RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU
PAR
M. JULES LEMAÎTRE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Il y a un jour dans l’année où l’Académie est rappelée à l’humilité ; un jour aussi où elle s’interdit l’ironie. C’est le jour où elle décerne les prix de vertu.
Ce jour-là nous récompensons des actes de dévouement et de charité dont nous serions très probablement incapables. Cela ne signifie point, d’ailleurs, que cet office soit tout à fait contraire ou étranger à la destination première de cette Compagnie, ni que la pensée du digne M. de Montyon soit entièrement dénuée de justesse. L’appréciation de la beauté littéraire n’est pas une trop mauvaise préparation au discernement et au jugement de la beauté morale. La secrète parenté du beau et du bien vous est connue. Une bonne action est toujours belle. Il y a une grâce ou une noblesse, même physique, dans le geste qui protège, qui sauve, qui berce, qui panse les plaies, ou qui sollicite pour autrui. Une statue de la Charité est belle par l’harmonie de son front penché et de ses bras qui enveloppent. L’expression de la bonté dans les yeux est une beauté qui transfigure les plus pauvres visages.
L’effort est beau par l’appropriation des moyens à une fin : plus beau quand cette fin est plus haute : et l’acte de vertu est un effort vers la plus haute des fins. — En littérature même, sans doute il ne suffit pas d’avoir une belle âme pour faire des chefs-d’œuvre, et la forme est l’indispensable condition de la beauté, mais le fond y ajoute encore quand il est pur. La qualité morale des sentiments de Rodrigue et de Chimène, et celle des sentiments de Pascal, ne laissent pas de contribuer à la beauté totale du Cid ou des Pensées. Les chefs-d’œuvre les plus autrement émouvants sont ceux dont l’effort vertueux fait la matière. Cela se peut expliquer. L’ordre est un des éléments de la beauté littéraire ou plastique. Or l’acte vertueux, l’acte de subordination libre de l’individu soit à un idéal, soit aux intérêts de la communauté, c’est de l’ordre aussi, c’est comme une contribution héroïque à l’ordre social, à l’harmonie humaine.
Une action vertueuse, c’est donc l’œuvre d’art permise à ceux qui ne sont pas artistes. C’est le plus beau des poèmes, et c’est un poème que tout le monde peut faire, même les plus déshérités des biens terrestres, et même les plus ignorants, qui, du coup, se rendent vénérables aux plus habiles et aux plus savants, et leur deviennent supérieurs. Oui, le plus simple peut se dire, — et se dirait, si l’humilité ne faisait partie de sa vertu : — « Je vaudrai, si je veux, autrement, mais autant que le plus grand homme du monde. » Et c’est très bien ainsi ; sans cela l’inégalité des intelligences et des destinées serait trop dure.
Non, certes, qu’une intelligence ferme et lucide ait manqué aux trois religieuses Ursulines de France qui, il y a une trentaine d’années, débarquèrent dans l’île grecque de Tinos : niais le principal trésor qu’elles apportaient avec elles, c’était un cœur brûlant de charité. Elles savaient qu’il y avait là une petite population de catholiques très pauvres, et le désir leur était venu de secourir ces frères délaissés.
« Elles ne possédaient rien dans l’île, elles n’avaient pas derrière elles l’appui d’une maison-mère ; car, dans leur ordre, chaque maison est indépendante et doit vivre de ses ressources ; elles ne trouvaient pour les accueillir ni religieuses ou religieux français, ni consul, ni famille établie et bien posée dans le pays. C’était presque une gageure contre le bon sens que l’entreprise de fonder à Tinos une maison d’éducation française... »
Vous savez, Messieurs, que, depuis quelque temps, on prêche beaucoup aux Français l’énergie, l’esprit d’initiative. On dit que nos industriels et nos commerçants n’osent pas assez, qu’ils redoutent trop les risques et l’inconnu. Voilà un reproche qu’on n’adressera pas à nos congrégations. Sans doute, c’est une bonne condition, pour oser, que de ne rien attendre pour soi-même. On comprend qu’un commerçant soit plus prudent qu’un religieux. II n’en est pas moins vrai que la hardiesse sainte de ces bonnes sœurs, les audaces de leur activité pieuse pourraient, servir d’exemple à l’activité profane de nos chefs d’industrie et de négoce. Les explorateurs et les congréganistes, voilà les deux catégories héroïques de nos coloniaux.
