RAPPORT
DE M. PATIN
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SUR LES CONCOURS DES ANNÉES 1871 ET 1872.
MESSIEURS,
Je suis heureux de le constater en commençant. Les graves événements qui naguère ont troublé si profondément ce malheureux pays n’ont point étendu leur funeste influence jusque sur nos concours. Moins de concurrents, sans doute, y ont pris part : cela était inévitable : mais, par une compensation inattendue, dont on peut s’applaudir, la proportion des ouvrages dignes d’estime et de récompense est demeurée la même, attestant ce qu’avait été, au milieu des préoccupations les plus cruelles, les plus accablantes, l’activité persévérante et féconde de nos écrivains, la vitalité des lettres françaises.
Ces ouvrages, de genres et de mérites très-divers, appartiennent à deux années distinctes, à deux ordres de concours, que nous devons, nécessité regrettable ! comprendre dans un même rapport. Puisse la double revue où nous allons nous engager, dans des conditions assurément peu favorables, condamnés à de bien longues énumérations, à des appréciations bien rapides, se poursuivre sans trop d’insuffisance de notre part, et, de la vôtre, sans trop de fatigue !
L’histoire n’a jamais eu plus de droits qu’aujourd’hui à la faveur empressée du public, à l’intérêt, aux encouragements, aux récompenses des sociétés savantes et des académies. Nous ne lui demandons pas seulement, comme autrefois, des enseignements et des exemples, mais encore des consolations. Nous lui sommes reconnaissants quand elle nous enlève à nos tristesses présentes par le tableau des grandeurs et des prospérités du passé ; quand, nous montrant par quels heureux efforts du génie politique et du patriotisme ont été réparés, dans des temps désastreux, les maux de la guerre étrangère et de la guerre civile, elle réveille en nous l’espérance. Tel est, à certains égards, le caractère de l’ouvrage considérable auquel l’Académie a décerné, pour l’année 1871, et maintenu, pour l’année 1872, le grand prix fondé par le baron Gobert. Par cet ouvrage s’est terminée une bien laborieuse et bien utile carrière, celle de M. Pierre Clément, dont les études historiques ne sauraient trop regretter la fin prématurée. Après avoir dans de nombreux écrits, souvent distingués par les académies, parcouru les principales époques de notre histoire administrative et financière, il a consacré ses derniers efforts à honorer d’un digne monument le grand ministre qui, avec Sully, y figure glorieusement au premier rang : dans un vaste recueil, qu’il lui a été donné de conduire jusqu’au huitième volume, il a curieusement, pieusement rassemblé les Lettres, les Instructions, les Mémoires de Colbert, les actes de ce ministère qu’on pouvait dire universel, dont les multiples attributions embrassaient, à l’exception de la diplomatie et de la guerre, tout l’ensemble du gouvernement, et qui, des gloires d’un grand règne, pouvait revendiquer, comme son œuvre, la meilleure part.
Des pièces originales d’un grand intérêt, d’un intérêt, quelquefois nouveau, car un certain nombre étaient encore inédites, forment le corps de l’ouvrage. Elles s’y succèdent chronologiquement jusqu’au moment où le commis, l’intendant de Le Tellier et de Mazarin, arrive à un grand rôle public ; alors elles se distribuent naturellement en groupes distincts, de manière à faire connaître quelle a été l’action du laborieux et puissant ministre sur chacun des nombreux départements réunis sous sa main : les finances, la marine, l’industrie et le commerce, les lettres et les arts, les travaux publics, les fortifications. M. Pierre Clément ne s’est pas borné au mérite, déjà fort cligne d’estime, de les recueillir et de les classer : il les a résumées, commentées, il en a été le très-intelligent interprète dans des introductions qu’on peut recommander comme d’excellents morceaux d’histoire. C’est, comme il l’a dit lui-même heureusement, l’histoire puisée à ses sources vives. On y assiste, en quelque sorte jour par jour, au travail du plus diligent, du plus habile ouvrier de la grandeur nationale, à une époque mémorable. Cette époque, si diversement jugée aujourd’hui, tour à tour exaltée et rabaissée, au gré de passions contraires, M. Pierre Clément l’apprécie avec une rare liberté d’esprit, sans parti pris, comme tant d’autres, pour ou contre le passé, jaloux de le comprendre, plutôt que de le célébrer ou de l’accuser, s’appliquant toutefois à marquer équitablement ce qui lui appartient dans des améliorations sociales, devenues le patrimoine commun, et dont nous jouissons sans nous inquiéter de savoir ce qu’elles ont coûté à nos pères de généreux et persévérants efforts.
Un autre ouvrage, lui-même fort recommandable, nous a paru également devoir obtenir en 1871 et conserver en 1872 le second prix de la fondation Gobert. Sous ce titre : les Comtes de Paris, histoire de l’avénement de la troisième race, M. Ernest Mourin y a retracé, d’après les chroniques du temps, dans un grand détail, avec beaucoup d’intérêt, comme aussi de sagacité critique, ce que Montesquieu[1] a résumé par ces quelques mots : Tout se réduisit à deux événements ; la famille régnante changea et la couronne fut unie à un grand fief. » Quelles causes fatales ont amené de loin, à travers bien des vicissitudes, après plus d’un temps d’arrêt, au moment enfin décisif, un tel changement, M. Mourin le met doublement en lumière et par ses attachants récits, et par les judicieuses observations dont il les accompagne. Les destinées contrastantes de deux races rivales, des héritiers de Charlemagne et des descendants de Robert le Fort, irrésistiblement poussés, les uns vers la ruine, les autres vers la plus haute fortune, la lutte inégale engagée entre le système défaillant de la monarchie carlovingienne et la féodalité, une autre lutte dont elle se complique, celle de l’Église de France et de la suprématie romaine, certaines questions d’unité nationale, de frontières naturelles, qui, dès ces temps reculés. intéressent déjà le patriotisme français, telle est en substance, la riche et intéressante matière d’un livre bien pensé, bien composé, écrit d’un style animé, et qui même, quelquefois, par un tour heureusement oratoire, répond à la condition d’éloquence imposée par le programme.
