Réception de M. Houdart de Lamotte
M. Houdart de Lamotte, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Thomas Corneille, y est venu prendre séance le samedi 8 février 1710, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Que ne m’est-il permis de recueillir ici ce qu’on vous a dit de plus éloquent en de pareilles occasions ! Pourquoi faut-il des expressions différentes pour des sentimens semblables ? Ceux-mêmes que je remercie m’ont enlevé tout ce que j’aurois dû leur dire.
Tant de grands hommes ont eu à s’acquitter du devoir dont je m’acquitte, qu’il n’y a pas de honte à croire la matière épuisée : peut-être même y auroit-il de la justice à dispenser désormais ceux que vous recevrez parmi vous, d’un hommage tant de fois rendu, et auquel la reconnoissance la plus ingénieuse ne sauroit plus donner aucun air de nouveauté.
Je me trompe, Messieurs, mon insuffisance me rend injuste ; maintenez un usage qui n’humiliera que moi : j’admirerai avec plaisir dans ceux qui me suivront les ressources qui m’ont manqué.
Je puis du moins vous donner un garant bien sûr de la haute idée que j’ai de la place où vous m’élevez ; c’est ce désir même d’être reçu parmi vous, si vif en moi dès sa naissance, tout chimérique que je l’ai cru ; ce désir qui m’a tenu lieu de génie, qui m’a dicté les Essais Lyriques dont vous avez agréé l’hommage, et qui, sous vos auspices, ont trouvé grace devant le public ; ce désir qui, industrieux à se servir lui-même, m’a fait tantôt orateur et tantôt poète pour mériter tous vos lauriers, qui m’a même enhardi plus d’une fois à vous remercier ici d’un suffrage unanime que j’osois regarder alors comme le présage de celui dont je vous rends graces en ce moment ; ce désir enfin qui du moindre de vos élèves, me fait devenir un de vos confrères.
Je prononce ce mot avec transport, et j’oublie un moment ce que je suis, pour ne vois que le mérite de ceux à qui vous daignez m’associer.
Quelque naissance, quelque dignité qui distingue la plupart d’entre vous, ce n’est point par cet éclat emprunté qu’ils m’éblouissent ; ils en ont un plus réel et plus indépendant. Qu’on rende ailleurs aux grands emplois et aux grands noms, ces hommages extérieurs que l’amour propre, habile à se dédommager, dément, quelquefois en secret, on n’honore ici que les talens et la vertu ; on n’y rend que ces respects sincères d’autant plus flatteurs pour ceux qui les reçoivent, qu’ils font le plaisir même de ceux qui les rendent.
Je sens ce plaisir, Messieurs, dans toute son étendue : il n’y en a pas un de vous, car j’ai brigué l’honneur de vous approcher et de vous étudier avant le temps, il n’y en a pas un de vous en qui je n’aye senti cette supériorité d’esprit si sure de son empire, mais dont la politesse sait rendre la domination si douce.
Oui, j’ose le dire, les titres sont ici de trop ; le mérite personnel attire à lui toute l’attention. On remarque à peine que vous réunissez dans votre corps ce qu’il y a de plus respectable dans les différens ordres de l’état ; on songe seulement, et c’est là votre éloge, que vous y rassemblez le savoir, la délicatesse, les talens, le génie, et surtout la saine critique, plus rare encore que les talens, aussi nécessaire à l’avancement des lettres que le génie même.
Mais à ne regarder que vos ouvrages, Messieurs, quelle source d’admiration ! Peut-être en sommes-nous encore trop près pour en juger sainement : on n’est jamais assez touché de ce qu’on voit naître et de ce qu’on possède ; on se familiarise avec le mérite de ses contemporains ; l’antiquité seule y met le sceau de la vénération et de l’estime publique. Plaçons donc l’Académie dans son véritable point de vue, et voyons-la, s’il se peut, avec les yeux de la postérité.
Des historiens d’une simplicité élégante, d’une précision nette, et d’un ordre intéressant, non moins habiles à discerner les caractères, qu’à dévoiler les motifs, et qui par le charme des tours et de l’expression, semblent plutôt renouveler les événemens que les raconter ; des orateurs également heureux à choisir et à placer leurs pensées, qui ne remuent les passions qu’en faveur de la vertu, et dont les beautés sont de tous les lieux et de tous les temps, parce que la raison est universelle et ne change point ; des poètes exacts sans être froids, sublimes, mais qu’on entend toujours, souvent au-dessus de leurs modèles dans les genres déjà connus, et peut-être inimitables dans ceux qu’ils ont inventés ; des traducteurs ingénieux, quoique fidèles, qui tiendront lieu la plupart des originaux qu’ils ont embellis ; des philosophes enfin, et des théologiens solides, qui ont su parer les sujets les plus austères, et qu’on relit encore pour le seul plaisir, quand on croit les avoir assez lus pour s’instruire : voilà l’Académie, Messieurs, telle qu’elle paroîtra au jugement de l’avenir. Les imperfections légères et inséparables de l’humanité que la jalousie contemporaine grossit et multiplie à nos yeux disparoîtront alors dans la foule des beautés.
Alors on vous rendra toute la justice qui vous est due ; on connoîtra tout ce que vous avez fait pour notre langue, ce qu’elle étoit avant vous et ce qu’elle est devenue entre vos mains.
On ne dira plus simplement, comme on l’a dit jusqu’ici, que chaque langue a ses beautés différentes, et que le génie particulier de la nôtre est l’ordre, la netteté et la justesse. Vous le savez mieux que moi, Messieurs, les langues n’ont point de génie par elles-mêmes ; ce sont les écrivains célèbres qui, par l’usage différent qu’ils en font, établissent ces préventions confuses à qui, dans la suite, on laisse usurper le nom de principes.
Pourquoi notre langue n’admet-elle plus ces métaphores audacieuses qui défigurent les objets en voulant les agrandir ? Pourquoi retranche-t-elle ces longues comparaisons chargées de circonstances inutiles, qui ne laissent pas discerner les véritables rapports des choses ? Pourquoi veut-elle que dans un discours, les pensées naissant les unes des autres, ne forment toutes ensemble qu’un tissu de conséquences ? Que par des transitions délicates on fasse passer l’esprit sans effort et sans précipitation d’un sujet à un autre ? Manquons-nous donc d’expressions pour un style enflé et licencieux ? Nous coûteroit-il tant d’arranger nos pensées selon que le hasard nous les présente, sans égard à ces rapports justes, ni à cet ordre naturel que le raisonnement exige ? Non, sans doute, et nous n’avions que trop de pente à jouir de ces libertés : mais de sages écrivains se sont garantis de la contagion de l’usage ; ils ont remonté aux sources du plaisir et de la persuasion, et ils nous ont accoutumés enfin à une raison exacte dont nous ne saurions plus nous passer, mais que par une espèce d’ingratitude, nous nommons le génie de notre langue, pour ne la pas nommer votre ouvrage.
Qu’on voie cependant quel étoit avant vous le génie de la langue françoise ; elle a aimé l’enflure dans Ronsard, les pointes et la licence dans Théophile, le faste des hyperboles dans les uns, la fausse plaisanterie dans les autres, le désordre presque dans tous : les auteurs même les plus sensés n’avoient pas seuls assez de force pour secouer, avec persévérance, le joug du mauvais goût ; il falloit une compagnie qui, par le concours des lumières, établît des principes certains, rendît le goût plus fixe, disciplinât le génie même, et en assujettît les fougues à la raison.
Voilà la gloire, Messieurs, de votre illustre fondateur, il a prévu les fruits de votre établissement ; il a senti que les plus grands génies, abandonnés à leur goût particulier, s’égareroient toujours par quelqu’endroit ; mais que réunis, ils seroient les maîtres les uns des autres, et que de tant d’esprits, enrichis réciproquement de leurs lumières, il ne se formeroit bientôt qu’un seul esprit, dont les vues seroient plus vastes et les jugemens plus uniformes, capables enfin d’atteindre à la perfection et d’en donner des règles.
C’eût été trop peu pour ce sage Ministre, dévoué aux intérêts de son pays, de ne lui procurer que la sureté et l’abondance ; il voulut, par votre institution, lui assurer cette politesse des mœurs, ce commerce agréable des esprits, cet amour, ce goût du beau, qui fait sentir tous les autres biens, et qui assaisonne jusqu’à l’abondance même.
Les grands hommes ont les mêmes principes. Séguier succéda aux vues d’Armand ; il vous consola généreusement de sa perte, et il soutint l’ouvrage d’un autre avec autant d’ardeur que si c’eût été le sien. Long-temps votre confrère, il en étoit devenu encore plus digne d’être votre protecteur ; et ce qui fait votre gloire et la sienne, Louis lui-même n’a pas dédaigné de lui succéder.
C’est de ce jour, Messieurs, que votre fortune eut tout son éclat ; les Muses vinrent s’asseoir aux pieds du trône, et le palais des Rois devint l’asile des Savans. Vous ne songêates alors qu’à immortaliser votre reconnoissance, et le tribut que vous exigeâtes de vos nouveaux confrères, fut l’éloge du Prince dont ils alloient partager la protection.
Ainsi, par autant de plumes immortelles furent écrites les annales de son règne ; monument précieux d’équité, de valeur, de modération et de constance, modèle dans les divers événemens de cet héroïsme éclairé où le sage seul peut atteindre.
Mais quelque grand que Louis paroisse à la postérité par ses actions et par ses vertus, ne craignons point de le dire, il lui sera encore plus cher par la protection qu’il vous a donnée. Tout ce qu’il a fait d’ailleurs n’alloit qu’à procurer à ses peuples, à ses voisins et à ses ennemis même un bonheur sujet aux vicissitudes humaines ; par la protection des Lettres, il s’est rendu à jamais le bienfaiteur du monde ; il a préparé des plaisirs utiles à l’avenir le plus reculé, et les ouvrages de notre siècle, qui seront alors l’éducation du genre humain, seront mis au rang de ses plus solides bienfaits.
Multipliez donc vos ouvrages, Messieurs, par reconnoissance pour votre auguste protecteur ; quelque sujet que vous traitiez, vous travaillerez toujours pour sa gloire, et l’on ne pourra lire nos Philosophes, nos Historiens, nos Orateurs et nos Poètes, sans bénir le nom de l’Auguste qui les a fait naître.
Je brûle déjà de contribuer selon mes forces, aux obligations que lui aura l’univers : heureux si mon génie pouvoit croître jusqu’à égaler mon zèle !
Je l’échauffe du moins de la plus vive émulation ; je me représente quel étoit l’homme dont je remplis ici la place : j’ai fait plus, Messieurs, pardonnez-moi cette vanité qui ne me sera peut-être pas infructueuse ; j’ai voulu compter tous mes aïeux académiques : c’est l’illustre personnage que vous regrettez, c’est son frère, le grand Corneille ; c’est Maynard, dont le nom se soutient encore après celui du grand Corneille : filiation singulière, dont je ne fais gloire ici que pour m’engager davantage à ne pas dégénérer.
Je trouve dans ce nouvel ordre d’ancêtres, toutes les prééminences de la poésie. Maynard partagea les suffrages de son siècle avec les Malherbes et les Racans ; combien lui doit-on de ces vers heureux qu’on ne peut s’empêcher de retenir, ni se lasser de redire ?
Le grand Corneille est de ces hommes qu’on ne peut plus louer : pour soutenir l’idée que son nom réveille, il faudroit ce génie sublime, j’ai presque dit cet instinct divin qui n’a été donné qu’à lui, et qui ne l’abandonnoit presque jamais.
C’est au frère, c’est au rival de ce grand homme que je succède aujourd’hui. Je ne désespère pas, Messieurs, de recueillir quelques-uns de ses talens, soutenu par vos leçons et animé par l’exemple de son digne neveu1, dont je serois tenté de mêler ici l’éloge, s’il pouvoit être court, et si je ne devois mon attention à mon prédécesseur.
Né avec un goût universel, il connoissoit également les beautés de l’une et de l’autre scène ; la France le comptera toujours entre ses Sophocles et ses Ménandres. Capable du grand, il mérita plus d’une fois la noble jalousie de son frère qui eut la générosité de la lui avouer ; tendre et pathétique, il fit couler pour quelques-unes de ces héroïnes, des larmes que quarante ans de succès n’ont pas encore épuisées.
Mais s’il sut peindre heureusement les majestueuses douleurs de la tragédie, le badinage et les jeux instructifs du comique ne lui furent pas moins familiers : et ce qui le distingue dans les deux genres, c’est qu’il y posséda souverainement le don de l’intrigue et des situations ; peut-être ne connoîtroit-il point de maître au théâtre, si sa féconde facilité, si la foule de ses grands desseins lui eût laissé le soin scrupuleux du détail.
Combien d’ouvrages, cependant, devons-nous à cette heureuse fécondité ! Ces traductions, ces remarques sur la langue, ces dictionnaires, travaux immenses qui demandent d’autant plus de courage dans ceux qui les entreprennent, qu’ils ne peuvent s’en promettre un succès bien éclatant, et que le public qui prodigue toujours ses acclamations à l’agréable, jouit d’ordinaire avec indifférence de ce qui n’est qu’utile.
Vous ne me pardonneriez pas, Messieurs, de n’envisager mon prédécesseur que par ses talens ; je dois le regarder par ses vertus, l’objet indispensable de mon émulation.
Sage, modeste, attentif au mérite des autres, et charmé de leurs succès ; ingénieux à excuser les défauts de ses concurrens, comme à relever leurs beautés ; cherchant de bonne fois des conseils sur ses propres ouvrages, et sur les ouvrages des autres ; donnant lui-même des avis sincères, sans craindre d’en donner de trop utiles ; ne trouvant pas même à combattre en lui cette basse jalousie tant reprochée aux auteurs : voilà le modèle que j’ai à suivre. Croiroit-on que je peins un poète, si vous n’aviez encore parmi vous de pareils exemples !
Je vous en atteste, Messieurs, vous qui le connoissiez tout entier, et qui avez joui si long-temps de son assiduité ; le plaisir de vous entendre l’attiroit ici autant que son devoir ; vous l’avez vu fidèle à vos exercices, jusques dans une extrême vieillesse, tout infirme qu’il étoit et déjà privé de la lumière.
Ce mot me fait sentir tout-à-coup l’état où je suis réduit moi-même2. Ce que l’âge avoit ravi à mon prédécesseur, je l’ai perdu dès ma jeunesse ; cette malheureuse conformité que j’ai avec lui, vous en rappellera souvent le souvenir ; je ne servirai d’ailleurs qu’à vous faire mieux sentir sa perte.
Il faut l’avouer cependant ; cette privation dont je me plains, ne sera plus désormais pour moi un prétexte d’ignorance. Vous m’avez rendu la vue, vous m’avez ouvert tous les livres, en m’associant à votre Compagnie. Aurai-je besoin de faits ? je trouverai ici des Savans à qui il n’en est point échappé. Me faudra-t-il des préceptes ? je m’adresserai aux Maîtres de l’art. Chercherai-je des exemples ? j’apprendrai les beautés des anciens de la bouche même de leurs rivaux. J’ai droit enfin à tout ce que vous savez ; et puisque je puis vous entendre, je n’envie plus le bonheur de ceux qui peuvent lire. Jugez, Messieurs, de ma reconnoissance, par l’idée juste et vive que je me forme de vos bienfaits.
- M. de Fontenelle.
- M. de Lamotte étoit aveugle.