LA FRANCE DANS SES COLONIES.
DISCOURS
LU À LA SÉANCE TRIMESTRIELLE DE L’INSTITUT
Du 8 JANVIER 1873
PAR
M. XAVIER MARMIER.
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
MESSIEURS,
On dit souvent : la France ne sait pas coloniser. Est-ce vrai ?
Devons-nous, sans le contester, admettre ce reproche ?
Les autres peuples se plaisent à proclamer leur mérite.
Nous laissons indolemment déprécier le nôtre, et parfois nous le déprécions nous-mêmes.
On nous accuse de nous abandonner à de futiles vanités. Mieux vaudrait nous maintenir dans une juste fierté.
L’histoire de nos colonies est l’une des pages les plus nobles et souvent les plus attachantes de nos longues annales.
Elle a été éloquemment et savamment racontée à diverses reprises, en différents lieux.
Je n’ai pas la prétention d’en retracer un nouveau tableau. En recueillant mes souvenirs de voyage, en y adjoignant de récentes études, je voudrais seulement faire voir, par quelques traits caractéristiques, les qualités particulières de colonisation dont la France a de tout temps été douée :
La hardiesse dans les entreprises, la générosité dans la victoire, la dignité dans les revers.
D’autres nations ont eu des succès plus éclatants ou plus durables. Pas une n’a montré de telles vertus.
La première dans les croisades, cette héroïque tentative de colonisation religieuse, la France a été la première aussi dans d’autres expéditions nautiques du moyen âge.
En 1364, des marins de Dieppe s’en vont par-delà les antiques colonnes d’Hercule, par-delà les Canaries et le cap Vert, le long de la côte occidentale d’Afrique. Ils rassurent, par leurs bons procédés, les noirs habitants de cette contrée, font avec eux d’agréables échanges, et organisent des établissements de commerce sur des plages que nul navire européen n’avait encore abordées[1].
En 1365, des marins de Rouen, s’associant à ceux de Dieppe, s’avancent dans le golfe de Guinée et donnent des noms de Normandie aux rades où ils pénètrent.
Ainsi, comme l’a très-justement dit un publiciste distingué : « Par ces entreprises heureuses et réitérées, en des parages jusqu’alors inconnus de toute autre nation, les Français ont le droit de se dire les pères de la colonisation moderne[2]. »
Un siècle s’écoule. Pendant ce long espace de temps, nos explorations maritimes sont interrompues par les calamités du règne de Charles VI, par les agitations et les guerres des règnes suivants.
Puis voici venir les grands descubradores : Christophe Colomb, Vasco de Gama. Une nouvelle ère commence. Le nouveau continent est découvert, et le nouveau chemin des Indes par le cap de Bonne-Espérance. Les Espagnols et les Portugais prétendent garder l’entière possession de cet autre univers. Une bulle du pape la leur accorde : au Portugal tout l’Orient, à l’Espagne tout l’Occident.
Cependant l’Angleterre et la Hollande veulent avoir leur part de ces archipels embaumés, de ces terres phénoménales dont on extrait des monceaux d’or, de ces royaumes dont on raconte tant de merveilles. En dépit du décret pontifical, elles iront résolûment vers ces fabuleuses contrées ; elles s’y établiront les armes à la main.
Et la France ?
En ce temps d’investigations et de conquêtes transatlantiques, la France était comme le poète dont Schiller raconte l’oubli dans un de ses apologues.
Jupiter annonce du haut de son trône qu’il va distribuer aux hommes les richesses de la terre. Tous aussitôt d’accourir et de prendre avec avidité : celui-ci la forêt, celui-là les champs, cet autre les chariots et les marchandises. Chacun ayant son lot, arrive le poète indolent, rêveur. Les distributions étant finies, Jupiter n’avait plus à lui donner que l’auréole de la gloire.
Ainsi attardée au partage du nouveau monde, la France ne pouvait en avoir une portion qu’en la disputant à plusieurs peuples, ou en faisant aussi elle-même quelques découvertes.
C’est ce qu’elle fit.
Pour réparer le temps perdu, elle recommença sur différents points à la fois son œuvre de colonisation, et graduellement l’accomplit d’une façon prodigieuse.
Elle avait de nombreux obstacles à surmonter, de violentes hostilités à vaincre, des luttes perpétuelles à soutenir. Malgré ces difficultés et ces périls, malgré ses essais infructueux et ses fatales défaites, un jour vint où son pavillon flottait librement sur toutes les mers, où, sur tous les continents et dans tous les archipels, elle avait ses domaines.
Oui, au commencement du dix-huitième siècle, la France était la première des puissances coloniales. Admirable succès ! Plus admirable encore si l’on songe par quels moyens elle y est parvenue.
Les projets de colonisation avaient séduit l’esprit aventureux de François Ier et occupé gravement la pensée de Henri IV. Pour affermir et élargir ces projets, Richelieu rédigea diverses ordonnances, institua des compagnies de commerce, créa de nouveaux emplois civils et militaires.
Dans les orages de la Fronde, dans les constantes difficultés de son ministère, Mazarin ne pouvait accorder la même attention à cette œuvre lointaine.
