INAUGURATION DE LA STATUE DE LAMARTINE
Le mercredi 7 juillet 1886
DISCOURS
DE
M. SULLY PRUDHOMME
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Devant ce bronze où le statuaire a consacré les traits les plus noblement expressifs de Lamartine, je viens, désigné par l’Académie française, rendre hommage, en son nom, au poète magnifique et à l’héroïque citoyen. J’ai accepté cet honneur comme un fardeau sacré que je ne me sentais ni la force de soutenir ni pourtant le droit de refuser. Quel poète de ma génération se pourrait flatter de ne rien devoir à Lamartine ?
Nous avons tous été, dès notre enfance, à notre insu, imprégnés de son influence par l’air natal encore tout ému des vibrations de sa lyre. Il est juste, il peut être opportun de rappeler leur dette à ceux qui auraient pu l’oublier. Tous les esprits d’une nation, même les plus originaux, sont, bon gré mal gré, solidaires par l’hérédité, par la tradition, par l’enthousiasme surtout qui les livre et les aliène aux grands modèles qu’ils admirent.
Lamartine lui-même n’eût pas désavoué la part qu’il dut de ses inspirations naissantes aux premières lectures qu’il fit à Milly. Ne sent-on point, comme éparses dans ses vers, quelques traces vaporeuses des poèmes d’Ossian qui l’avaient surtout enchanté ? Il n’en eut pas moins son accent propre qui devait imprimer à ses Premières Méditations une étonnante originalité. Ah ! comme elles vinrent à point pour le besoin des cœurs, ces strophes si humaines !
Dans la vie des Français, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, la rêverie contemplative qui naît du loisir de l’âme avait été complètement étouffée par l’action, tour à tour sublime ou criminelle, au service de la justice ou de la chimère. La conquête de la liberté par la nation n’avait abouti qu’à celle de la nation par le despotisme, et, pendant cette période de trente ans, chacun n’avait eu souci que de sauver ou d’édifier sa fortune, d’éviter la mort ou de bravement mourir. Le premier répit offert à la lutte et à l’angoisse fut accueilli par le plus grand nombre comme une accalmie délicieuse. Il y eut une détente des forces violentes, et toutes les autres puissances de la vie : l’amour désintéressé, l’imagination, la foi, longtemps comprimées, surgirent tout à coup, avides d’essor et d’idéal. Déjà, il est vrai, Chateaubriand, dans la phrase la plus voisine qui fut jamais de la poésie, avait remué toutes les aspirations découragées, mais une main de fer en contenait le réveil. Les voilà libres ! À la première joie de l’affranchissement succéda dans les âmes une indéfinissable tristesse. Comme des captives subitement mises en liberté sentent à la fois leur indépendance et leur dénûment, elles sentirent, au milieu de leurs ruines à réparer, leur délivrance et leur misère ensemble. De là leur étrange mélancolie qui était comme le vague sentiment d’une immense perte indéterminée. Le soupir des Premières Méditations remplit tout à coup le vide des âmes élevées, comme l’ample et suave gémissement des orgues remplit soudain les hautes nefs et y change l’aspiration suppliante en extase. Tout ce qu’il y a de musical dans la versification française venait de subir une profonde rénovation. Le mouvement de la strophe était dans cette poésie le mouvement même de l’âme. Il semblait que l’art, pour la première fois, se passât d’artifice. C’était, pour ainsi dire, la respiration même du poète suspendue ou précipitée par ses souffrances ou ses joies, c’étaient les propres battements de son cœur ralentis ou hâtés par elles qui spontanément scandaient et divisaient son vers. C’était le génie enfin : la nature même créant par sa créature.
... Je chantais comme l’homme respire.
Comme l’oiseau gémit, comme le vent soupire,
Comme l’eau murmure en coulant.
Cette musique avait la nouveauté de la mélancolie qu’elle exprimait, et elle étonna les cœurs charmés en les révélant à eux-mêmes.
La beauté musicale propre à la poésie de Lamartine, et qui la rend d’abord reconnaissable entre toutes les autres, va se dégageant de plus en plus pour éclater sans nul reste d’alliage classique dans les Nouvelles Méditations, dans les Harmonies. Les œuvres que j’ai rappelées offraient toutes un caractère élégiaque ; chacun y sentait avec gratitude le pur écho de ses propres tristesses. Combien de jeunes larmes coulèrent délicieusement sur les pages de ces beaux livres ! La pensée novice, la croyance indécise, les premières amours rencontraient dans le vague même des douleurs chantées la plus caressante expression de leur inquiétude confuse. La langue aisée du poète ne tenait point la pensée à l’étroit, elle ouvrait des avenues au rêve. Il semblait craindre d’amoindrir l’ampleur des images en arrêtant trop les contours. L’épithète chez lui, faite de grâce ou d’éclat, sans rigide précision, semblait jetée négligemment sur le nom comme une parure légère ou somptueuse flottant au vent de l’inspiration.
