RAPPORT
SUR
LE PRIX BIENNAL
FAIT À L’INSTITUT
dans la séance trimestrielle du mercredi 3 janvier 1872
PAR
M. PATIN
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
MESSIEURS,
L’Académie française, après un intervalle de dix années, a dû, pour la seconde fois, chercher, dans l’ordre de travaux qu’elle représente, un ouvrage qu’elle pût proposer à l’Institut comme digne du prix biennal, c’est-à-dire selon les termes employés dans le décret du 22 décembre 1860, comme propre à honorer et à servir le pays.
Ce programme, qui ajoute encore à la valeur déjà bien considérable de la récompense, en rend l’application, particulièrement en ce qui concerne la littérature proprement dite, singulièrement difficile. Des œuvres littéraires d’un caractère assez élevé, d’un succès assez incontesté, assez général, assez soutenu, pour qu’on puisse dire d’elles, qu’elles honorent et servent le pays, sont en tout temps très-rares. L’Académie française, qui avait pu le reconnaître en 1861, l’a de nouveau constaté en 1871, et la force des choses l’a amenée à une solution pareille, avec les mêmes inconvénients sans doute, mais avec le même avantage, un avantage précieux, celui de conserver au prix, par une désignation éclatante, son importance, sa grandeur.
Il s’agit de déroger, comme on l’a fait dans la séance du 29 mai 1861, et par des raisons absolument semblables, à une règle que le décret constitutif du prix triennal, devenu bientôt le prix biennal, n’avait point imposée à l’Institut, mais que, dès l’origine, dans sa délibération du 9 avril 1856, l’Institut avait cru devoir se prescrire, celle de s’exclure lui-même d’un tel concours.
Il s’agit, par une exception en tout conforme à celle que l’Institut a sanctionnée, il y a dix ans, de sauvegarder l’honneur du prix, en y attachant, une fois encore, le nom d’un de nos plus illustres confrères, qui, lui-même, dans sa longue, dans sa laborieuse autant que glorieuse carrière, a consacré à des travaux historiques d’un ordre supérieur, tout le temps où, comme homme d’État, il ne travaillait pas, par ses actes, à l’histoire elle-même. »
Je n’ai point à m’étendre, sur ce qui est d’ailleurs présent à tous les esprits, sur ces rares mérites de docte et pénétrante critique, de puissante généralisation, de haute moralité, de sévère et élégante exposition, qui ont placé en si haut rang, parmi les grands monuments historiques de notre âge, ceux que nous devons à M. Guizot, l’Histoire de la Civilisation en Europe et en France, et l’Histoire de la révolution d’Angleterre. Ils se sont reproduits après de longues années, sans altération aucune, heureusement modifiés par la différence des sujets, par les délicates inspirations du goût, par la souplesse croissante du talent, dans des productions historiques d’un autre caractère, qui ont principalement occupé l’active retraite de M. Guizot, et sur lesquelles leur date récente a dû fixer plus particulièrement notre attention.
On comprend que je veux parler surtout de ces beaux Mémoires, où M. Guizot a raconté son temps, comme il avait fait le temps passé, avec la même intelligence, le même sentiment, la même expression éloquente du vrai et de l’honnête, sans que jamais la proximité même des événements, la part considérable qu’il y a prise, le souvenir des luttes passionnées où l’a engagé son patriotisme, aient troublé en rien la sûreté, l’impartialité de son jugement, l’inaltérable sérénité de sa pensée et de sa parole; habile autant que jamais à démêler, à personnifier dans des formules générales, à faire agir ces forces secrètes qui déterminent les grands mouvements des sociétés ; mais faisant de plus en plus intervenir, dans cette sorte de drame abstrait, l’expression vivante des véritables acteurs.
Ce dernier progrès d’un talent qui semblait dès longtemps arrivé à sa perfection, est encore bien sensible dans le livre dont M. Guizot poursuit en ce moment la publication, dans cette Histoire de France que, pendant ces dernières années, il s’est donné le plaisir de raconter à ses petits-enfants et qui, bientôt, dépassant, par une naturelle et heureuse publicité, le cercle trop restreint de cet auditoire domestique, s’est adressée bien utilement à toute la jeunesse française. La science, la profondeur de l’historien consommé s’y cachent sous des formes attrayantes, propres à captiver de jeunes esprits. L’habile écrivain y a pleinement résolu le problème difficile qu’il s’était proposé, s’emparant à la fois de leur intelligence et de leur imagination, leur faisant comprendre notre histoire et les y intéressant, la leur rendant tout ensemble claire et vivante. C’est sur les grands événements, les grands personnages de chaque époque qu’il appelle particulièrement leur attention : ce sont comme des points lumineux qui éclairent l’époque entière, laissant seulement dans l’ombre ces plans secondaires. qu’il convient de réserver à la curiosité érudite d’un autre âge.
Des anecdotes caractéristiques, de curieux traits mœurs, d’instructives explications, des réflexions pleine de sagesse et d’à-propos, s’encadrent avec aisance dans un récit borné, sans sécheresse, aux faits les plus importants, simple, rapide, animé. Ce livre, destiné au jeune âge et si bien adapté à cette destination spéciale, étendra plus loin son action. Il charmera aussi, il instruira cette partie nombreuse du public, que l’appareil didactique des grands corps d’histoire intimide et tient à distance, qu’il faut gagner avec art, par l’attrait d’une exposition facile, aux études sérieuses.
Tels sont, Messieurs, bien imparfaitement appréciés, je le crains, les deux ouvrages auxquels l’Académie française, à l’unanimité, propose de décerner le prix biennal de 1871. Par cette haute distinction, l’Institut couronnera ce qu’ils complètent si heureusement, toute une carrière littéraire, qui, pendant plus d’un demi-siècle, a été pour notre pays un de ses plus grands titres d’honneur.