Colbert la reprit avec son lumineux jugement et lui donna une nouvelle extension.
Cependant, pour entreprendre de périlleux voyages, pour porter le drapeau de la France sur des plages inexplorées, pour lutter contre l’ambition de plusieurs peuples puissants, l’État n’arme pas beaucoup de vaisseaux de ligne et ne détache point de grosses sommes de son budget. Plus d’une fois même il paralyse, par son inertie ou ses fausses mesures, les courageux efforts de nos colons, et les compagnies de commerce souvent les entravent par leurs erreurs et leur impéritie.
Mais la France s’élançait dans cette exploration et cette conquête d’un nouveau monde comme dans une nouvelle croisade.
Cavaliers et marins, gentilshommes et marchands, prêtres et ouvriers, toutes les classes de la société, selon leur vocation, leurs rêves et leurs penchants particuliers, se sentaient attirés vers cette Fata Morgana des vaporeux horizons. Ce que l’État ne pouvait faire dans ses embarras financiers ou ses tourmentes politiques, la France le fit par le mouvement et la puissance de diverses facultés individuelles.
Des marins de Dieppe et de Rouen avaient, comme nous l’avons dit, fondé, au quatorzième siècle, nos premiers établissements sur la côte d’Afrique. Bien avant Sébastien Cabot, des matelots basques s’avancent jusqu’à Terre-Neuve où nous avons conservé une autre petite colonie. Des négociants de Marseille vont en pleine Algérie organiser un comptoir, construire un édifice qu’ils appellent le Bastion du roi.
Dans cette guirlande de perles et d’émeraudes, qu’on appelle les Antilles, un de nos meilleurs domaines, la Guadeloupe, a été conquis par des matelots dieppois ; un autre, la Martinique, par une centaine de soldats, sous les ordres d’Esnambuc, gouverneur de Saint-Christophe.
Vers les régions inconnues de l’Amérique du Nord, voici venir Jacques Cartier avec deux petits bâtiments de soixante tonneaux. Il contourne le banc de Terre-Neuve et remonte jusqu’à l’île sauvage de Hochelaga le cours du Saint-Laurent.
L’habile et hardi Champlain, avec un bâtiment de même dimension, s’arrête au bord de cet immense fleuve et y forme un établissement qui deviendra la puissante ville de Québec.
Au pied de cette cité naissante, un vénérable prêtre, le père Marquette, animé d’un ardent désir d’études géographiques et de prosélytisme religieux, s’embarque sur un canot d’écorce avec une chétive provision de blé d’Inde et, de viandes boucanées ; il traverse résolûment le lac Huron, le lac Michigan, arrive au Mississipi et le descend jusqu’à sa jonction avec l’Arkansas. Là, ses provisions étant épuisées, il fut obligé de revenir en arrière ; mais il avait été assez loin pour reconnaître la grandeur du fleuve que les Indiens appellent le Meschacebé, et son cours vers la mer. À son retour à Québec, les cloches sonnaient et les habitants, l’évêque en tête, allaient à l’église chanter le Te Deum pour remercier Dieu de cette découverte.
Dix ans après, un simple enfant du peuple, Robert Lasalle, dont Louis XIV récompensa le courage par un brevet de noblesse, achevait, l’épée à la main, l’œuvre commencée avec la croix par le père Marquette. Il descendait le Mississipi jusqu’à son embouchure arborait la bannière de France près du golfe du Mexique, et nous donnait la Louisiane.
En même temps, les colons employés à l’achat des pelleteries, ces intrépides aventuriers qu’on appelle les voyageurs ou les coureurs des bois, remontaient avec de légers canots le courant des rivières. Arrivés aux passages où des rocs et des rapides arrêtaient l’effort de leurs rames, ils déchargeaient les cargaisons, et, prenant leurs canots sur leurs épaules, doublaient par terre les impraticables défilés, puis, s’embarquant de nouveau, gagnaient les lacs du Nord, et pénétraient au milieu des tribus indiennes. C’étaient nos pionniers, non moins audacieux que ceux des régions de l’Ouest illustrés par Cooper. C’étaient nos géographes. Ils mesuraient le terrain par leurs journées de marche, s’ouvraient des routes ignorées, et parcouraient des espaces inconnus.
Dans l’histoire de nos colonies, combien il y en a de ces faits mémorables accomplis humblement par quelque généreuse aspiration ou geigne robuste volonté ! Là aussi, entre deux ou trois pelotons d’infanterie, au pied d’une palissade en bois, au bord des fleuves silencieux, au sein de l’immense espace du nouveau monde, combien de batailles plus étonnantes que celles des célèbres plaines d’Allemagne ou d’Italie, combien de héros qui n’ont point eu leur Homère, mais dont le nom doit rester à jamais inscrit dans le livre d’or de nos gloires nationales : Montcalm, le pieux chevalier, si ferme en ses périls, si modeste en ses victoires, si noble en son dernier combat[3]. Le Canada lui garde un religieux souvenir. La France pour laquelle il mourut ne peut l’oublier. Bienville ! le fondateur de la Nouvelle-Orléans. Son père était mort, les armes à la main, sur la terre canadienne. Il avait onze fils, tous engagés comme lui au service du roi, et cinq d’entre eux étaient tombés comme lui sur le champ de bataille. Les autres, désireux de se distinguer en quelque entreprise difficile, résolurent de continuer l’œuvre de la colonisation commencée par Lasalle à la Louisiane. Les deux premiers furent emportés par la fièvre sur les rives du Mississipi. En mourant, ils léguaient pour tout héritage à leur jeune frère la tâche à laquelle l’un et l’autre venaient de succomber. Il l’accepta et s’y dévoua. Il la poursuivit pendant quarante années, luttant avec une fermeté inébranlable contre tous les obstacles qui s’opposaient à ses efforts, sans cesse aux prises avec l’inquiète jalousie des Anglais et les haines féroces des Indiens.