« J’ai pour moi les femmes et les jeunes gens, disait-il, et je puis me passer du reste. »
Il eut, en effet, cette gloire exquise de dominer souverainement les plus tendres comme les plus généreuses portions de l’humanité, celles où la sensibilité et le goût renaissent constamment régénérés par l’épreuve naïve de la vie. La fortune de Jocelyn dans ce public d’élite fut prodigieuse. C’est que peut-être aucun poème n’offre au cœur et à l’imagination, sur une donnée aussi simple, une aussi riche variété d’analyses délicates et de développements poétiques. Jocelyn est le plus pénétrant des poèmes impersonnels de Lamartine.
La Mort de Socrate, le Dernier Chant du Pèlerinage de Harold, la Chute d’un ange surtout, ce poème étrange aux hardiesses superbes, commandent l’admiration par des qualités magistrales : Jocelyn la suscite des secrètes profondeurs de l’âme plus intimement émue.
Il serait intéressant de bien fixer, mais je n’en ai pas le loisir, quelle fut la part de Lamartine dans le mouvement littéraire de 1830. Le fond de l’homme l’attachait plus que ses dehors, l’accent des passions plus que leurs gestes : il ne fit qu’une tragédie, Toussaint Louverture. Le drame intérieur le préoccupait plus que les accidents qui le traduisent aux yeux. Ce n’est pas qu’il fût moins que les autres poètes d’alors sensible aux caractères visibles des choses ; il fut dans ses écrits un merveilleux paysagiste ; mais il dépeint la campagne et la mer peut-être plus encore par les sentiments qu’elles inspirent que par les sensations qui les figurent. Dans le Lac, par exemple, la description à peine indiquée se fait comme d’elle-même sur le fond doucement pâli de la mémoire ; elle y est une image évoquée avec une fidélité supérieure par la seule rêverie que le poème suggère.
Il me reste à saluer, après le poète, le prosateur, l’orateur et le citoyen. Ce sera saluer le poète encore : l’écrivain des Notes d’un voyageur en Orient, des Confidences, de Raphaël, de tant d’autres pages célèbres, l’historien des Girondins, l’homme d’État d’une éloquence intrépide ou captivante ne fut toujours que le poète différemment manifesté. Geneviève, le Tailleur de pierres de Saint-Point, ne sont-ils pas des poèmes par la mélodieuse allure de la phrase comme par l’idéale tendresse qu’on y sent pour les humbles ? Cette fleur de charité dont une mère chrétienne avait déposé le germe dans son cœur, éclose dans ses œuvres littéraires, devait plus tard s’étayer du viril amour de la justice pour s’épanouir de plus en plus largement dans ses doctrines politiques. Toute sa vie politique fut un poème en action, où la générosité désarma la prudence et transfigura la misérable réalité. Le plus populaire de ses travaux historiques, l’Histoire des Girondins, fut une invasion de la poésie dans un genre où la vision froide et seule sans péril. C’est en prose une épopée admirable dont l’auteur dut bientôt racheter la trop fascinante beauté par un autre poème plus admirable encore, un poème oratoire digne, cette fois, de la lyre d’Orphée, où triomphe de la passion populaire la toute-puissance de son verbe imagé.
Mais trop vite, hélas ! il apprit à discerner sa popularité de sa gloire, car la Muse ne s’assure des triomphes définitifs et des fidélités éternelles que dans son propre empire.
Les dernières années de Lamartine furent le soir d’un jour d’été splendide, assombri sur son déclin par de ruineux orages. À l’heure où le laboureur, ignoré mais tranquille, ramène sa charrue à la ferme et peut goûter le sommeil ; l’illustre vieillard allumait sa lampe pour atteler son génie à un labour sans repos. Expiant par une veille prolongée sa téméraire confiance dans l’idéal et sa trop libérale opulence, il entretenait de ses souvenirs ses pieux admirateurs. Aussi longtemps que ses forces ne le trahirent pas, il donna par ses derniers écrits l’exemple du travail opiniâtre à la jeunesse enivrée de ses premiers chants.
O Lamartine ! ta gloire n’est pas près de périr, la France n’est pas près de t’oublier, car le fond de son cœur est pour longtemps devenu mélancolique, et ses malheurs la rattachent à tous ses fils qu’elle pleure et dont la renommée sauve sa grandeur dans l’univers.