« Donc, les premières semaines furent terribles pour les Ursulines de Tinos. Leur premier asile fut une maison délabrée, où le vent entrait, par les fenêtres sans vitres, la pluie par le toit disjoint ; la fièvre les y suivit ; et c’est dans ce dénuement, dans cet abandon moral, que les courageuses sœurs commencèrent leur apostolat de charité et d’enseignement. La maison, mise en état tant bien que mal, s’ouvrit aux orphelines et aux élèves ; et, n’ayant rien pour elles-mêmes, ne sachant pas toujours de quoi elles souperaient, le soir, elles trouvaient moyen de donner aux autres.
« Par quelles merveilles d’économie, de patience, par quelle folie de confiance elles sortirent d’embarras, agrandirent la maison, achetèrent un terrain, s’établirent chez elles, et, d’année en année, parvinrent à former une institution modèle, dont la réputation est universelle en Grèce, c’est le secret de la charité et du dévouement. »
Il ne leur fallut pas moins de politique, une politique faite à la fois de sincérité, de finesse et de fermeté, pour calmer la défiance du clergé orthodoxe de l’île. Vous vous rappelez peut-être, Messieurs, ces paroles frappantes de l’évêque de Pékin, Mgr Favier « Croiriez-vous que sur cinq mille élèves instruits par nos Pères, nous n’avons pas eu, en dix ans, une seule conversion ? Est-ce beau ? » Oui, cela est beau, car cela signifie le scrupuleux respect de la liberté des âmes, et aussi que la foi n’est pas impatiente, qu’elle sait attendre, qu’elle a de longs desseins et de longs espoirs.
Tels sont aussi les sentiments des Ursulines de Tinos. « Elles ont si bien rassuré les consciences en fuyant tout prosélytisme, qu’en dépit de la loi qui interdit aux institutions étrangères de prendre des pensionnaires orthodoxes, les familles ont envoyé leurs enfants au monastère de Lutra, et le gouvernement a fermé les yeux. La dignité de leur vie, la valeur reconnue de l’éducation morale et de l’instruction qu’elles donnent, le bien qu’elles font en recueillant, nourrissant, habillant, instruisant les orphelines, en visitant et assistant les malheureux, ont si fermement établi leur autorité et les font tant aimer que personne n’oserait plus les attaquer, en face du moins.
« Elles enseignent le français à plus de cent jeunes filles elles font connaître notre histoire, elles apprennent à lire nos grands écrivains, elles honorent et font aimer la France. »
Si le français est encore parlé par cinquante-huit millions d’individus, l’allemand est parlé par quatre-vingts millions, l’anglais par cent seize millions. La proportion était inverse au siècle dernier. L’idée de ce rétrécissement de l’action française dans le monde est pour nous bien mélancolique.
Répandre notre langue, c’est répandre le génie et l’influence de notre patrie. Cette influence est restée puissante dans cette Grèce, nourrice antique de nos esprits, et dont les derniers fils nous aiment comme nous les aimons, parce qu’ils sentent que c’est nous, peut-être, qui, entre tous les peuples, avons le mieux profité des enseignements de leur mère, la Hellade de Sophocle, de Platon et de Phidias. Mais nous avons, en Grèce même, des rivaux, Anglais et Allemands, singulièrement actifs et industrieux. Où leur commerce s’étend, pénètre aussi leur langue. En soutenant la nôtre, les Sœurs du monastère de Lutra contribuent à défendre nos dernières positions dans cet Orient qui fut nôtre, et ménagent peut-être, à notre négoce et à notre diplomatie, la possibilité de reconquérir ce qui paraît compromis.
Le gouvernement le comprend très bien. Il comprend qu’il ne peut toucher aux établissements religieux du dehors que pour les aider, les protéger, améliorer leur matériel scolaire, perfectionner leurs méthodes, augmenter leurs moyens d’action ; et qu’il faut surtout montrer, en toute occasion, que l’on considère les fondateurs et les maîtres de ces établissements comme des Français, de bons et utiles Français : de sorte que les étrangers ne puissent douter que ces maisons catholiques sont, bien réellement, des « coins de France » et qu’elles vivent à l’ombre et sous la protection du drapeau. Bref, le gouvernement de la République n’a pas répudié, ici, la politique des précédents régimes. Nous ne pouvons que lui demander de faire encore mieux qu’ils n’ont fait, de continuer leur œuvre avec plus de méthode, sinon plus de générosité, et avec une sincérité entière, et telle que personne ne la puisse suspecter.
