà pourtant ce que la France a fait. Tous les témoins vous diront que, vers l’année 1878, quand on constata l’étendue du désastre, les bras et les courages tombèrent ; on crut vraiment que c’était fini. On en était encore à s’interroger sur la vraie cause du mal et l’on ne savait à qui entendre dans l’empirisme des remèdes. Cependant, peu à peu, tout se classa, s’ordonna. On mit tout en œuvre à la fois. On trouva le salut quand on crut qu’il n’y avait plus de salut. On noya les champs ; on projeta sur les ceps le soufre et le cuivre ; mille fois, on faillit brûler ce qu’on voulait guérir. Il faut entendre les récits des vieux vignerons qui pleurent encore en rappelant les nuits d’angoisse où leur main téméraire semait le remède qui pouvait tout détruire en un instant. Il y en eut qui ne voulurent pas capituler, et je connais des vieillards à barbe blanche vétérans de la vigne française, qui ont la fierté d’avoir tenu bon, brûlé leur dernière cartouche et sauvé le drapeau. Enfin, comme, presque partout, le désastre était accompli et qu’il ne suffisait pas, ainsi que le disait encore l’un d’entre eux, « de semer du sulfure de carbone pour voir pousser de la vigne », on se mit à la besogne de la replantation. L’Amérique, qui nous avait envoyé l’insecte destructeur, nous fournit l’arbuste réparateur. Ce serait une autre histoire à raconter, et ses moindres détails mériteraient de longs développements.

Aujourd’hui, le mal est réparé ; le vignoble est reconstitué. Il couvre, de nouveau, les plaines et les collines. La vigne sauvage, étonnée de sa transplantation, s’est soumise. L’hybridation dompte cette immigrée trop vigoureuse, et lui infusera, lentement, la vertu des vieux plants français. Les cinquante millions d’hectolitres qu’avait connus l’année 1870 emplissent de nouveau, annuellement, nos celliers. Après trente années de souffrances et de luttes, les choses sont remises en état.

Mais, maintenant que l’œuvre est accomplie, comment ne pas rendre hommage à l’énergie, à la ténacité, à l’endurance du brave peuple qui donna sa peine et sa confiance à cette œuvre de résurrection, qui replanta, pied par pied, attendit, d’abord trois ans, la première grappe, puis la bonne récolte, puis la vente rémunératrice, travaillant toujours, non pas pour aujourd’hui, mais pour demain, pour l’avenir, — tandis que la vie est si courte et que tant d’existences particulières s’achèvent sans avoir vu fleurir le prochain bourgeon.

On a parlé, parfois, si légèrement de ces vaillantes populations méridionales, qu’il est bien permis de rappeler ici quels furent, dans cette crise héroïque, leur sagesse, leur sang-froid, leur ténacité, leur vigilance et leur science. Pourquoi laisser dans l’oubli le spectacle si remarquable offert, pendant des années, par les cercles viticoles des arrondissements, des cantons et des communes ? N’ai-je pas vu, à Cadillac, une véritable Académie de paysans et de maîtres de chais, se réunissant, à la lampe, quand la dure journée est finie, délibérant en présence d’un péril nouveau, le black-rot, organisant, scientifiquement et pratiquement à la fois, l’observation, la résistance et la victoire, donnant à tous des ordres rapidement transmis et rapidement obéis, faisant enfin, de ce comité de salut public d’un nouveau genre, un modèle qui n’est pas, d’ailleurs, sans émules.

La crise est conjurée. Si, le vignoble une fois recréé, de nouvelles difficultés ont surgi, si, dans la hâte de parer au plus pressé, on n’a pas choisi les meilleures plants, si la qualité de la vigne nouvelle n’a pas encore égalé partout celle de nos vieilles espèces, si la concurrence qui s’est développée ne laisse pas reprendre, sans lutte, le terrain qu’elle a conquis, si la rapidité même de la reconstitution a surpris nos traités et nos tarifs, il n’en reste pas moins qu’une œuvre admirable a été accomplie et qu’une population brutalement frappée, s’est, par son seul effort, courageusement relevée.