Dans sa vieillesse, il retourna en France. Bien faible encore était cette colonie pour laquelle il avait éprouvé tant d’angoisses et supporté tant de fatigues. Mais il pouvait la croire au moins affranchie des principaux périls qui menaçaient de l’anéantir dans son germe. Il y était entré avec deux cent cinquante hommes ; il y laissait une population de six mille âmes.
Si de l’Amérique nous tournons nos regards vers nos anciennes possessions de l’Orient, ai-je besoin de citer Bussy, ce valeureux général que les ennemis désiraient tant ne pas rencontrer, et La Bourdonnais ! Un si grand courage ! Une si belle intelligence, et Dupleix, qui malheureusement haït et persécuta cet homme éminent ! Ah ! si tous deux avaient pu rester unis dans leur ambition et leurs plans de campagne, quel triomphe pour la France, quelle chute pour les Anglais !
« Dupleix, a dit Macaulay, entrevit le premier la possibilité de fonder un empire européen sur les ruines de la monarchie mongole. Son esprit inquiet, étendu, inventif, conçut cette idée à une époque où les plus habiles agents de la compagnie anglaise ne pensaient qu’à leurs chargements de marchandises et à leurs factures. Cet ingénieux, cet ambitieux Français, le premier, comprit et mit en pratique l’art militaire et la diplomatie que les Anglais employèrent quelques années après avec tant de succès. »
Partout où nos colons voulaient s’établir, ils devaient combattre, tantôt contre les milices européennes, tantôt contre les tribus indigènes ; caraïbes, peaux rouges, nègres et malais ; tantôt par une raison locale, tantôt par l’effet d’un des orages de la mère patrie. Quand la guerre éclatait sur l’ancien continent, elle éclatait par contre-coup en Amérique et dans les Indes. Capulets et Montaigus, Guelfes et Gibelins, se battaient sur les rives de l’Escaut ou du Danube, et les fils de ces guerriers européens luttaient avec la même ardeur sur les plages de l’Asie, ou dans les forêts du nouveau monde.
Nous ne pouvons trop honorer ceux qui ont porté si loin et défendu si vaillamment notre drapeau. Ce n’est pourtant point par ses ardentes batailles et ses nombreuses victoires que la France s’est acquis une place si distincte dans l’histoire des colonisations : c’est par son esprit de justice et de mansuétude, par ses facultés d’attraction et d’assimilation.
Elle n’a point fait de cruelles ordonnances pour obtenir la plus abondante récolte de la terre conquise. Elle n’a point, pour apaiser sa soif d’or, torturé d’innocentes peuplades vaincues. Elle n’a point écrasé, ou refoulé dans de sombres régions, des milliers d’honnêtes familles pour n’avoir plus à leur disputer une parcelle de leurs domaines héréditaires.
Ah ! si, en pensant à tout ce que nous avons possédé et à tout ce que nous avons perdu, il ne nous est pas possible de lire sans regrets la chronique de nos colonies, nous pouvons du moins la lire sans remords. Nulle de nos souverainetés n’a fait gémir l’âme d’un Las Casas ; nulle de nos coutumes n’a suscité un désir insatiable de vengeance dans le cœur d’un Montbars, et nul de nos gouverneurs n’a par ses rapacités enflammé la foudroyante éloquence d’un Burke et d’un Sheridan.
Dans nos entreprises de colonisation, il y avait un juste sentiment d’ambition nationale ; pour la plupart de ceux qui s’y associaient, la perspective d’un honnête négoce ou d’un fructueux labeur ; pour d’autres, un rêve de jeunesse, l’attrait de l’inconnu, l’espoir d’une action d’éclat ; sur chaque navire, à chaque migration, le prêtre et le gentilhomme, la croix et l’épée, le sentiment du devoir religieux et du devoir militaire.
