FUNÉRAILLES
DE
M. MIGNET
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL HONORAIRE DE L’ACADÉMIE
DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
Le vendredi 28 mars 1884.
DISCOURS
DE
M. JULES SIMON
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES
MORALES ET POLITIQUES.
MESSIEURS,
La seconde classe de l’Institut, qui fut supprimée en l’an XI, n’avait pas de secrétaire perpétuel. Lorsque notre Académie fut rétablie, en 1832, elle prit pour secrétaire perpétuel M. Charles Comte, qui avait été l’un des adversaires les plus courageux de la Restauration , et qui mourut, jeune encore, épuisé par les luttes incessantes, les procès, la prison, un double exil. M. Mignet lui succéda, comme secrétaire perpétuel, en 1837. On peut dire qu’il a pris notre Académie à son berceau ; il en a fondé les traditions, établi les usages. Son administration a duré près d’un demi-siècle.
Pendant cette longue période, beaucoup de membres sont entrés à l’Académie, en lui apportant l’éclat d’un nom déjà célèbre ; d’autres, qui donnaient surtout des promesses, avaient encore besoin d’un conseiller, et presque d’un maître. M. Mignet ne s’offrait jamais, et jamais non plus il ne se refusait. Il donnait ses avis avec une bienveillance inépuisable et une sincérité un peu rude, qu’on subissait volontiers, parce qu’elle était au fond une marque d’estime. Son autorité s’était accrue en se prolongeant ; et si notre Académie est devenue comme une famille, dans laquelle on ne voit ni contentions ni intrigues, et qui n’est jamais animée que par l’amour de la science, c’est à lui que nous le devons. Nous sommes, Messieurs, une de ses œuvres et nous avons le droit de dire sur sa tombe que ce n’est pas celle-là qui lui était la moins chère.
Il était un des derniers de cette génération née au milieu des orages de la Révolution, qui a combattu jusqu’en 1830 pour conquérir nos libertés. Il la représentait mieux que personne, parce qu’après avoir été au premier rang pendant la lutte, par le talent et par le courage, il était resté invariablement fidèle à toutes ses idées et à toutes ses amitiés, nous donnant à tous l’exemple d’une constance et d’un désintéressement à toute épreuve : le même homme, avec la même tête et le même cœur, pendant sa longue carrière ; et, si je l’ose dire, mort encore jeune, à quatre-vingt-huit ans. Il n’avait pas été de ceux qui commencent par des excès, et qui frappent fort en attendant de frapper juste. Comme Rémusat, qui fut son ami ; comme Thiers, qui fut plus que son frère, il était à la fois sensé et passionné. Il y avait en lui comme un mélange de réflexion et de candeur, qui, unissait la force de l’âge mûr à l’éclat et aux grâces souriantes de la jeunesse.
Introduit par Manuel au Courrier Français, il se montra, à vingt-cinq ans, un grand journaliste, ce qui suppose toutes les qualités du citoyen, du penseur et de l’écrivain. Il ne rêvait pas une alliance impossible avec un parti qui entreprenait de nous ramener au delà de 1789, et avec un roi, fût-il libéral, en qui l’ancien régime s’incarnait. Il une révolution ; il la voulait sage et prudente, mais il la voulait complète. Il fonda le National, avec Thiers et Armand Carrel, expressément pour renverser la dynastie.
En juillet 1830, il n’hésita pas à jouer sa tête en signant un des premiers, avec Rémusat et Thiers, la protestation des journalistes. — Votre nom se lit aussi sur cette glorieuse liste, Barthélemy Saint-Hilaire ; on ne peut penser à Thiers, à Mignet, à Rémusat, sans penser à vous. — Après la victoire du peuple, rien ne pouvait faire obstacle à l’ambition de M. Mignet, s’il en avait eu la moindre étincelle.
Personne ne pouvait faire valoir de plus grands services, ni des aptitudes plus variées et plus complètes. Son résumé de l’histoire de la Révolution et de l’Empire, qui n’a pas été surpassé ni même égalé, était dans tout l’éclat de sa renommée et déjà traduit dans toutes les langues de l’Europe. Il avait fait, à l’Athénée de Paris, un cours sur la réformation du XVIe siècle, et un autre sur la Révolution d’Angleterre, qui abondaient en idées justes et fécondes, exprimées dans le plus attrayant langage, et résumées quelquefois dans de courtes et saisissantes formules qui se gravaient pour toujours dans la mémoire. Historien, journaliste, orateur, il ne tenait qu’à lui de s’improviser homme d’État comme tous les autres. Il aurait apporté dans les affaires un patriotisme ardent, un grand amour pour la liberté politique et pour la liberté de la pensée, un jugement aguerri par les luttes de la presse et par l’étude approfondie de l’histoire.
Il refusa tout avec une fermeté inébranlable et tranquille. Il resta à côté de ses amis pour les conseiller, pour les encourager, et se remit à ses études historiques, avec la passion d’un bénédictin, et la sagesse d’un philosophe.
On lui fit accepter la direction des Archives, où il ne vit que l’occasion de rendre un nouveau service à l’histoire, et de l’étudier de plus près. M. Bastide, en prenant possession du ministère des affaires étrangères, avait fait la faute de le révoquer. Il en rougit une heure après, car c’était un homme de cœur, et courut chez lui pour le supplier de revenir. M. Mignet n’écouta rien. Il avait été indépendant sous un régime qui lui plaisait, et ne voulut faire de concessions à aucun autre.
Il donna ce spectacle unique d’un homme qui aurait pu être tout, qui refusa tout, et qui préféra l’étude à la fortune, sans penser un moment qu’il faisait un sacrifice.
Le respect universel l’entourait, dans cette vie retirée et modeste ; et telles étaient la douceur et la simplicité de ses habitudes, la courtoisie bienveillante et caressante de son langage, qu’il faisait naître autour de lui l’amitié autant que le respect. Il a passé de la vie à la mort sans maladie et sans intervalle, éprouvant ainsi ce qu’il avait dit lui-même « qu’il n’y a pas loin de ce Monde à l’autre ». L’Académie, la science, la société française, ne pouvaient faire une plus grande perte. Il était, pour nous tous, un guide et un modèle ; il avait cette indépendance du jugement et ces belles croyances spiritualistes qui sont l’honneur de l’intelligence humaine il pratiquait, sans faste, ces fortes vertus de désintéressement et de courage intellectuel, aussi nécessaires à un peuple pour rester libre que pour le devenir. Il a marché droit devant lui, pendant près d’un siècle, en faisant de beaux livres et, en donnant de beaux exemples. Je salue ces restes vénérés avec l’émotion d’un patriote, et avec un cœur reconnaissant.