 

Les vertus déployées dans cette crise furent grandes. Elles n’eussent pas suffi peut-être, si elles n’eussent trouvé un secours dans une faculté précieuse qui est comme la résultante économique de toutes les aptitudes et les inclinations de la race : l’épargne. La France est un puissant accumulateur d’énergies. Chez nous, la force vitale ne se gaspille pas ; elle se contient et s’amasse. Ce sens de la mesure, si remarquable dans les œuvres du génie français, se mani­feste comme la règle de l’activité française. Rien de trop. Dans la vie de chaque famille, la loi du moindre effort s’applique avec un art traditionnel et consommé. Qu’on la loue, ou qu’on la blâme, c’est la leçon que les pères trans­mettent aux enfants, et cette leçon s’ennoblit, en tout cas, du fait qu’elle impose à l’individu un perpétuel sacrifice et une constante subordination du présent à l’avenir, de la vie à la survie. Chacun limite ses plaisirs et ses besoins pour préparer le berceau ou le bonheur des générations futures. Il y a longtemps que cette touchante solidarité familiale qui, en s’élargissant et se perpétuant, devient la continuité nationale, est de tradition parmi nous. Nicolas Pasquier écrivait à son fils : « Commencez à ménager de bonne heure... Toute épargne en matière de ménage est d’un revenu incroyable et bien loin par-dessus les autres revenus. »

Après des siècles, la nation applique toujours le conseil de Pasquier et elle en constate, chaque jour, l’efficacité. Si elle supporte des calamités qui eussent abattu peut-être d’autres peuples, c’est à son économie qu’elle le doit ; si, dans les crises générales, elle a pu parfois prêter, à la prospérité universelle menacée, un appui utile, c’est son épargne qui le lui permet, si elle peut répondre à l’appel des autres nations préparant leur essor prochain, s’il est permis à l’œuvre du crédit de tendre à égaliser, sur les différents points du globe, les conditions du travail, si l’homme entrevoit, dans l’accumulation du matériel-machine, un recours contre les décisions de la loi d’airain la prévoyance féconde de la France y contribue, non moins que l’activité universelle ou l’initiative audacieuse des autres grandes puissances productrices.

Dans l’œuvre si moderne du crédit international, la France joue un rôle considérable. Quand les récoltes sont bonnes, elle place, dit-on, deux milliards ; quand elles sont médiocres, sa sévère économie accumule encore des plus- values importantes. La’ prudence, parfois extrême, qui préside à ces placements est un trait de caractère qu’on a blâmé parfois, mais qui n’est que la pratique, conséquente d’une vertu qui n’est plus niée.

D’ailleurs, il en est de même dans toute la matière économique : on prend, souvent, pour impuissance ce qui n’est que prudence. La méthode française, si mal connue, si mal appréciée, sacrifie d’abord à la mesure, à la réflexion, à la sécurité : elle aime la précision et la lumière.

Cet argent qui afflue chez nous, il faut bien qu’il vienne de quelque part. L’épargne peut le conserver ; elle ne suffirait pas à le créer. Pour expliquer notre richesse croissante, il faut admettre, dans notre action sur la nature, ou dans nos rapports avec l’étranger, un gain constant. D’où vient ce bénéfice ? Les statistiques courantes sont peu claires sur ce sujet. Elles renseignent sur le chiffre des affaires ou sur le tonnage des marchandises : elles s’expliquent mal sur le bénéfice réel ; et c’est pourtant là toute la question.

Et, là aussi, est le triomphe de la production et du commerce français. Que d’autres s’attachent aux matières lourdes et encombrantes exigeant un grand labeur, une main-d’œuvre considérable, pour obtenir un bénéfice restreint indéfiniment multiplié. Le Français, avec ses façons nonchalantes, recherche sans cesse les produits les plus légers, les moins embarrassants, les plus chers, qui assurent la plus ample et la plus sûre rémunération.