Jacques Cartier, le brave marin, dit en commençant sa relation de voyage : « Le dimanche, jour et feste de la Pentecoste, du commandement du capitaine, et bon vouloir de tous, chacun se confessa, et reçurent tous ensemble notre Créateur en l’église cathédrale de Saint-Malo, après lequel avoir reçu furent nous présenter au chœur de ladite église devant le révérend père en Dieu, Monsieur de Saint-Malo, lequel en son estat épiscopal nous donna sa bénédiction. »
Le père Marquette, en revenant des sombres forêts où il avait découvert le Mississipi, écrivait dans sa relation ces lignes touchantes : « Quand tout le voyage n’auroit valu que le salut d’une âme, estimerois toutes mes peines bien récompensées, et c’est ce que j’av sujet de présumer, car, lorsque je retournai, nous passâmes par les Illinois ; je fus trois jours à leur publier les mystères de notre foy dans toutes leurs cabanes, après quoy, comme nous nous embarquions, on m’apporta au bord de l’eau un enfant moribond que je baptisay un peu avant qu’il mourût par une providence admirable pour le salut de cette âme innocente. »
En 1641, deux petits bâtiments partaient de la Rochelle pour le Canada. Sur l’un de ces navires était une sainte fille, mademoiselle Manse de Langres, qui renonçait à une brillante situation en son pays pour se dévouer à une œuvre de charité dans les régions sauvages ; sur l’autre navire était un gentilhomme champenois, M. de Maisonneuve, un prêtre, des soldats et des ouvriers ; en tout, trente personnes.
Au mois d’août, les bons voyageurs arrivèrent, à Québec. La colonie de cette ville essaya de les retenir. Elle se composait de deux cents âmes. Trente braves gens de plus, quel précieux renfort ! Mais M. de Maisonneuve s’était engagé à aller à Hochelaga, et il voulait accomplir sa promesse. En vain on lui représenta les dangers auxquels il s’exposait en abordant, avec un si petit nombre de soldats, sur cette île occupée par une tribu considérable d’Indiens. Il répondait, en vaillant gentilhomme : « Je ne suis pas venu pour délibérer, mais pour agir. Y eût-il, à Hochelaga, autant d’Iroquois que d’arbres sur ce plateau, il est de mon devoir et de mon honneur d’y établir une colonie. »
Au mois d’octobre, il atteignit les rives de Hochelaga, y construisit des cabanes et une chapelle en bois. Mademoiselle Manse organisa, au même endroit, un hôpital, et une religieuse de Troyes fonda l’institution où les jeunes filles devaient être élevées gratuitement.
Quelques tentes au milieu des bois, une chapelle revêtue d’un toit de feuillage, une cloche suspendue à un rameau de sapin, un asile pour les malades, une école pour les pauvres, tels furent les premiers éléments de notre ville de Montréal, où l’on compte aujourd’hui quatre-vingt mille âmes.
En 1721, M. le chevalier de Fougères, commandant le Triton, de Saint-Malo, allait prendre possession de cette île si belle, si riante et si charmante, que nous avons appelée l’île de France, et qu’il faut, hélas ! maintenant appeler l’île Maurice. Sur la plage, il arborait le drapeau blanc et érigeait une croix décorée de fleurs de lis avec une inscription :
Jubet hic Gallia stare crucem.
Ainsi, partout la ferme résolution du gentilhomme et les doux enseignements de l’Évangile partout aussi une pensée de conciliation et d’humanité.
Quand M. de Flacourt fut envoyé à Madagascar, avec le titre de gouverneur, il adressa aux habitants une harangue où il parlait de la grandeur du roi de France, mais surtout de sa douceur et de sa bonté.
Quelques années après, le gouverneur de Pondichéry, M. Martin, un homme d’un rare mérite, disait à ses amis et à ses subordonnés : « N’oublions pas que les Français, étant ici les derniers venus, doivent, pour réussir, donner la meilleure idée de leur caractère. »
C’est ainsi que nos colons ont inspiré, en pays lointains, ces sentiments d’estime et d’affection qui, souvent, leur ont été d’un si grand secours dans les heures difficiles, dans la faiblesse de leurs armements, dans l’exiguïté de leurs ressources matérielles.
Par la durée de ces sentiments, on peut juger de leur profondeur.
L’Amérique du Nord a rompu violemment les liens qui l’unissaient à l’Angleterre.
L’Amérique du Sud a, de même, longuement combattu pour se soustraire à la domination de l’Espagne.
Aucune de nos colonies n’a suivi cet exemple. Aucune ne s’est détachée de nous volontairement. Je ne parle pas de Saint-Domingue, cette île si fructueuse et si belle, bouleversée tout à coup par la trombe révolutionnaire, par l’éruption volcanique des plus effroyables passions. Nos planteurs étaient là justement aimés. Riches et généreux, ils faisaient, de leur fortune, un noble usage. Nul d’entre eux n’abusait de ses priviléges, et quelques-uns méritaient d’être cités comme des modèles de bonté. On disait proverbialement : Heureux comme un nègre de Gallifet. Ces heureux nègres prirent, comme les autres, la torche et la hache, incendièrent, pillèrent et se plongèrent dans des flots de sang.
Des guerres désastreuses, des traités lamentables nous ont enlevé la plupart de nos anciennes possessions. Mais nous y avons laissé une profonde empreinte.
Un écrivain distingué de l’Angleterre, M. Anthony Trollope, a visité récemment les Antilles, et là, il a vu la persistance de l’attachement à la France dans des îles gouvernées autrefois par la France, non point sans interruption pendant des siècles, mais pendant un petit nombre d’années : la Dominique, Tabago, Sainte-Lucie, la Trinité ; la Trinité occupée primitivement par les Espagnols, puis par les Anglais, conquise et rendue à l’Espagne par les Français, puis de nouveau reprise par les Anglais ! Quelle langue, dit M. Trollope, croyez-vous gaie l’on parle dans Cette île où nous avons un gouverneur, un conseil administratif, une garnison et d’importants comptoirs ? L’anglais ? Non. L’espagnol ? Non. Mais le français. Toute la population est française par l’idiome, par les habitudes, par le catholicisme.
