INAUGURATION DE LA STATUE DE J.-B. DUMAS
À ALAIS
Le lundi 21 octobre 1889.
DISCOURS
DE
M. GASTON BOISSIER
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
MESSIEURS,
L’Académie française, appelée à prendre la parole la première, dans cette cérémonie, ne la gardera pas longtemps. Elle est fière sans doute d’avoir compté M. Dumas parmi ses membres, mais elle n’oublie pas qu’il appartenait encore plus à l’Académie des Sciences, qui l’a possédé avant les autres, et l’a gardé cinquante-deux ans. C’est donc à celui qui la représente ici qu’il convient surtout de parler de lui et de nous dire ce qu’il a fait.
La réputation de M. Dumas était répandue dans toute l’Europe, quand l’Académie française l’alla chercher pour se l’associer. En le faisant, elle était fidèle à ses traditions : c’est une règle pour elle de se recruter sans scrupule parmi les autres Académies et de leur emprunter ce qui fait leur gloire pour accroître la sienne. Rien, Messieurs, n’est plus juste et plus naturel. Les lettres ne sont pas un territoire étroit et fermé dont on ne franchit les frontières que si l’on est pourvu d’un certain bagage de prose ou de vers. Les grands savants, les grands politiques, les grands inventeurs, les grands artistes y ont accès aussi. En ouvrant à la pensée des voies nouvelles, en fournissant à ceux qui écrivent des idées et des couleurs, en étendant le domaine de l’imagination et de l’esprit, ils servent les lettres à leur manière, et il est juste que les lettres les en récompensent. C’est ainsi que les sciences, pour ne parler que d’elles, ont donné à l’Académie française les Buffon, les d’Alembert, les Condorcet, et, de nos jours, Cuvier, Biot, Flourens, Claude Bernard. Si je parlais des vivants, vous savez bien quel nom j’ajouterais à cette liste. Je n’ai pas besoin de le prononcer ; vous l’avez tous sur les lèvres. Il est de ceux dont la gloire console un pays de beaucoup de misères, et lui fait attendre un meilleur avenir.
Quand l’Académie française perdit M. Guizot, n’espérant guère lui trouver parmi les historiens et les politiques un successeur qui fût à sa taille, elle alla le chercher ailleurs, et prit M. Dumas. Le jour où M. Dumas vint chez nous occuper la place de M. Guizot, celui de nos confrères qui fut chargé de le recevoir exprimait d’une manière frappante la raison qui l’avait fait choisir, lorsqu’il lui disait : « Il était le premier de son ordre ; vous êtes le premier du vôtre. »
Du reste, l’Académie avait eu de toute façon la main heureuse en le choisissant. Ce chimiste illustre, par lequel elle remplaçait un grand homme d’État, se trouvait être par surcroît un homme de goût, qui parlait fort agréablement et savait très bien tenir une plume. Personne n’ignore qu’il fut, dans sa jeunesse, un professeur incomparable. Il ne m’a pas été donné de l’entendre ; mais je crois qu’on peut se figurer ce que devait être son enseignement en relisant les leçons sur la Philosophie chimique qu’il professait au Collège de France il y a cinquante ans. C’est bien ainsi qu’il devait parler, égayant les questions les plus graves d’anecdotes charmantes, habile à présenter les grandes expériences comme une sorte de drame dont on suivait les incidents avec un intérêt passionné, mêlant adroitement les petits faits et les grandes vues, et, pour tenir ses auditeurs en haleine, après une discussion un peu aride, entr’ouvrant devant eux d’une main discrète le voile qui couvre les grands horizons de la nature. En le lisant, je crois l’entendre ; je me le représente comme il était, avec son attitude un peu solennelle, son geste grave, sa voix lente et ferme, qu’il savait à l’occasion si habilement nuancer. Ajoutez-y, ce qui n’est pas fait, je crois, pour vous choquer, cette légère pointe d’accent méridional, qu’il a toujours gardé, comme Thiers, comme Mignet, et qui donnait plus de relief et de piquant, à sa parole, et vous vous rendrez compte aisément de l’effet qu’il produisait sur le public. M. d’Haussonville, qui l’entendit vers cette époque, disait sur sa tombe : « Il nous tenait tous suspendus à ses lèvres. » Son auditoire était surtout charmé par la façon simple et claire dont il lui présentait les théories les plus difficiles. C’était un vulgarisateur merveilleux, mais il avait la seule manière de vulgariser qui soit bonne : il n’abaissait pas la science au niveau des ignorants ; il relevait les ignorants à la hauteur de la science.
Depuis Fontenelle, l’éloge académique est devenu une branche importante de notre littérature. Ceux qu’a prononcés M. Dumas jouissent en ce genre d’une réputation méritée. Toutes ses qualités se retrouvent dans la manière dont il expose les théories scientifiques ou raconte les découvertes ; mais ce qu’on y remarque surtout, c’est qu’après nous avoir fait connaître le savant, il n’oublie pas l’homme. Ceux dont il nous entretient étaient ses amis ; il les avait longuement connus et pratiqués pendant leur vie. Il sait sur eux de ces anecdotes qui peignent l’homme au vif ; il a la mémoire pleine des mots qu’il leur a entendu dire et qu’il place dans son récit, avec un à-propos rafe. « Je le vois encore, nous dit-il de Cuvier, discutant avec un jeune naturaliste un point d’anatomie. Comme son interlocuteur répétait à chaque parole : « Monsieur le baron, monsieur le baron, » — « Il n’y a point de baron ici, répondit Cuvier ; il y a deux savants cherchant la vérité et ne s’inclinant que devant elle. » Ailleurs il nous raconte que, lorsque Cuvier mourut, il entendit son noble rival, Geoffroy Saint-Hilaire, qui avait soutenu avec lui ces luttes mémorables auxquelles le monde était attentif, prononcer ces belles paroles : « Je perds la moitié de moi-même, et la meilleure. » C’est par ces traits frappants qu’il fait revivre devant nous les grands savants de son époque, Pelouze, La Rive, Geoffroy Saint‑Hilaire, Brongniart, Balard, Regnault, Faraday surtout, qu’il avait beaucoup aimé et dont il nous a laissé un portrait touchant. À la fin de l’éloge qu’il lui a consacré et qui a laissé un grand souvenir dans l’Académie des Sciences, il prend plaisir à le comparer avec Ampère. Jamais hommes en apparence ne se ressemblèrent moins. Il nous montre Ampère grand, mélancolique, gauche dans ses mouvements, lent dans ses allures, maladroit de ses mains au point de n’avoir jamais pu tracer correctement un cercle ou un carré, incapable de supporter une occupation régulière et forcée ; Faraday, au contraire, vif, gai, l’œil alerte, le mouvement prompt et sûr, d’une adresse incroyable dans l’art d’expérimenter, exact, précis, tout à ses devoirs, entrant le matin dans son laboratoire pour en sortir le soir toujours aux mêmes heures, comme un négociant, qui passe sa journée dans ses bureaux. Mais les différences ne sont qu’à la surface : par les qualités essentielles Faraday et Ampère se ressemblaient. « Ils avaient l’un et l’autre, nous dit M. Dumas, le cœur ouvert et l’âme haute ; ils ignoraient la jalousie ; toute lumière les remplissait de joie, qu’elle jaillit de leur cerveau ou de celui d’un émule ; tout succès les rendait heureux ; ils aimaient l’humanité et sa grandeur ; ils se considéraient comme les instruments d’une volonté suprême à laquelle ils obéissaient avec respect ; et si, pour ceux qui ne connaissent que leurs œuvres, ils comptent parmi les génies qui sont l’orgueil des fils des hommes, pour ceux qui ont connu leur personne, ils se placent parmi les plus humbles et les plus soumises créatures de Dieu. »
J’ai tenu, en finissant, à citer ces quelques lignes parce qu’il me semble que, dans ce portrait qu’il trace de ses deux amis, M. Dumas s’est peint lui-même. Plusieurs des traits dont il les a représentés lui conviennent. Non seulement il est leur égal par le génie, mais par le cœur aussi il leur ressemble. C’est ce qui explique l’immense popularité dont il a joui pendant un demi-siècle ; et voilà pourquoi la France, qu’il a grandement servie et honorée, s’associe aujourd’hui à l’hommage que lui rend sa ville natale.