Le commerce français veut une clientèle choisie, riche, payant bien. La longue tradition qui impose son goût, ses modes, ses caprices même à l’étranger, lui a permis de choisir. Combien faut-il produire de tonnes de houille pour représenter le bénéfice obtenu par la vente d’une parure, combien de litres de bière pour une bouteille de champagne, combien de mètres de coton pour le nœud de ruban qui achève un chapeau de la rue de la Paix, combien de stères de bois de Norwège pour le panneau fragile qu’a signé Meissonnier ?

Tant que le commerce français gardera sa prééminence, tant qu’il s’adressera à la fortune toujours croissante de l’Univers, tant que le raffinement de son goût, la sûreté de son coup d’œil et la qualité de la main-d’œuvre seront reconnus et appréciés, la fortune publique, toujours accrue, répondra victorieusement aux pronostics fâcheux et surprendra, par d’éclatantes réalités, le pessimisme déçu des diseurs de mauvaise aventure.

 

Dans la politique, dans les lettres, dans les sciences, dans les arts, la fécondité du XIXe siècle français a égalé, sinon surpassé celle des trois siècles précédents. Une époque qui pourrait s’appeler soit le siècle de Napoléon, soit le siècle de Pasteur, imposera aux âges futurs l’éclat durable de son rayonnement. La poésie, l’histoire, le théâtre, la peinture, la sculpture laisseront des œuvres admirables. La physique, la chimie, les sciences théoriques et les sciences appliqués doivent beaucoup à la France. Il est impossible de citer ici tant de noms illustres. Mais, on peut du moins rappeler des faits qui sont, jusque dans les temps les plus récents, les preuves les plus éclatantes de l’énergie et de l’activité françaises.

 

L’humanité s’applique, par un travail constant, à se débarrasser du poids mort dont l’encombre la matière. Elle voudrait alléger l’appareil de l’existence. Taudis que la nature ne craint pas le gaspillage et la déperdition des forces, la raison tend à économiser la dépense ; elle vise à la précision, à l’épargne, au moindre effort.

Cependant, si les grandes inventions modernes ont accru la mobilité de l’homme, il faut reconnaître, qu’au début du moins, ce n’est pas la légèreté qui a été visée. On dirait plutôt que le poids a paru, d’abord, un auxiliaire indispensable. On a attaché à l’homme une surcharge énorme, pour le faire circuler, avec la rapidité de la foudre, sur les continents et sur les mers. Vaisseaux qui sont des mondes, locomotives qui sont des monstres, wagons d’autant plus stables qu’ils sont plus lourds, rails enserrant la terre de leur rigide ceinture, ponts métalliques branlant et retentissant sous la trombe de métal qui fond sur eux, masses épaisses des pilotis s’enfonçant jusque dans les entrailles de la terre, arcs audacieux jetés dans les airs et mariant les vallées, murailles cramponnées et bétonnées contenant l’éboulement des montagnes, viaducs prolongeant au loin leurs arcades géométriques, indéfiniment rapetissées, toute une maçonnerie et une ferraille immenses ont été étalées par la main de l’homme à la surface du globe. Un déplacement de matière inouï s’est attaché ainsi au voyageur lancé comme un bolide, et le suit, à toute vitesse, dans son effrayante trajectoire. Sa petite personne emporte mille tonnes avec elle.

Les siècles futurs s’étonneront des constructions gigantesques dont nos générations ont accablé la terre. Quand ils contempleront les carcasses énormes que laissera notre âge, quand ils mesureront ces ruines de rouille, inusables et inutilisables, couchées parmi les ronces, ils se demanderont comment l’idée est venue à des hommes, de déployer, pour une raison qu’ils comprendront mal, de si prodigieux et de si vains efforts. Nous avons entrepris de barder la terre, pour que nos voitures ne la crèvent pas. Une croûte de fer et de silex est seule assez robuste pour les supporter. Est-ce là le dernier mot du progrès ?