À cet honnête aveu, M. Trollope ajoute : Il y a là un évêque catholique qui reçoit de l’Angleterre un traitement annuel et l’emploie entièrement en aumônes.
Là, comme partout où l’ancienne France a passé, son souvenir s’allie aux vertus du catholicisme, à l’esprit de charité.
À Saint-Vincent, on peut noter un autre exemple de l’attraction de nos émigrants. Les Anglais s’étant emparés de cette île, les Caraïbes, qui en occupaient une partie, se soulevèrent à trois reprises différentes pour les expulser et faire revenir les Français, dont ils regrettaient la domination.
L’Angleterre a eu plus de peine encore à conquérir et à garder notre île de France. Des colons de Bourbon s’y étaient établis au commencement du dix-huitième siècle, de braves gens, dit un historien anglais[4], modestes et polis, très-simples clans leurs habitudes. très-hospitaliers et fort peu soucieux de la fortune. M. de Labourdonnais fut un de leurs premiers gouverneurs, et Poivre le Lyonnais, le savant si sage, le fonctionnaire si zélé pour le bien public, propagea sur leur sol les plus fructueuses cultures. Doucement et dignement, l’honnête colonie grandit. Ses vertus la sauvèrent du cyclone où s’abîma Saint-Domingue. Elle avait cependant aussi ses foyers dangereux. Dès le commencement de notre révolution, une certaine quantité d’individus se mirent à répéter les harangues des Grégoire, des Robespierre, et à proclamer les motions furibondes des jacobins. Dans la stupeur produite autour d’eux par les terribles nouvelles de Paris, ils organisèrent un club, constituèrent, à l’imitation des sans-culottes de France, un comité de salut public, et sur la place de Saint-Louis érigèrent la guillotine. Bientôt, on vit arriver deux commissaires de la république, apportant la nouvelle loi.
Mais la masse de la population n’avait pas le moindre goût pour ces belles réformes, et voulait y mettre fin. Citadins et campagnards se réunirent en si grand nombre et d’un air si résolu, que la bande démagogique n’osa essayer de leur résister. Les commissaires furent reconduits poliment à leur navire, et, malgré leurs protestations, obligés de s’embarquer. Les clubs furent fermés, les jacobins dispersés, la guillotine démolie. L’île entière se confia de nouveau à la direction de M. de Malartic. Elle aimait ce gouverneur, qui lui avait été donné par Louis XVI. Elle aimait l’autorité royale.
Cependant les commissaires, furieux de leur échec, pouvaient la déclarer en plein état de rébellion et demander qu’elle fût sévèrement châtiée. Un amiral anglais, qui stationnait avec une escadre dans le voisinage, lui offrit la protection du pavillon britannique. L’assemblée coloniale lui répondit : « En repoussant les commissaires de la république, nous n’avons fait que conserver cette colonie à la France ; nous la trahirions en y laissant entrer ses ennemis. »
Elle voulait rester française, cette loyale petite île, épanouie comme une corbeille de fleurs dans l’Océan indien, à trois mille lieues de la France. On a vu la force de sa bravoure et la persistance de sa fidélité pendant les guerres du consulat et de l’empire. Ni les armements des Anglais, ni les rigueurs d’un long blocus, ne pouvaient la décourager. Elle résistait à toutes les attaques, et supportait patiemment toutes les privations. Et quelle joie quand une de nos frégates, passant hardiment à travers les croiseurs ennemis, entrait dans le Grand port, ou dans le port Louis, quand un Linois, un Roussin, un Duperré, criblait de boulets un superbe man of war, et l’obligeait à se rendre ! Puis l’un après l’autre arrivèrent ces audacieux marins qui ont tant de fois répandu la désolation dans la cité de Londres : Tréhouard. Perrot, Thomasin, Surcouf, le fabuleux Surcouf qui, avec un bateau pilote, enlevait à l’abordage les plus beaux bâtiments de la Compagnie des Indes.
Alors les jeunes gens de l’île de France ne pouvaient rester en repos. Ils sollicitaient l’honneur de servir sous les ordres de ces hommes intrépides, et couraient gaiement à tous les périls.
Mais un jour vint où l’île fidèle devait succomber. L’Angleterre, qui depuis longtemps désirait la conquérir, réunit tous les soldats qu’elle pouvait prendre à Madras, à Bombay, au Cap, à Ceylan ; 20,000 hommes d’infanterie et une formidable artillerie, 20 vaisseaux et 50 bâtiments de transport. Jamais, dit un écrivain anglais, on n’avait vu à la fois tant de canons et de navires dans la mer des Indes.
La pauvre colonie n’avait qu’un régiment et quelques batteries. Elle voulut pourtant se défendre, et ne se rendit qu’en dictant elle-même, pour ainsi dire, les conditions de sa capitulation.