Les Ursulines de Tinos et leur supérieure Mme Lamidon, en religion Sœur Marie du Précieux Sang, ont pour répondants le ministre de France à Athènes, tous les consuls de France à Syra, plusieurs officiers de notre marine, et le témoin le mieux informé et le plus autorisé de tous, notre confrère Homolle, l’éminent directeur de l’École d’Athènes. L’Académie est heureuse de décerner à Mme Lamidon un prix exceptionnel de 2500 francs.
Tous ceux qui souffrent de ce qu’on appelle à tort notre décadence, et qui n’est que le malaise fiévreux d’un peuple précurseur et dont la destinée est de faire certaines expériences avant les autres peuples ; tous ceux qui croient que, depuis que la France est diminuée, il se commet beaucoup plus d’injustices dans le monde, et que l’Europe a comme perdu sa conscience morale ; tous ceux pour qui c’est une douleur de ne pouvoir s’enorgueillir d’une patrie aussi grande et aussi forte qu’ils le voudraient pour le bien même de l’humanité ; tous ceux-là, c’est-à-dire, je pense, tous les Français, accueilleront de leurs applaudissements l’hommage rendu à la Sœur Marie du Précieux Sang, qui, là-bas, défend si bien les intérêts et l’honneur du nôtre.
Et voici un héroïsme d’un autre genre : celui de sœur Madeleine, à Remancourt (Vosges). C’est là qu’en 1852, lors d’une terrible épidémie de choléra, elle faisait son apprentissage de charité, assistant les mourants dans les maisons désertées et ensevelissant, de ses mains de jeune fille, jusqu’à neuf cadavres en un même jour. Et, depuis, sa sublime « spécialité » a été de soigner les maladies particulièrement horribles, celles qui dégoûtent et épouvantent par leur aspect et leur odeur, les plaies purulentes, les chairs pourries qui s’en vont en morceaux. Les pages du dossier qui la recommandent ressemblent à des visions de charnier ; et j’offenserais inutilement votre délicatesse en vous rapportant le détail des témoignages qui nous décrivent les grandes actions obscures de cet ange des gangrenés et des cancéreux. C’est par elle, et par elle seule, que des malheureux, affligés de tels maux que nulle conception, même mystique, du monde ne parvient à nous en rendre raison, ont vu se pencher sur eux des yeux de bonté, des yeux qui ne se détournaient pas, et, leurs plaies fraîchement pansées, ont eu quelques minutes d’allégement et sont morts peut-être en espérant encore.
Et tout cela ne l’empêchait pas de faire très bien sa classe, de donner des soins aux enfants pauvres entre temps, de laver et de guérir des teigneux, d’élever chez elle, dans un grand panier à linge, deux petites jumelles délaissées, et de fonder un ouvroir où elle apprenait aux fillettes la fabrication de la dentelle.
Appelée deux fois par ses supérieurs à une autre résidence, deux fois le maire, le curé et les habitants ont été la réclamer. Ils doivent célébrer prochainement les noces d’or de leur bienfaitrice. Nous sommes contents de nous joindre à eux en décernant un prix, sans ombre de proportion avec une si surprenante vertu, à celle qu’ils ont coutume d’appeler la « mère des souffrants ».
Cet élargissement de la maternité dans une âme de vierge, nous la retrouvons chez Mlle Marie-Louise Prioul. Marie-Louise habite une petite maison dans le très pauvre et populeux quartier de Bourg-Léchange, à Fougères. De la fenêtre où elle tricotait, elle voyait grouiller dans la rue des nichées de petits malheureux à l’abandon et qui ignoraient le chemin de la classe tout autant que celui de l’église. Ils lui firent pitié, surtout les petites filles ; et l’idée lui vint de leur donner sa vie. Peu à peu elle les attira chez elle ; les premières apprivoisées amenèrent des camarades. À force d’industrie, Marie-Louise arriva à les habiller à peu près décemment, peignant les têtes embroussaillées, lavant et raccommodant les loques. Elle obtint qu’on les envoyât à l’école. Elle-même les conduisait à la messe et les promenait l’après-midi du dimanche.