Et encore, je n’ai pas dit les noirs ateliers où l’âge du fer et de la houille a enfermé l’espèce humaine. L’homme va chercher dans la dépouille des forêts antédiluviennes accumulées, la chaleur solaire, qui rit, pourtant, dans l’air parfumé du printemps. Pour créer cet appareil, pour déplacer ces surcharges, il faut des températures inouïes, Le charbon y pourvoit. Notre époque dépense, sans compter, l’épargne millénaire de la planète. Nous brûlons notre séjour pour le parcourir plus rapidement. Et, parmi les crises du travail forcé et de la besogne obscure, dans les grands ateliers flambant comme des incendies, la métallurgie tient à l’attache l’humanité qui, à coup de massue et de marteau-pilon, rive, elle-même, son collier et sa chaîne.

Le progrès serait de nous débarrasser de tout cet attirail, de désencombrer l’humanité, roulante et circulante, du poids qu’elle traîne avec elle, de dépouiller cette enveloppe métallique qui est, à l’industrie moderne, ce que l’armure était à la chevalerie du moyen âge. L’âge de fer ne s’achèvera-t-il pas ?

On dirait qu’il s’achève, et, dans ce progrès naissant, la France, mobile et légère, se dirige comme par instinct, vers les allégements de demain. La houille noire a maintenant une rivale, c’est la houille blanche dent la fluidité limpide et froide glace soudain l’atelier, hier ardent et noir. L’eau des glaciers fouette la turbine ; la force, au lieu d’être arrachée aux entrailles de la terre, tombe des sommets ; la neige, qui s’entasse l’hiver et qui fond au printemps, la renouvelle indéfiniment ; les mines maintenant regardent le ciel ; et l’industrie électrique, transformant et transportant la force hydraulique, fait courir, à la surface du sol, l’auxiliaire nouveau du labeur humain libéré.

Mais voici que, tout à coup, l’erreur commise depuis Stephenson, apparaît. Qu’avait-on créé d’abord ? L’automobile, c’est-à-dire la voiture libre et sans entrave. Qu’a-t-on substitué à cette première invention ? La locomotive avec la servitude de la voie ferrée et du train. L’industrie métallurgique a mis, à la patte de la machine admirable, le fil de fer du rail.

Pourquoi ? Parce que la machine trop lourde s’enfonçait dans le sol ou se disloquait sur les grandes routes pavées, et on n’avait pas eu l’idée, alors, que des routes plus fermes et plus lisses en supporteraient le poids aisément... Par une coïncidence singulière, l’humanité se mit à faire les routes nouvelles, cailloutées et macadamisées, au moment où elle appliquait sur le sol l’infini réseau des rails. Double emploi. Aujourd’hui que les routes sont achevées et les rails posés, on revient à la voiture originaire : l’automobile indépendante, partant et arrivant à son heure, se hâtant ou suspendant sa course selon l’objet du voyage ou le gré du voyageur et soumettant bientôt son poids plus maniable et plus docile aux commodités de la vie courante, au lieu de subordonner celle-ci à son rigide horaire. Notre industrie est à la tête de ce récent progrès. La beauté du réseau des routes françaises favorise son essor. S’il eût été réalisé un peu plus tôt, une adaptation plus spéciale des routes, — avec voie montante, voie descendante et garages espacés, — eût certainement économisé au XIXe siècle, la partie la plus importante de la dépense absorbée par la construction des voies ferrées. Celles-ci eussent été réservées probablement aux longues distances et, aux circulations très chargées.

Cependant, par le progrès de l’automobilisme, le poids mort n’en diminue pas moins incomparablement, sans perte appréciable sur le temps et sur la rapidité. Le caoutchouc, rival du fer, bat son lourd adversaire ; l’élasticité maîtrise la pesanteur brutale. Le dernier mot n’est pas dit ; bientôt, la découverte probable d’un accumulateur perfectionné substituera, à la chaudière trépidante et haletante, la détente muette du fluide.