Elle est devenue par la force des armes l’île anglaise. Elle est restée par ses affections l’île de France.
Il y a là des librairies où l’on ne trouve que des livres français, un théâtre où l’on ne représente que des pièces françaises, et dont l’orchestre a longtemps refusé de jouer le chant britannique : God save the king. Le nom de La Bourdonnais, le vrai fondateur de la colonie, est dans tous les cœurs, son portrait dans toutes les maisons, ses Mémoires dans toutes les bibliothèques.
Quand les créoles de cette terre poétique arrivent à nous, par leur grâce native, par la beauté particulière de leur physionomie, ils nous représentent les vivantes images d’une fiction aimée. Ils sont du pays de Paul et Virginie. Ils ont grandi dans l’avenue des Pamplemousses, près du ruisseau des Lataniers. Par leur langage, leurs prédilections et leur esprit, ils sont Français. Nous devons croire qu’ils sont nés sur les bords de la Seine, et qu’ils y reviennent ayant fait un voyage sous le ciel d’or des tropiques.
Nous avons perdu, vers le milieu du siècle dernier, une autre colonie, dont nous ne pouvons sans émotion nous rappeler le dévouement et les souffrances : c’est l’Acadie, aujourd’hui la Nouvelle-Écosse. Celle-là aussi nous aimait et désirait garder notre drapeau. Quand elle fut abandonnée aux Anglais, elle se résignait à reconnaître leur pouvoir, mais, à aucun prix, elle ne voulait prendre les armes contre la France. Ni les promesses ni les menaces n’ayant pu vaincre sa résistance, le gouvernement anglais, redoutant de laisser cette inflexible population dans un pays où il n’avait alors que de faibles moyens de défense, prit une effroyable résolution.
En 1754, les villages acadiens furent livrés aux flammes, et, à la lueur de leurs toits embrasés. 7.000 Français furent entassés sur des navires, et jetés comme de vils troupeaux sur les côtes de la Pensylyanie, de la Virginie et de la Caroline, sans autres ressources que le peu de hardes et de provisions qu’ils avaient pu dérober aux ravages de l’incendie. On vit alors ces malheureux errant à l’aventure, repoussant les services de ceux qui parlaient la langue de leurs bourreaux, et ne se reposant que dans le wigwam des Indiens, qui, touchés d’une telle infortune, leur apportaient des aliments et les guidaient dans les forêts. Les Acadiens voulaient rejoindre la colonie française de la Louisiane. Ils voulaient se rallier à la bannière qui les avait abandonnés. Sans s’inquiéter de la longueur de la route ni des dangers du voyage, ils allaient, dans leur sublime amour pour la France, à la recherche de cette terre habitée par des Français.
La moitié d’entre eux périt en route, sur les fleuves ou dans les marais. Les autres, après des fatigues inouïes, arrivèrent à la Louisiane, où ils furent accueillis avec une tendre commisération. Le gouverneur leur donna des instruments d’agriculture, leur assigna un terrain au bord du Mississipi. Là s’établit, à l’endroit qui a gardé le nom de côte des Acadiens, une colonie de laboureurs, dont les habitants se distinguent encore par la simplicité de leurs mœurs, par leur culte pour les anciennes traditions françaises.
Dans une de ses plus émouvantes compositions, Longfellow, le célèbre poëte américain, a décrit la beauté champêtre de notre ancienne Acadie, les coutumes patriarcales de ses habitants, les joies innocentes de leurs foyers, puis le déchirement de cœur de ces braves familles, chassées de leurs villages par le fer et le feu, séparées l’une de l’autre dans leur exil, errant au hasard dans des régions inconnues, sans amis, sans asile, sans espoir (friendless, homeless, hopeless), et le religieux dévouement du prêtre, et l’angélique figure d’Évangéline, la fille du fermier.
Trois de nos colonies ont été ainsi illustrées par trois grands écrivains : l’Acadie, par Longfellow ; l’île de France, par Bernardin de Saint-Pierre ; la Louisiane, par Chateaubriand.
Elle voulait aussi rester attachée à la France, cette vaste terre des Natchez, des Chactas, baptisée du doux nom de Louisiane par la France, conquise par nos Lasalle, nos Iberville, nos Bienville, consacrée par l’enseignement de nos missionnaires et le sang de nos soldats.
Notre fatal traité de 1763 la cédait à l’Espagne. À cette nouvelle, un cri de douleur retentit dans toute la colonie. Une protestation contre cette incroyable cession fut aussitôt envoyée à Paris. Une vive résistance aux désirs de l’Espagne s’organisa sous la direction d’un groupe d’hommes énergiques. Le premier gouverneur espagnol, Antonio de Ulloa, courba la tête devant ce soulèvement et se retira. Son successeur arriva à la Nouvelle-Orléans avec 4,500 hommes. Que pouvait faire notre faible milice contre cette armée ? Elle se soumit. Mais cette soumission ne suffisait point au nouveau maître. Il fit arrêter quatorze des principaux habitants de la Nouvelle-Orléans, accusés, les malheureux ! d’une trop grande fidélité à la France. L’un d’eux fut tué au moment où il disait adieu à sa femme ; six autres, conduits dans la citadelle de la Havane ; et les sept derniers, condamnés à mort, exécutés.