Venaient les vacances, dix longues semaines où, pendant que le père et la mère sont à l’atelier, l’enfant retourne au ruisseau. Marie-Louise inaugura, dans les deux petites chambres de sa maison, une sorte d’école ménagère. Elle apprit à « ses filles » la couture, le tricot, un peu de cuisine, — pas compliquée, — et surtout l’art de se trouver heureux avec le peu qu’on a.
Quand on la félicitait : « Il faut bien, disait-elle, se rendre utile quand on le peut... Pensez ! ma sœur et moi, on est à l’aise, on a 1 000 francs de rente. » C’est sur ce revenu que les deux sœurs prélèvent la laine pour tricoter des bas aux fillettes, des vêtements pour les plus dénuées, et même les bonbons, dont on fait durer longtemps le bocal.
Des secours sont venus à Marie-Louise sans qu’elle les ait demandés. Dans la grande salle neuve dont elle est si fière s’agitent maintenant quatre-vingts petites filles de 8 à 15 ans. Elle les aime, les instruit, les sauve ou les préserve. Comme le dit joliment un de ceux qui ont témoigné pour elle à son insu, « elle essaye d’arracher au vice, qu’elle ignore, de pauvres petites qui, pour la plupart, le connaissent déjà peut-être ».
Ce sont ses filles elles-mêmes qui, dans des lettres infiniment touchantes, nous ont demandé un de nos prix pour Marie-Louise. L’une d’elles nous écrit : « Je ne suis qu’une simple ouvrière et je ne suis pas bien savante, mais j’apprends avec plaisir que Mlle Marie-Louise Prioul est portée pour une récompense... J’ai quatre sœurs, et elle nous a toutes gardées, et beaucoup d’autres, pendant que nos parents travaillaient à l’atelier. Aussi toutes les jeunes personnes l’aiment comme leur mère... Il faut, Monsieur, qu’elle soit récompensée, car elle le mérite bien, et nous autres nous en serions bien fières, car c’est son exemple et ses conseils qui ont fait de nous d’honnêtes filles. »
Je crois, Messieurs, que je ferai bien de ne rien ajouter à ce témoignage.
En continuant notre route, nous rencontrons, sans surprise, cinq institutrices laïques. — Rien de plus méritoire que la vie des jeunes filles envoyées, au sortir de l’École normale, dans quelque école de village. Trop souvent leur jeunesse connaît la solitude et l’ennui ; et ni les difficultés ni les tentations ne sont épargnées à leur inexpérience. Il leur faut beaucoup de dignité, de réserve, de prudence, de résignation. La plupart sont vouées au célibat. Elles doivent avoir les vertus des religieuses, sans le support d’une règle, sans le secours de la vie en commun avec une ou deux sœurs. Beaucoup se sauvent par le dévouement à leurs devoirs professionnels ; quelques-unes, en outre, par un dévouement passionné à leur famille indigente. Tel est le cas de Mlles Le Luherne, Martin, Deschamps, Asfaux et Grandaud. Nous les saluons pour leur vie exemplaire, leur courage et la longue série de leurs immolations familiales.
Jusqu’ici, Messieurs, je n’ai nommé que des femmes. Vous n’en êtes pas étonnés. Les femmes sont plus douces que nous, et plus pitoyables ; .elles ont plus que nous la vocation de la charité. Une société bien ordonnée confierait à des femmes tous les offices de l’assistance publique.
Quelques hommes, néanmoins, nous ont paru mériter notre hommage. Ainsi M. Cuzac, de Montpellier. Celui-là est proprement un philanthrope, avec la nuance philosophique que comporte ce mot. On doit à ce petit tailleur la création d’un asile de nuit en 1871 ; en 1873, d’une caisse des orphelins ; en 1896, d’un atelier d’assistance par le travail et d’un café de tempérance, et bien d’autres œuvres encore. Ce qui est prodigieux, c’est qu’il ait fait ou commencé tout cela, sans autres ressources que son modeste métier. Sa marque éminente et rare, c’est d’avoir fait, pour l’amour de l’humanité, autant que d’autres pour l’amour de Dieu. Il fut en correspondance avec Victor Hugo, et il ressemble aux personnages les plus généreusement enthousiastes et les plus sympathiques des romans de la bonne George Sand.
Nommons aussi Pierre Weber, qui à 17 ans, pendant la guerre de 1870, à Saint-Avold, fait évader des prisonniers français ; puis s’engage et fait la campagne de Kabylie ; puis, sergent des sapeurs-pompiers, est cité onze fois à l’ordre du jour et obtient la médaille militaire, et qui se distingue à l’incendie du Bazar de la Charité où il est blessé grièvement. Et retenons enfin Pierre-Jean Arnal, le modèle des « domestiques » au sens si noble qu’avait ce mot autrefois, quand il signifiait « l’homme de la maison ». Depuis vingt-quatre ans, Arnal est au service de la même famille, dévoué à ses maîtres, aimé et honoré par eux. Homme de sang-froid et de décision rapide, en 1880, il préserve le château d’un incendie. En 1892, dans un terrible accident de chemin de fer, il sauve le mécanicien par une prouesse dont le détail vous intéresserait et vous ferait frémir si j’avais le loisir de vous la raconter. Arnal est populaire. Toute sa commune admire et recommande ce serviteur qui relève sa condition par la manière dont il la comprend et par la qualité de son âme, qui est probe, fière et vaillante.
Les bonnes servantes, Messieurs, abondent, comme toujours, parmi les personnes qui nous sont recommandées. Mais avant de vous parler d’elles, je vous présenterai une de leurs grandes amies, Mlle Christine Richard, d’Orléans.
Dès l’âge de 15 ans, pieuse, sensible, réfléchie, précoce dans le bien, Mlle Richard s’était émue en voyant des jeunes filles en service malheureuses et perverties, et elle s’était dit : « Je me dévouerai à ces enfants du peuple, obligées de quitter leur famille pour gagner leur pain ; je les aimerai, je les sauverai. »
Un peu plus tard, comprenant mieux leurs souffrances et les dangers auxquels elles étaient exposées, elle conçut le plan de son œuvre. « Il vaut mieux prévenir le mal, écrivait-elle, que le réparer ; je ferai une œuvre de préservation. » Et elle résolut de prendre, à la sortie de l’école, les fillettes abandonnées ou du moins indigentes, de les préparer jusqu’à l’âge de seize ans aux différents services d’une maison, de mettre dans leur cœur assez de force morale pour résister à certaines tentations, assez de patience pour accepter les épreuves souvent dures de la domesticité. Et aujourd’hui, il y a vingt ans qu’elle se donne tout entière à cette œuvre, et qu’elle recueille chez elle et place chaque année une vingtaine d’enfants.
Elle vit avec elles, prie avec elles, mange à la même table la même nourriture, préside à leur travail et prend part, autant qu’elle le peut, à leurs divertissements. Chaque dimanche, celles qui sont placées à Orléans peuvent passer la journée à la maison de l’œuvre.
Et Mlle Richard n’abandonne jamais ses filles ; elle entretient avec elles une correspondance régulière, elle les encourage et les console dans leurs chagrins, elle les assiste dans leurs maladies, elle leur donne l’hospitalité quand elles ont besoin de repos.
Elle sait faire comprendre aux maîtresses les devoirs qu’elles ont envers ces pauvres filles. Son grand mot, quand on lui parle des défauts d’une domestique qu’elle a « confiée », est celui-ci : « Il faut beaucoup l’aimer, elle a besoin d’être beaucoup aimée, la pauvre petite. » Et encore : « En les prenant avec douceur, on en vient à bout ; il faut de la fermeté, mais encore plus de bonté ; surtout que la fermeté soit toujours calme. » En même temps que les servantes, elle évangélise les maîtresses.
À cette œuvre de douceur, de justice, de réconciliation sociale, Mlle Christine Richard a consacré toutes ses forces, toute sa vie et toute sa petite fortune. Elle a fait des imitatrices : une dizaine de ses enfants sont religieuses enseignantes ou garde-malades, ou Petites Sœurs des Pauvres. Car, presque autant que nos actes mauvais, nos mouvements de charité se propagent et fructifient. Nous adressons notre hommage respectueux à celle qui s’est faite la mère et la servante des servantes.
C’est ici (car elle s’entendrait si bien avec Mlle Richard !) qu’il convient de placer Mlle Nathalie Mérien, « maman Thalie », la servante type, représentative de tout son groupe. Nathalie Mérien sert dans la même famille depuis l’âge de 13 ans, et elle en a 76. Elle a élevé, pour de très faibles gages, les quatorze enfants de ses maîtres, gens honorables mais gênés dans leurs affaires. Jolie et avenante à son heure, elle a refusé de bons partis pour ne point quitter la maison. Il y a vingt-huit ans, elle suivit une des filles qui se mariait, et qui restait veuve trois ans plus tard, sans nulles ressources, et avec un petit enfant : Nathalie lui donna ses pauvres économies et travailla pour l’aider à vivre. Ainsi son amour suivit la famille de ses maîtres de génération en génération. Les pages qui nous racontent l’histoire de « maman Thalie » ont été écrites par le quinzième des enfants qu’elle a élevés : et cette histoire vraie a l’air d’un petit roman familier, doucement coloré, et d’une émotion pénétrante. Je lui ai fait grand tort en le résumant avec cette sécheresse, et je suis désolé de ne vous en pouvoir citer des passages.
Je m’arrête. Messieurs, bien avant d’avoir épuisé la liste de nos lauréats, qui sont au nombre de cent trente-huit. Mais les bonnes actions de ceux dont je n’ai pas parlé (elles n’en sont pas pour cela moins méritoires) offrent peu de ces traits pittoresques propres à piquer votre attention. L’histoire de ces héros et de ces héroïnes de la bonté n’aurait chance de vous attacher que si je pouvais y entrer profondément, vous y faire entrer avec moi, vous faire sentir, sous la modestie et la simplicité des gestes, la noblesse, la force, la grandeur des âmes et souvent même l’originalité des caractères et, par la multiplicité des détails familiers, vous rendre présentes ces humbles et belles vies ; faire enfin pour ces frères et ces sœurs de petite condition sociale ; mais plus respectables que nous, ce que fit Eliot pour le tisserand Silas Marner ou le menuisier Adam Bede, Flaubert pour la servante Félicité, Lamartine pour la servante Geneviève. Mais c’est de quoi je n’ai ni les moyens ni le temps.
D’autre part le catalogue de leurs noms, sans nul commentaire, vous dirait peu de chose. Et pourtant, je ne me le dissimule point, ici comme ailleurs le hasard joue son rôle. Nous jugeons sur des lettres et sur des rapports rédigés avec plus ou moins d’art ; nous n’avons pas été témoins des vertus auxquelles nous rendons hommage : et ainsi, il peut arriver que les personnes les plus singulièrement méritantes se trouvent parmi les plus modestement récompensées et parmi celles dont je n’aurai pas prononcé les noms. Mais je me dis que leur humilité ne s’en affligera point, et que la perfection de leur renoncement n’aura reçu aucune atteinte, puisque leur récompense même aura été obscure.
Je louerai donc toutes ensemble les servantes qui ont fait plus que leur rude devoir ; qui, demeurées fidèles à leurs maîtres dans la mauvaise fortune, ont continué de les servir gratuitement, et leur sont restées soumises en devenant leurs bienfaitrices : ce qui est purement admirable. Bonnes créatures, qui pensent que servir est aimer (ce qui est en effet la façon noble de servir), « servantes au grand cœur », comme parle Baudelaire, — et pour qui Lamartine a fait cette « prière de la servante », que je veux vous lire, car j’ai peur que vous ne connaissiez pas cette page d’une incomparable beauté morale, une des plus vraiment évangéliques qui aient été écrites chez nous :
« Mon Dieu, faites-moi la grâce de trouver la servitude douce et de l’accepter sans murmure, comme la condition que vous nous avez imposée à tous en nous envoyant dans ce monde. Si nous ne nous servons pas les uns les autres, nous ne servons pas Dieu, car la vie humaine n’est qu’un service réciproque. Les plus heureux sont ceux qui servent leur prochain sans gages, pour l’amour de vous. Mais nous autres, pauvres servantes, il faut bien gagner le pain que vous ne nous avez pas donné en naissant. Nous sommes peut-être plus agréables à vos yeux pour cela, si nous savons comprendre notre état ; car, outre la peine, nous avons l’humiliation du salaire que nous sommes forcées de recevoir pour servir souvent ceux que nous aimons.
« Nous sommes de toutes les maisons, et les maisons peuvent nous fermer leurs portes ; nous sommes de toutes les familles, et toutes les familles peuvent nous rejeter ; nous élevons les enfants comme s’ils étaient à nous, et, quand nous les avons élevés, ils ne nous connaissent plus pour leurs mères ; nous épargnons le bien du maître, et le bien que nous lui avons épargné s’en va à d’autres qu’à nous. Nous nous attachons au foyer, à l’arbre, au puits, au chien de la cour, et le foyer, l’arbre, le puits, le chien nous sont enlevés quand il plaît à nos maîtres... Parentes sans parenté, familières sans famille, filles sans mère, mères sans enfants, cœurs qui se donnent sans être reçus : voilà le sort des servantes devant vous. Accordez-moi de connaître les devoirs, les peines et les consolations de mon état et, après avoir été ici-bas une bonne servante des hommes, d’être là-haut une heureuse servante du maître parfait ! »
Une autre histoire que nos dossiers nous racontent souvent, c’est celle des sacrifices volontaires faits à la famille ; c’est, notamment, l’aventure de ces pauvres filles qui renoncent au mariage pour soigner un père, une mère malades ou infirmes, pour nourrir et élever des frères, des sœurs, des neveux, pour leur assurer péniblement les avantages dont elles se sont elles-mêmes privées : anges laborieux et douloureux des étroits foyers, dont le sacrifice quotidien dure jusqu’à la vieillesse et l’on peut dire toute la vie. En maintenant et sauvant des familles au prix de leur propre bonheur, elles sauvent des forces vives, elles ménagent à la communauté tout entière des réserves inappréciables d’activité future. Leur héroïsme est des plus utiles qui soient, si la famille est, comme on l’a dit, la cellule fondamentale des sociétés humaines. Et elles ne s’en tiennent pas là. Presque toutes, le père et la mère morts, les frères et sœurs placés, alors qu’elles pourraient enfin vivre pour elles, elles continuent à se dévouer, elles soignent, secourent, recueillent tout ce qui se rencontre sur leur chemin. Comme si, de pratiquer avec plénitude les simples devoirs de son état, cela disposait irrésistiblement à les élargir et comme si, lorsqu’on a pris le pli de se sacrifier, il arrivait un moment où l’on ne saurait plus faire au sacrifice sa part.
Avant de finir, Messieurs, je vous demanderai la permission d’effleurer en quelques mots ce que j’appellerais, — si je ne craignais de parler ambitieusement, — une assez intéressante question de psychologie.
Il se trouve, comme par hasard, qu’une notable partie de nos clientes ont la foi confessionnelle de cette servante magnanime pour qui Lamartine a fait une si belle prière. Il est certain qu’en faisant le bien, elles espèrent le paradis... Leur vertu ne serait-elle donc qu’un placement ? et le mérite de leur sacrifice n’en est-il pas diminué ? Notez-le bien, ce n’est point seulement là l’objection de M. Homais, que l’on peut regarder comme un esprit superficiel, c’est celle d’intelligences profondes et d’âmes délicates, stoïciens, positivistes, théologiens catholiques. Cette crainte que la vertu des croyants ne parût un marché a inspiré à l’honnête Boileau sa vigoureuse épître sur l’Amour de Dieu. Cette même crainte a jeté l’inquiet Fénelon en des subtilités qui avoisinaient l’hétérodoxie. Certains mystiques enfin, tels que l’Espagnol Molinos, ont poussé la délicatesse sur ce point jusqu’à admettre que l’âme, absorbée par l’oraison contemplative, laissât dédaigneusement le corps s’attarder dans le péché, afin que l’amour de Dieu apparût en elle parfaitement gratuit.
Il est bien vrai que les chrétiennes qui ont mérité quelques-uns de nos modestes prix ignorent ces raffinements dangereux, et que, tandis qu’elles pratiquent les plus sublimes vertus, elles en attendent, dans une autre vie, la juste récompense. Mais ce n’est point en vue de cette récompense qu’elles les pratiquent. En réalité, attendre par delà la mort la sanction de leurs actes terrestres, c’est leur façon à elles de philosopher, d’être des métaphysiciennes, d’expliquer l’énigme du monde. Espérer leur survie bienheureuse, c’est simplement pour elles affirmer que l’univers a un sens : et, naturellement, elles s’attachent à celui que, n’étant pas de grandes savantes, elles peuvent concevoir. Avoir foi en cette récompense éloignée et dont la forme même leur reste inimaginable, c’est encore, de leur part, un acte de vertu, puisque c’est, en somme, croie à la justice de Dieu et le définir tel qu’il doit être. Elles voient que l’injustice est la reine du monde, que le triomphe des méchants, la souffrance des innocents et des bons demeureraient inexpliqués et irréparables si toutes choses finissaient à la mort. Affirmer dans son cœur que tout sera éclairci et réparé, c’est une idée qui n’a peut-être rien de « scientifique », mais qui non plus n’a rien de bas, puisque c’est absoudre soit la Cause première, soit l’univers lui-même, et leur faire le plus généreux des crédits.
Au reste, la foi de ces âmes pieuses serait belle encore par sa seule intensité. Croire à l’indémontrable avec assez de force pour que cette croyance pétrisse et transforme toute une vie et fasse accepter ou même rechercher les plus dures immolations, cela est surprenant et émouvant en soi et abstraction faite de l’objet de la croyance.
Prenons garde, enfin, que l’espoir de ces bonnes créatures n’a rien de grossier. Ce qu’elles espèrent, ce n’est assurément pas le paradis de Mahomet, et ce n’est pas non plus le paradis de Gargantua. Elles ne se voient point se repaissant, dans un autre monde, de plaisirs dont elles se détournaient ici-bas comme d’une souillure. Elles se voient plutôt, dans un coin d’une surnaturelle église, priant encore comme elles priaient, avec plus de douceur seulement, ou tressant d’éternelles guirlandes pour d’éternels reposoirs. Ou, pour mieux dire, elles ne savent pas ; car l’homme est si misérable que la chose qu’il peut le moins imaginer c’est le parfait bonheur. Tout ce qu’elles savent, c’est que cette survie comblera leurs plus chers désirs : or leurs désirs les plus chers ne sont formés que de pureté et de charité. Tout ce qu’elles savent, c’est qu’elles continueront de faire, avec une plénitude de joie, ce qu’elles faisaient avec effort et angoisse quelquefois, et surtout avec la douleur de le faire incomplètement ; c’est qu’elles continueront d’aimer et de servir, c’est qu’elles communieront avec l’idéal de bonté dont elles portent en elles les commencements. Voilà un paradis bien innocent et dont l’attente n’implique guère l’idée d’une opération commerciale, puisqu’il est tout amour. Ce paradis semblerait aux incrédules si peu piquant qu’ils n’ont vraiment pas le droit d’accuser de calcul intéressé les âmes candides qui en font le rêve. S’ils étaient sincères, ils trouveraient plutôt qu’elles se contentent de peu.
Au reste, Messieurs, il faudrait être bien peu généreux pour chicaner sur leurs secrets mobiles des héroïsmes si au-dessus de nous, et dont tant de malheureux recueillent les fruits. Bénis soient les espoirs et les songes qui communiquent à de faibles femmes une énergie, une douceur, une abnégation si efficaces ! Tous les jours, et plus sûrement que les inventions de la science, la vertu sauve le monde, lui permet de durer. Assurément nous ne dirons point de mal de ce qui fait la commodité et l’ornement de la vie humaine. Nous n’entendons pas la mutiler. Nous ne voudrions pas plus d’un monde sans lettres, ni arts, ni sciences que d’un monde sans vertu. Mais, il n’y a pas à dire, la vertu est plus indispensable encore à son existence que le génie des sciences, des lettres et des arts. Les hommes qui parlent le plus d’égalité et de justice sociale et qui font aux pauvres les plus magnifiques promesses ne sont peut-être pas ceux qui travaillent le plus efficacement au soulagement de la condition humaine. D’ailleurs, si je ne me trompe, la plupart d’entre eux tirent un profit immédiat de la générosité de leurs théories, et, personnellement, ne sont pas toujours des hommes très vertueux ni très recommandables. Et, jusqu’à présent, leur agitation a paru assez stérile. Mais, en attendant que leurs promesses se réalisent, en attendant qu’on ait découvert les moyens d’assurer une moins inique répartition des biens de la terre entre ses habitants, la société subsiste par la résignation du plus grand nombre ; et cette résignation est rendue un peu moins difficile par le courage et la pitié active de quelques-uns. Nous honorons donc aujourd’hui, dans nos lauréats, des bienfaiteurs publics, et qui, sans le savoir, ont trouvé le véritable secret du progrès social, par cela seul qu’ils sont très charitables et très bons. Pour qu’il n’y eût plus de misère, c’est bien plus simple, il suffirait que tous les hommes fussent comme ceux-là (ce qui, je l’avoue, n’est. pas pour demain), et je n’y vois pas d’autre mystère.
Ainsi, chose admirable, l’humanité tend à l’extinction de la misère, même matérielle, dans la mesure où elle tend au perfectionnement intérieur ; et son salut spirituel et son salut économique ne font qu’un aux confins extrêmes de l’idéal.