Mais l’automobile est bien lourde encore. Par les routes à peine frayées, les deux roues de la bicyclette se poursuivent, rasant le sol et multipliant, par leurs chaînes, leurs billes et leurs pneus élastiques, la pression du pied qu’enivre la trépidation réciproque. Le poids mort a presque disparu cette fois : un jeu l’absorbe dans la force vivante qui l’emporte. La terre, inaperçue dans le voyage à toute vapeur sur le rail inflexible, reparaît. Les horizons s’ouvrent, les coins délicieux se repeuplent, la joie de vivre, sœur de la joie de courir, emplit les poumons. La jeune humanité revoit les spectacles et jouit des surprises qu’avait connues, au temps des marches pédestres et des pèlerinages légendaires, la vieille et naïve humanité

À la surface des mers, le grand navire déroule son panache de fumée ; il fend la vague, heurte le vent, brise la résistance de l’air et de l’eau par sa force et son poids ; il appelle de loin, l’œil de l’ennemi qui le guette, et, s’il est, lui-même, armé en guerre, les deux monstres se précipitent, l’un sur l’autre et se heurtent comme des taureaux, trouvant leur arme suprême clans leur brutalité. Mais le sous-marin s’enfonce et dis parait sous les eaux. Il retient son haleine, ferme ses paupières. Et pourtant, il vit et il voit dans leur glauque solitude. Il se dirige, avance, atteint son but, portant son arme redoutable. Son ingénieux mécanisme, si fragile et si puissant, répand la terreur. Il débarrassera la planète de l’atrocité des guerres navales, par l’effroi insoutenable de son invisible aiguillon.

S’il faut conquérir les airs, on les conquerra bientôt ; du moins, l’héroïsme et le génie s’y emploient. Dans le mystère du parc de Meudon, l’œuvre s’achève : l’espace, déjà plus d’une fois, a été parcouru. La tour Eiffel porte sa pointe dans les nues pour servir de borne aux courses nouvelles, et son phare attire, la nuit, les phalènes gigantesques qui le contournent.

C’est encore trop lourd. Il y a encore trop de matière, Un nouvel effort de génie, et, la pensée humaine court, sans fil, à travers les airs. L’insaisissable éther est dompté. Le sourire de la nature suffit pour que la volonté de l’homme vole dans l’espace. Le dernier lien qui nous rattache au sol est brisé.

S’il était démontré qu’un seul de ces progrès qui vont probablement transformer les conditions de la vie au XXe siècle, comme la découverte de la vapeur et de l’électricité ont transformé celles de la vie, au siècle précédent, se soit passé de la collaboration de nos compatriotes, on pourrait conclure, sinon à une léthargie, du moins à un demi-sommeil de l’énergie française. Mais les noms des Michaud, des Bergès, des Dupuy de Lome, des Gustave Zédé, des Goubet, des Bollée, des Dion, des Renard, des Branly sont joints à l’histoire de chacune de ces transformations décisives, et si l’humanité se soulève pour voir s’ouvrir devant elle, des horizons nouveaux, elle ne peut négliger le bras de la France qui la soutient.

 

Par cette série étonnante de découvertes qui développent la mobilité de l’homme à la surface de la planète, celle-ci est soudain comme rapetissée. Elle ne gardera plus longtemps de coins cachés à la curiosité de l’homme.

Voici qu’on entend, sur les continents inconnus, le piétinement des explorateurs.

Ils font plus, en un demi-siècle, que leurs prédécesseurs en des milliers d’années. Bientôt les lignes de leurs itinéraires se croisent et s’entrecroisent sur les cartes soudain vivantes et animées. Ils peuplent les déserts, déplacent les montagnes, replient ou redressent les courbes des fleuves : on dirait qu’ils remanient la face de la terre. Leur histoire deviendra légendaire, comme celle des pilotes anciens qui ont ouvert les colonnes d’Hercule ou doublé, peut-être, le cap africain. Ils ont rempli de pages héroïques les fastes de notre temps que l’on dit si mornes, et je ne sache pas qu’il y ait, clans les annales d’aucune époque, des faits plus dramatiques que l’apparition, sur le Stanley-Pool, des glorieux haillons de Brazza décidant du sort d’un empire, ou la marche sans pareille de l’autre héros africain dont la gloire reste impérissable, même sans l’auréole du succès.

