Stances à Pierre Corneille

Le 12 octobre 1884

Armand PRUDHOMME, dit SULLY PRUDHOMME

DEUXIÈME CENTENAIRE DE PIERRE CORNEILLE

CÉLÉBRÉ À ROUEN

LE 12 OCTOBRE 1884

STANCES

A

PIERRE CORNEILLE

PAR

M. SULLY PRUDHOMME

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

 

Deux siècles ont passé, deux siècles, ô Corneille !
Depuis que ton génie altier s’est endormi
En recevant trop tard pour sa dernière veille
L’aumône de ton roi par la main d’un ami.

 

Comme un chêne géant découronné par l’âge,
Déserté des oiseaux qu’il attirait hier
Et qu’éloigne le deuil de son bois sans feuillage,
Tu finis seul, debout, dans un silence fier.

 

Ta renommée avait, par son aube éclatante,
Alarmé le Mécène ombrageux de ton art :
Un monarque a laissé, par sa grâce inconstante,
Le laurier du poète inutile au vieillard.

 

Mais, après deux cents ans, voici que ta patrie,
Qui dispense elle-même aujourd’hui sa faveur,
Dans son grand fils, plus cher à sa gloire meurtrie,
De l’Idéal invoque et fête le sauveur !

 

Car si déjà tes vers, par leur saine puissance,
Rendirent la noblesse aux lèvres comme au cœur,
Aux rires de Thalie enseignant la décence,
Aux cris de Melpomène une austère vigueur,

 

Leur mâle accent encore aujourd’hui nous révèle
Ce qui dort d’énergie en notre volonté,
Et sait y faire encor palpiter la grande aile
De l’héroïsme ancien, vaincu mais indompté !

 

De Chimène et du Cid la tragique aventure
Nous exhausse le cœur pour nous mieux émouvoir,
En nous montrant l’amour qu’un jeûne ardent torture
Et qui lutte enchatué par le sang au devoir.

 

Quand, fouillant le passé, ton génie en ramène
Des traits d’honneur fameux que tes beaux vers font tiens,
Tu sais communiquer ta vieille âme romaine
Par la voix d’un Horace à tes concitoyens !

 

Tu nous rends généreux par l’exemple d’Auguste,
Quand du ressentiment le sublime abandon
Ose trahir en lui la sévérité juste
Pour nous faire admirer la beauté du pardon !

 

Polyeucte en un chant magnifique et suave
Nous promet un royaume où la paix peut fleurir
Et témoigne en tombant, devant les dieux qu’il brave,
Que le Dieu qu’il révère enseigne à bien mourir !

 

O tragédie ! appel profond de l’âme à l’âme
Par les plus grands soupirs arrachés aux héros,
Qui rend des passions la louange et le blâme
Vivants au fond de nous par de poignants échos,

 

Art sobre de parure, à la fois économe
Du lieu, du temps où gronde et frémit l’action,
Plus jaloux d’évoquer l’éternel fond de l’homme
Que de flatter des yeux la frêle illusion !

 

Corneille, dans tes vers résonne impérieuse
La formidable voix que cet art prête aux morts,
Et la frivolité d’une race rieuse
Y sent comme un reproche éveillant un remords.

 

Ses jeux lui semblent vains sous ta parole grave,
Ses querelles, hélas ! méprisables aussi ;
À ses communs élans que la discorde entrave
Tu rouvres l’Idéal comme un ciel éclairci !

 

Quand de tes vers vibrants la salle entière tremble,
Les hommes ennemis pareillement émus,
Frères par le frisson du beau qui les rassemble,
Pleurant les mêmes pleurs ne se haïssent plus !

 

Non ! car l’enthousiasme a le saint privilège
De rendre au vol des cœurs sa pure liberté,
Comme l’essor croissant des nacelles s’allège
De tout le sable vil qu’elles ont emporté,

 

Et sous un même vent d’espérance et d’audace,
Ils sont tous entraînés vers les mêmes hauteurs,
D’où l’immense horizon que l’œil sans voile embrasse
Nivelle et noie en bas l’arène et les lutteurs.

 

C’est ainsi qu’au-dessus des passions vulgaires.
Aux vertus qui s’en vont nous forçant d’applaudir,
Tu nous fais oublier nos misérables guerres
Dans un monde où tout l’homme aspire à se grandir !

 

Ah ! du moins, pour un jour, au pied de ta statue,
Imposant l’accalmie au forum agité,
La France, de sa gloire ancienne revêtue,
Peut jouir, grâce à toi, de l’unanimité !

 

Et devant toi l’espoir ose en elle renaître,
Car, après deux cents ans, ses maux n’ont point tari
Le sang vivace et pur qui t’avait donné l’être,
Et n’ont pas épuisé le sol qui t’a nourri.

 

Au nid d’où sortit l’aigle un aiglon peut éclore
Dont l’œil porte à son tour des défis au soleil,
Et dont l’aile, après lui, tente le ciel encore
D’un vol imitateur mû par un sang pareil !

 

Chez tes fils d’aujourd’hui retrempés par l’épreuve
Que ton œuvre virile engendre des rivaux,
Que ton solide verbe offre à leur âme neuve
Un moule rajeuni pour des pensera nouveaux !

 

L’air que tu respirais gonfle aussi leurs poitrines,
L’accent qui l’animait passera dans leurs voix,
Ta langue peut s’user, mais ses nobles ruines
Légueront à leurs vers le souffle d’autrefois !

 

Salut, maître, salut ! Si la mort n’est qu’un somme,
Réveille-toi, respire, entends, vainqueur serein,
Le retentissement sur la terre et dans l’homme
Des poèmes sortis de ta bouche d’airain !

 

Vois la pompe qu’un peuple en ton honneur étale
Pour rendre, à son appel, ton réveil triomphant !
Ressuscite et reçois, dans ta ville natale,
L’hommage de la France à son sublime enfant !