C’est encore à l’histoire de France, objet d’une préférence bien naturelle, qu’appartiennent les deux ouvrages auxquels a été décerné, pour l’année 1871 et pour l’année 1872, le prix fondé dans l’intérêt des travaux historiques par M. Thérouanne.
Les Mémoires du peuple français depuis son origine jusqu’à nos jours ont coûté à leur auteur, M. Challamel, vingt années de travaux préparatoires. De 1866 à 1872, il en a paru sept volumes, qui tous, lors de leur apparition, ont été présentés à l’Académie et jugés par elle très-dignes de son attention. Le moment semblait venu où une entreprise si considérable et menée à fin, ou peu s’en faut, si courageusement, devait recevoir sa récompense.
D’autres avaient déjà écrit l’Histoire de la vie privée des Français, l’Histoire des Français des divers états : ce sont les titres d’ouvrage, estimés de Legrand-d’Aussy, à la fin du dernier siècle. Alexis Monteil dans celui-ci ; plus récemment, en 1855, de M. de la Bédollière. Mais le plan de M. Challamel a plus d’étendue. Les faits de l’histoire générale, les institutions religieuses et civiles, le mouvement des sciences, des lettres et des arts, y ont leur place, et fournissent, pour chacune des époques dont s’occupe l’auteur, la matière d’une introduction à ce qui est plus particulièrement le sujet du livre, au tableau des mœurs et des usages.
Ainsi sont conçus et ordonnés des chapitres qui conduisent l’ouvrage jusqu’au XVIIIe siècle : le Gaulois, le Gallo-Romain, le Gallo-Franc Mérovingien, le Franc Carlovingien, le Français féodal, le Français du moyen âge, le Français de la renaissance, le Français ligueur, le Français sous Richelieu, le Français frondeur, le Français sous Louis XIV.
Ces chapitres se font lire avec intérêt ; ils attachent par les détails instructifs et curieux qui s’y trouvent rassemblés en très-grand nombre. C’est le fruit d’informations poursuivies par le consciencieux historien avec un zèle bien méritoire, dans tous les documents, de quelque nature qu’ils fussent, desquels il croyait pouvoir attendre un témoignage digne d’être recueilli.
Le livre de M. Raynald, Mirabeau et la Constituante, est une étude historique et biographique, dans laquelle des traits habilement choisis parmi les plus intéressants, les plus caractéristiques, font connaître et apprécier l’esprit et les actes de l’illustre assemblée, le génie du grand orateur en qui elle s’est comme personnifiée. M. Raynald s’attache à établir qu’à une éloquence incomparable s’ajoutaient, chez Mirabeau, un rare esprit politique, et même, en dépit de ses violences tribunitiennes, une modération relative ; que, de bonne heure, longtemps avant ses rapports secrets avec la cour, il s’est montré préoccupé du soin le maintenir les conditions si compromises de la royauté. Il admire et aime Mirabeau, il admet volontiers à son égard, dans certains cas douteux, des explications favorables ; mais il ne s’abstient pas de signaler les fautes graves auxquelles l’a entraîné la passion, de remarquer surtout ce que lui ont retiré de légitime influence, d’action sur les esprits et sur la marche des événements, le souvenir des désordres, des scandales de sa jeunesse, ses vices, ses besoins d’argent, et, ce qui en était la suite nécessaire, sa déconsidération, la défiance qu’il inspirait. Dans ses jugements sur l’Assemblée constituante elle-même, M. Raynald ne fait pas avec une attention moins scrupuleuse la part de l’éloge et du blâme. Son livre est l’œuvre d’un esprit impartial, judicieux, sagement libéral, pour qui n’a pas été perdue l’expérience politique que, pendant trois quarts de siècle, nous n’avons été que trop à même d’acquérir : il est en outre bien composé, bien écrit, d’une lecture agréable, et, selon le vœu de l’auteur, il pourra contribuer à ramener vers l’Assemblée constituante une attention qu’en ont trop détournée, depuis quelques années, les panégyriques passionnés de la Convention.
Au prix annuel fondé par M. Thérouanne s’associait. en 1871, le prix triennal, de même nature, fondé par M. Thiers. Nul ouvrage n’en a paru plus digne qu’un livre de M. Rambaud publié en 1870 sous ce titre : Empire grec au Xe siècle : Constantin Porphyrogénète. L’histoire byzantine est généralement peu recherchée, peu connue. On se contente volontiers à son égard d’une attention, d’une connaissance sommaires. Elle n’attire pas, ne retient pas par cet intérêt moral qui, ailleurs, s’attache aux grands drames historiques et à leurs acteurs. Elle ne peut guère intéresser que cette curiosité savante, qui, par l’étude approfondie des institutions et des mœurs, cherche à pénétrer dans le secret d’une forme particulière de la civilisation. Ce genre de curiosité, ce genre d’intérêt, sont précisément ce qui caractérise surtout l’œuvre de M. Rambaud ; elle se recommande par l’étendue et l’habileté des recherches, par la sévérité et la sagacité de la critique, enfin par la singularité piquante des résultats dus à cette patiente et intelligente investigation. