Le partage des richesses. Discours prononcé lors de la remise des Grands prix des fondations de l’Institut de France

Le 3 juin 2015

Gabriel de BROGLIE

Remise des Grands prix des fondations de l’Institut de France

Allocution de M. Gabriel de Broglie,

de l’Académie française,

Chancelier de l’Institut

Le partage des richesses

Mercredi 3 juin 2015

 

 

Au premier abord, il pourrait sembler curieux – pour ne pas dire déplacé – de parler du partage des richesses alors que la pauvreté ne cesse de progresser dans le monde, que l’écart entre riches et pauvres continue de s’accroître, et que revêtus de nos habits brodés nous nous apprêtons à l’abri de cette prestigieuse coupole à distribuer des centaines de milliers d’euros à chacun des 10 lauréats des Grands Prix des fondations de l’Institut de France.

Ce serait évidemment se fourvoyer que de se limiter à ce décor ostentatoire, à cette seule approche matérielle. Certes les montants sont importants, qui peut s’en plaindre ? – pour certains ils sont comparables au Prix Nobel –, mais les richesses qui nous rassemblent vont heureusement bien au-delà de la simple attribution d’une dotation financière à tel écrivain ou tel scientifique, à tel chercheur ou à telle association.

Certains diraient - peut-être trop facilement –, en nous voyant assis ici, sous les ors du dôme du Palais de l’Institut, en plein 6e arrondissement, que les murs qui nous entourent sont ceux d’une institution richement dotée, qui plus est propriétaire de collections d’art inestimables, réparties aux quatre coins de l’hexagone et même au-delà, léguées par de riches collectionneurs, héritiers de vieilles fortunes ou banquiers nouvellement enrichis. Pourtant, eux aussi se fourvoieraient.

Rassurez-vous : je ne vous dirai pas, comme pour solliciter la commisération, que l’Institut de France est pauvre ; je vous dirai simplement que l’Institut – pour sa part – n’est pas riche. Et pour cause : l’Institut de France n’a pas de dotations et n’a pas de capital. La contribution de l’État à son fonctionnement et à celui des cinq académies qui le composent dans leurs missions de service public, s’élève à 10,5 millions d’euros par an seulement. Ce chiffre, si on le compare, concerne plus de cinq cents académiciens, 150 agents, l’activité du Palais et deux prestigieuses bibliothèques. Il ne peut être mis en comparaison avec les sommes que l’État consacre à d’autres grandes institutions culturelles ou scientifiques, sans, bien entendu, viser personne. Par opposition – et cette différence qui n’est jamais relevée est essentielle –, il concerne aussi des activités pédagogiques, des publications, la conservation d’archives, la numérisation du patrimoine immatériel et la diffusion du savoir qui ne sont que très faiblement prises en compte. Les fonds dont l’Institut dispose par le biais des fondations qu’il abrite, pussent-ils être jugés considérables, ne sont pas les siens : ils lui sont confiés, à charge ; ils sont un moyen pour lui de remplir pleinement ses missions dont certaines sont de service public, définies dans les statuts, d’autres se situent dans le prolongement direct des missions académiques, comme de stimuler la recherche, d’encourager l’innovation, de combler des lacunes de l’action publique, d’autres enfin découlent de la vocation de bienfaisance, inhérente depuis plus de trois siècles à toute existence académique, solennellement confirmée lors de la création de l’Institut dans le droit fil de l’héritage des Lumières, et enfin confirmée par le Conseil d’État à la demande du Gouvernement en 1988 dans l’intérêt général.

D’aucuns auraient-ils inféré à tort que l’Institut de France jouissait d’une grande richesse et que celle-ci pouvait poser à certains des questions ? S’apercevant de leur bévue, ils se trouvent placés devant une énigme qui pourrait se résumer ainsi : « comment font-ils ? », quelques fois teintée de mauvais esprit. Nous connaissons la clé de l’énigme. Elle est réunie ici. Et les personnes qui nous font l’honneur et l’amitié d’assister à cette cérémonie connaissent très bien la réponse.

La richesse de l’Institut tient avant tout à ce concours d’altruisme, de dévouement à l’intérêt général, de compétence et de mérite qui se trouve assemblé en cet instant, à cette occasion, sous cette Coupole. Cette vraie richesse n’est ainsi nullement monétaire : elle réside dans les fondateurs, le statut général du mécénat en France, la reconnaissance bien légitime des académiciens.

Car la première richesse de l’Institut, c’est d’abord et avant tout ses membres, les académiciens ; c’est peut-être même la seule richesse dont il est difficile de faire la somme, et tout cela implique la vie de l’Institut, la raison d’être des Académies, la raison d’être de ce que font les académiciens eux-mêmes, de ce qu’ils sont, de leur culte du travail, et même de leur dévouement passionné. Aussi les Académies, à travers la variété et la diversité de leurs membres, sont-elles, à elles seules une richesse inestimable. C’est avant tout celle du savoir, de l’expertise et de l’interdisciplinarité de ceux, qui, tout au long de l’année, poursuivent leurs travaux en séance ou siègent au sein des jurys des Prix et des conseils d’administration des fondations. Chaque académicien qui s’investit dans le jury d’un prix, le conseil d’administration d’une fondation, participe à l’œuvre commune et apporte ses compétences à une recherche, une prospection, une sélection d’un homme, d’un projet qui sera doté selon la volonté du fondateur. Il exerce ce bénévolat en toute indépendance avec une conscience d’une rigueur absolue et un sens de l’excellence.

La richesse de l’Institut, c’est également celle d’une culture ancienne, héritée des âges révolus de la Monarchie, de la Révolution, de Napoléon et de la République ; c’est celle de la pérennité à laquelle renvoie l’exceptionnelle longévité d’une institution qui a traversé tous les régimes, et dont le solide ancrage historique lui permet de regarder l’avenir avec confiance et détermination. Les intentions fondatrices des Conventionnels, qui créèrent l’Institut national des sciences et des arts en 1795, sont ici fidèlement respectées, tout comme les volontés des fondateurs qui, depuis plus de deux cents ans, décident de confier à l’Institut de France tout ou partie de leurs biens pour en assurer la pérennité. Le duc d’Aumale, léguant Chantilly à l’Institut, et évoquant dans son testament le devenir de son domaine et de ses collections, résumait assez bien ce qui anime le geste des fondateurs : « j’ai résolu d’en confier le dépôt à un corps illustre […] qui, sans se soustraire aux transformations inévitables des sociétés, échappe à l’esprit de faction, comme aux secousses trop brusques, conservant son indépendance au milieu des fluctuations politiques ». Ce témoignage montre combien l’essence même et la fonction de l’Institut stimulent la générosité des mécènes. Cette assurance de pérennité, la confiance et la générosité qui l’accompagnent trouvent aujourd’hui mieux que jamais des garanties dans l’expertise que l’Institut de France a acquise au gré des ans, par son indépendance qui est la raison d’être même de sa mission et par la transparence de son organisation et de son mode de gestion avec les fondateurs qu’aucune organisation abritante n’offre au même degré. Expertise, indépendance, transparence, comme inhérentes à notre institution, sont elles aussi des richesses partagées pour le bien du plus grand nombre. Elles lui offrent d’exceptionnelles occasions de s’adapter, notamment à la typologie de chacune des fondations, à la personnalité de chacun des fondateurs, à la nature de leur engagement. Quelle richesse que cet engagement ! que cette générosité ! que ces motivations diverses réunies en un seul corps !

En traduisant de nos jours une tradition vieille de trois siècles, le Conseil d’État n’a pas manqué de consacrer par là-même une des réussites du système de redistribution de la richesse en France.

 

Une autre richesse de l’Institut de France – que nous ne pouvons pas oublier tant nous la partageons abondamment – c’est le sens de l’accueil. L’Institut a une fonction d’accueil unique : ses lieux, son rapport particulier au protocole, la courtoisie qui est son autre nature, le prestige de la tradition et de la pérennité, l’attention envers le public à chacune des séances et des visites, ou encore le soin apporté à rendre harmonieuses les multiples fonctions de ce Palais, sont autant de traits auxquels nous sommes attachés et sur lesquels nous veillons avec d’autant plus de zèle qu’ils sont eux aussi l’expression d’une forme de générosité, en tout cas de notre hospitalité.

Enfin, la richesse de notre institution réside dans tous celles et ceux qui, de près ou de loin, œuvrent tous les jours, sur le terrain, dans nos murs, dans les fondations-musées. Je veux parler des mécènes, des lauréats, des porteurs de projets soutenus, encouragés ou financés, qui constituent une vaste richesse humaine, bâtisseuse et inspirante, que nous partageons ensemble tout au long de l’année. À chaque fois que nous accordons une subvention à une association humanitaire ou à un projet culturel, à chaque fois que nous attribuons une bourse à un étudiant, à chaque fois que nous remettons un prix à un écrivain, chercheur ou artiste, nous faisons fructifier cette richesse pour mieux la mettre au service des causes auxquelles nous sommes tous heureux de contribuer, apportant chacun une pierre à l’édifice. Le vrai partage auquel l’Institut de France est attaché – en son autre nom le dévouement au bien commun – ne passe pas uniquement par la distribution d’argent, à moins de sombrer dans un vain mécanisme, mais aussi et peut-être surtout par l’essentiel : le partage de tous les efforts tendant à rendre meilleure la société.

Puis-je en guise de conclusion faire résonner ici, quelques instants et dans le silence, des paroles prononcées par l’Abbé Pierre, icône de la lutte contre les inégalités, lors d’un discours au Palais des Congrès en 1984 : « Le contraire de la misère ce n’est pas la richesse. Le contraire de la misère, c’est le partage. »