En 1800, l’Espagne nous rendit cette belle colonie ; et en 1803, Napoléon, par une combinaison politique, la vendait aux États-Unis.
On sait par quels combats elle a essayé de rompre ses liens fédératifs. J’ai eu le bonheur de la voir avant cette lutte, où elle a versé tant de sang. Elle était alors riche et riante. En un clair et tiède automne, je m’en allais de village en village, partout admirant la magnificence de la végétation dans ces vastes plaines traversées par le Mississipi, et l’activité du mouvement industriel associé au labeur agricole. Partout aussi, dans des mœurs héréditaires, dans des coutumes et des sympathies traditionnelles, je retrouvais les traces de la France ; et, à la Nouvelle-Orléans, toute une population française occupant une place considérable clans les diverses classes de la société : ouvriers et rentiers, négociants et magistrats, de hauts fonctionnaires qui, dans leur élévation sur la terre américaine, se plaisaient à parler de la terre de France, et de grandes maisons où, au nom de ce pays aimé, on était accueilli avec une affectueuse courtoisie.
Autour de ces descendants de nos anciens colons, l’élément anglo-saxon est cependant plus actif et plus fort que dans le Canada.
Le Canada ! Jamais je n’oublierai l’impression que je ressentis en le visitant pour la première fois. Je venais de traverser une partie des États-Unis, qui, je dois le dire, ne m’avaient point converti à leur république. Après un dur trajet dans des wagons égalitaires, et sur des bateaux non moins égalitaires, après deux ou trois transbordements au milieu d’une foule tumultueuse et batailleuse, soudain quel changement ! Devant moi, dans des plaines paisibles, s’élèvent des maisons avec le jardin et l’enclos, comme on les voit en Normandie. À mes yeux apparaissent des physionomies dont je me plais à observer l’honnête et bonne expression ; à mes oreilles résonne l’idiome de la terre natale. Mon cœur se dilate ; ma main serre avec confiance une autre main. Je ne suis plus en pays étranger. Je suis sur le sol du Canada, dans l’ancien empire de nos pères. Quel empire ! De l’est à l’ouest, un espace de cinq cents lieues. À l’une de ses extrémités les profondeurs du golfe Saint-Laurent à l’autre, le lac Supérieur, le plus grand lac de l’univers. Entre ces deux immenses nappes d’eau, des forêts d’où l’on peut tirer des bois de construction pour le monde entier, des pâturages, des champs de blé et de maïs, les rustiques loghouses des défricheurs le long des clairières, les riants villages, les villes superbes au bord des fleuves et des rivières, et toutes les œuvres de l’industrie et de la science moderne : chemins de fer, bateaux à vapeur, télégraphes. Cette belle contrée, trois fois plus étendue que l’Angleterre et l’Irlande, était à nous, et se rejoignait par le bassin du Mississipi à la Louisiane, conquise aussi par nous. Et de tout cela, plus rien à la France, pas le moindre hameau. Non. Mais la Fradée est là vivante en un plus grand nombre de familles qu’au temps où elle avait là ses citadelles et ses gouverneurs. Sa conquête territoriale lui a été enlevée ; sa conquête d’affection s’est accrue par l’accroissement continu de la population. Entre Québec et Toronto, il y a maintenant 700.000 Canadiens d’origine française[5].
Qu’on se figure une de ces plantes dont un coup de vent emporte le germe sur une plage lointaine où il prend racine, où il se développe, où il produit des rejetons qui, peu à peu, s’élèvent au milieu d’un amas de plantes étrangères. C’est l’image de cette population française si petite d’abord, mais si ferme, qui a grandi entre les tribus indiennes, qui les a graduellement dominées, et qui maintenant conserve sous le régime britannique, dans les villes comme clans les campagnes, les traits distinctifs de sa nationalité : clans les villes, tout ce qui représente l’idée intellectuelle : écoles et musées, livres et journaux, des hommes instruits, des écrivains de talent et des salons où règnent encore ces habitudes de bonne grâce, d’exquise politesse dont la France a donné le modèle au monde entier.
Dans les campagnes, l’humble travail agricole de l’habitant : c’est ainsi que l’on désigne les descendants de nos anciens colons, comme si eux seuls résidaient à poste fixe dans le pays, comme si les Anglais et les Américains qui y sont venus successivement étaient seulement des passagers.
Et le fait est qu’il reste solidement établi dans sa ferme, cet honnête habitant. Si petite qu’elle soit, il ne pense point à la quitter il ne se laisse point séduire par tout ce qu’il entend raconter des fructueuses plantations en d’autres contrées, des spéculations du commerce et de l’industrie. Si petite qu’elle soit, il se plaît à la cultiver, content de vivre au lieu où il est né et de faire ce que son père a fait.