Mais, depuis longtemps, les hommes d’État sont en éveil. Le 25 messidor an V, l’illustre élève de Choiseul, Talleyrand, sur le point de devenir ministre des Affaires Étrangères, avait communiqué à l’Institut son fameux Essai sur les avantages à retirer des colonies nouvelles ; et il concluait en ces termes : « Tout presse de s’occuper de nouvelles colonies : l’exemple des peuples les plus sages qui en ont fait un des grands moyens de tranquillité ; le besoin de préparer le remplacement de nos colonies actuelles pour ne pas nous trouver en arrière des événements ; la convenance de placer la culture de nos denrées coloniales plus près de leurs vrais cultivateurs ; la nécessité de former, avec les colonies. les rapports les plus naturels, bien plus faciles sans doute, dans les établissements nouveaux que dans les anciens l’avantage de ne point nous laisser prévenir par une nation rivale, pour qui chacun de nos oublis, chacun de nos retards de ce genre est une conquête ; l’opinion des hommes éclairés qui ont porté leur attention et leurs recherches sur cet objet ; enfin, la douceur de pouvoir attacher à ces entreprises tant d’hommes agités qui ont besoin de projets, tant d’hommes malheureux qui ont besoin d’espérance. »

Quoique le XIXe siècle fût occupé par d’autres tâches et agité par d’autres passions, il n’avait pas négligé tout à fait cet avertissement. Dès 1830, la France avait mis le pied en Afrique et elle avait repris magistralement, de l’autre côté de la Méditerranée, la tradition de la colonisation romaine. Mais il fallait que le siècle poursuivît son cours pour qu’un autre homme d’État, non moindre, précipitât, presque malgré elle, toute une génération dans la vaste entreprise qui allait rendre à la France un autre empire colonial. Jules Ferry dicta le plan de la nouvelle conquête : Tunisie, Tonkin, Congo, Madagascar, vaste quadrilatère, qui forme, désormais, le cadre du nouvel établissement. Il était temps.

Si la persévérante intuition du grand homme d’État n’eût pas deviné et précédé le mouvement, si la France n’eût pas pris les devants, elle eut rencontré partout, — on l’a bien vu depuis, — des résistances et des concur­rences qui eussent probablement réprimé son essor. Le monde averti ne se fût, pas laissé surprendre. L’Europe, en éveil, ne se fût pas laissé distancer. L’heure était d’une opportunité fugitive. En moins d’un demi-siècle, le monde entier aura été partagé ; les terres vacantes auront été occupées ; les frontières nouvelles seront définitivement fixées ; il n’y aura plus de place pour de nouvelles exten­sions qu’au prix de terribles bouleversements. N’avons- nous pas vu, en moins d’une génération, l’Afrique, qui était restée ignorée et farouche, pendant des siècles, aux portes de l’Europe, apparaître, s’ouvrir et se soumettre aux combinaisons et aux calculs du progrès universel

Et c’est précisément dans cette Afrique mystérieuse, sur des côtes et des territoires indéfiniment étendus, le long des vallées qu’arrosent les grands fleuves, Sénégal, Niger, Congo, Chari, Oubanghi, c’est sur ces espaces immenses, parmi la complexité des climats, des populations, des religions, que la France vient d’étendre sa domination, c’est-à-dire se créer de nouveaux devoirs.