Si, en cheminant par les sentiers du bas Canada, vous rencontrez un de ces habitants, soyez sûr que, jeune ou vieux, le premier il vous saluera très-poliment, et pour peu que vous témoigniez le désir de vous arrêter dans son village, il vous invitera à visiter sa maison, une très-humble maison, mais très-propre, les murs blanchis à la chaux et des fleurs sur les fenêtres ; point de meubles superflus ni de provisions luxueuses ; quelques jambons peut-être et quelques bouteilles de vin dans le cellier, pour les jours solennels ; nulle grosse somme dans l’armoire, mais certainement deux ou trois actes qui constatent la filiation de cet honnête paysan et son origine. Ce sont ses titres de noblesse. Il sait par là que son aïeul est venu de la Normandie ou de la Bourgogne, de la Bretagne ou de la Franche-Comté. Si vous pouvez lui parler de la province à laquelle se rattachent ses traditions de famille, il en sera très-touché. Heureux philosophe ! La modération de ses goûts écarte de lui la griffe de l’avarice et de l’ambition. Ses habitudes d’ordre et de travail lui donnent le bien- être ; sa croyance héréditaire, sa croyance religieuse, lui assure la paix du cœur.
Nous devons rendre justice aux Anglais. En prenant possession du Canada, ils s’engageaient à respecter son culte, ses institutions, ses coutumes, et ils ont loyalement tenu leur promesse. Les seigneurs canadiens ont gardé leurs prérogatives, les fermiers leurs contrats, le clergé catholique ses dotations et ses priviléges. J’ai vu à Montréal une procession sortant de la cathédrale en grande pompe, et défilant entre deux lignes de soldats anglais, revêtus de leur uniforme de parade, debout et silencieux dans l’attitude la plus respectueuse.
Jadis notre empire canadien s’appelait la Nouvelle-France. En le voyant aujourd’hui avec ses lois, ses mœurs d’un autre temps et sa langue qui a gardé la sévère élégance du Mlle siècle, nous pourrions bien l’appeler l’ancienne France, et j’ajouterais, la fidèle, la charmante France.
Hélas ! notre pays a bien souffert, quand ces diverses d’Asie, d’Afrique, d’Amérique lui ont été enlevées, colonies qu’il avait gagnées par sa sympathique nature plus que par ses armes, souffraient aussi d’être séparées de lui. Maintenant, quelle douleur plus cruelle que toutes les autres ! maintenant ce ne sont plus des régions étrangères, des peuplades lointaines qui doivent, par une guerre implacable, nous être arrachées, mais les deux belles branches de notre grand chêne, les deux nobles filles de notre monarchie, les deux chères sœurs de nos provinces ! O Dieu, quel déchirement et quel deuil !
Alsaciens et Lorrains condamnés à subir la loi de l’étranger, ils ne peuvent se soumettre à ce fatal arrêt ; ils abandonnent leurs champs, leurs foyers pour fuir le nouvel étendard qui flotte sur leur sol, pour garder leur liberté de souvenirs et d’affection. Comme des enfants effarés et éplorés, ils invoquent le secours de la France, leur mère ; ils désirent se réfugier dans son sein, et la France, éplorée comme eux, leur ouvre ses bras et s’efforce, par son amour, d’apaiser leurs angoisses.
Ah ! si elle devait jamais succomber, cette France qui a été de tout temps si brave et si humaine, qui a tant répandu de toutes parts ses sentiments inépuisables de bon vouloir, de justice et de commisération, si elle devait jamais succomber à la pression d’une force brutale, elle pourrait dire, comme la Thécla de Wallenstein, avec un noble et triste orgueil : « J’ai vécu ! j’ai aimé ! »
Mais la puissance d’attraction dont la Providence l’a douée lui donne une vitalité impérissable. En dépit de ses orages et de ses désordres, il faut qu’on l’aime, cette France généreuse ; il faut que, jusque dans les régions les plus éloignées, elle conquière sans cesse de nouvelles sympathies. Ceux que ses égarements révoltent, et ceux qui voudraient l’opprimer, se sentent à tout instant séduits par son intelligence, subjugués par ses actes de courage et de dévouement.
Œuvres d’art et de science, vertus chevaleresques et religieuses, là est la gloire de son passé ; là doit être son soulagement dans ses dernières catastrophes, et son espoir dans l’avenir.
[1] « Si boun naviores qui tos estoient de grand tueur lor donnèrent à fuzon petits juiaus et présouns, et les firent boire bon vin vermail com que moult les esjouirent et les affièrent. » La Navigation française, par M. Pierre Margry, p. 57.
[2] Jules Duval, Dictionnaire général de la politique, 2e édition, p. 373. O. Lorenz, 1872. Nous ne pouvons citer ce passage d’une des œuvres de M. J. Duval, sans rendre hommage à la mémoire de ce grave et éloquent écrivain, enlevé malheureusement à la science par une mort prématurée. On lui doit de très-intéressants articles, publiés en différents recueils, et deux livres excellents : Histoire de l’émigration européenne, 1 vol. in-8, couronné par l’Académie des sciences morales ; les Colonies et la France coloniale, 1 vol. in-8.
[3] Le père Sommervogel a publié récemment une intéressante biographie : Comment on mourait autrefois, 1 vol. in-12, Paris, Aubanel, 1872.
[4] Ch. Pridham, Mauritius and its dependencies.
[5] Dans le haut Canada, environ 30,000 ; dans le bas Canada, 670,000.