Nos autres colonies, — l’Indo-chine qui pénètre comme un coin dans le monde Asiatique entrouvert, Madagascar dont l’isolement imprenable surveille à la fois les mers Indiennes et l’Afrique méridionale, la Nouvelle-Calédonie plantée comme une vedette dans le monde austral, — chacune de ces colonies peut trouver rapidement, en elle- même, les conditions de son futur développement. Mais, de l’autre côté de la Méditerranée, en prolongement de la Mère-Patrie, dans le vieux sillon du monde romain élargi, la France africaine — Algérie, Tunisie, Sénégal, Niger. Congo et Soudan — nourrit pour nous, les décisifs problèmes. Là, sera, un jour, la pépinière des hommes, la source des richesses nouvelles, la position culminante sur le continent triangulaire et massif aux plateaux escarpés, qui domine les trois mers.

La France se rend à peine compte de la grandeur de la tâche. Fatiguée de l’effort de la conquête, elle reprend haleine à la veille des efforts nouveaux. Sur les bords des fleuves gigantesques, les forêts éternelles qu’a parcourues Stanley déroulent indéfiniment leurs ombres profondes et leurs indispensables richesses. Le caoutchouc pousse dans noir, comme sur l’autre rive du Congo, la petite et indu, Belgique a déjà montré tout le parti que l’on peut tirer de ces terres.

Et, s’il en est besoin, ne trouverions-nous pas, dans notre propre histoire, d’illustres exemples ? Quand Richelieu, qui eut la claire conscience de toutes les grandeurs françaises, eut jeté les bases de notre premier empire colonial, quand il eut montré du doigt le Canada, la Louisiane, Madagascar, le Sénégal et, les Indes orientales, il y eut aussi, dans le pays, une heure d’attente et d’hésitation. Mais, sous Louis XIV, on vit Colbert réunir autour de lui les représentants de toutes les classes, les détenteurs de l’activité publique, et leur imposer avec l’autorité qui venait d’une foi profonde, la collaboration et les sacrifices que la richesse acquise doit aux œuvres nouvelles et aux initiatives fécondes. La France répondit à cet appel. Le clergé, la noblesse, la bourgeoisie, le commerce offraient largement les ressources nécessaires. Le peuple donnait son courage et ses bras. Et l’on vit, ainsi, naître et grandir, par le concours de tous, cette magnifique création coloniale qui a répandu le nom français jusqu’aux extrémités de la terre.

Aujourd’hui, ce ne sont ni les courages, ni les initiatives qui font défaut ; tout au contraire. On retrouve bien ces hommes « qui ont besoin de projets », et ces hommes « qui ont besoin d’espérance » dont parlait Talleyrand ; Jusque dans ses parties les plus lentes et les plus séden­taires, la nation s’ébranle. Les terres sont là, immenses ; elles sont riches et fécondes. Mais elles réclament de longs sacrifices, une mise de fonds, des capitaux. Les capitaux, non plus, ne nous manquent pas. Seulement, ils hésitent. Telle est la situation présente.

La France trouvera-t-elle un autre Colbert ? Le ministère des colonies est, vraiment, le département des Destinées Futures : c’est là que siège l’avenir de la nation. Qu’on y trouve aussi, l’autorité, la sagesse et la foi.

Quel champ fécond et admirable ! Répandez sur le monde les forces que vous avez si longtemps repliées, sur vous-mêmes. N’allez pas répétant que la France n’est plus qu’une nation de second ordre et qu’elle n’a qu’à s’incliner devant la destinée ; discernez le rôle qui lui appartient, grâce à ce récent et admirable effort que vous appréciez mal parce qu’il est d’hier, mais qui l’a maintenue parmi les cinq puissances dont les intérêts sont répandus sur tous les continents ; décidez cet essor qui n’attend qu’un signal ; réclamez les ressources nécessaires pour féconder un monde nouveau ; dégagez les formules juridiques qui donneront à la fortune acquise les garanties nécessaires pour qu’elle vienne en aide à la fortune de demain. En un mot, faites appel à la nation hésitante. Présentez-lui un programme clair, précis, proportionné à ses forces qui sont grandes, à ses ressources qui sont immenses, — et qui sont visées, d’ailleurs, par des spéculations douteuses et trop souvent étrangères. Remuez-la, passionnez-la. Elle vous saura gré d’avoir su dissiper ses doutes, écarter ses inquiétudes, raviver ses vieilles énergies. Les races sont grandes et fécondes, en raison de la grandeur et de l’avenir des tâches qui leur sont assignées.

Et que l’on m’entende bien : il ne s’agit pas seulement d’une vaste ostentation de conquêtes, il ne s’agit pas même de l’accroissement de la richesse publique et privée ; il s’agit de répandre au delà des mers, sur des terres hier barbares, les principes d’une civilisation dont l’une des plus vieilles nations du globe a bien le droit de se glorifier ; il s’agit de créer, auprès de nous et loin de nous, autant de Frances nouvelles ; il s’agit de sauvegarder notre langue, nos mœurs, notre idéal, le renom français et latin, parmi l’impétueuse concurrence des autres races, toutes en marche sur les mêmes chemins.

Je n’ignore pas que la France a. envers elle-même, d’autres devoirs encore ; je sais qu’elle a entrepris l’œuvre difficile de soulager les misères, d’apaiser les colères, d’alléger le poids de la vie commune, de réconcilier les esprits et les cœurs. Cette œuvre pourrait, à elle seule, illustrer un siècle. Mais les deux tâches n’ont rien de contradictoire. La liberté est une grande école d’activité.

Quand le père de l’Histoire, Hérodote, ayant à exposer les causes de la grandeur athénienne, dût faire une comparaison entre les trois formes de gouvernement, il compta, à l’avantage de la démocratie « son très magnifique nom et ses très belles promesses, son pouvoir d’engager les cœurs des citoyens à la défense de leur constitution et de fournir à tous, un lien commun d’union et de fraternité. C’est ainsi, dit-il, que les Athéniens grandirent en force »... Devons-nous renoncer à l’espoir de voir se renouveler quelque chose de cette histoire, dans des temps bien différents et dans des proportions tout autres ? Athènes, par le goût des arts, par le progrès de la science et de la philosophie, par la splendeur de ses colonies, honora le monde hellénique. La France ne peut-elle pas, par un développement puissant, libre et harmonieux, prétendre à honorer encore, l’humanité ?

Il paraît que le rapprochement s’impose, car un illustre historien anglais, Grote, le fait, en commentant le passage d’Hérodote : « La cause active de la transformation d’Athènes, dit-il, était le principe et le système nouveau, à savoir la grande et nouvelle idée du peuple souverain, composé de citoyens libres et égaux, ou Liberté et Égalité, pour employer les mots qui ont profondément remué la nation française à la fin du siècle dernier... La démocratie dans l’antiquité grecque, possédait le privilège, non seulement d’allumer un attachement ardent et unanime pour la constitution dans le cœur des citoyens, mais encore de créer une énergie d’action publique et privée, telle qu’on n’en pouvait attendre d’un autre gouvernement... »

Une activité plus féconde, des lois plus douces, « un lien commun d’union et de fraternité », tels sont les bienfaits que la France est en droit d’attendre de la pratique de la liberté. Ces leçons, en tous cas, nous ont été transmises par nos aînés des grandes civilisations méditerranéennes, avec le culte ardent et exclusif de la Cité, de la Patrie.

Que la France s’emploie à développer en elle et à répandre au loin ces glorieuses traditions, qu’elle prenne confiance en ses forces et en ses destinées, qu’elle apaise ses discordes intestines, qu’elle soit, dans le monde, l’apôtre vigilant et fort de la tolérance et de la paix, qu’elle élève jusqu’à elle les générations futures des peuples inconnus dont l’histoire va s’étonner d’apprendre les noms, et les siècles à venir parleront avec gratitude de notre patrie bienfaitrice, éducatrice et civilisatrice, les réparations équitables s’accompliront, et, suivant la loi coutumière de son histoire, elle aura prouvé, au lendemain d’une grave crise, qu’elle n’a rien perdu de l’autorité et de l’influence que quinze cents ans de vie glorieuse et utile lui ont légitimement assurées.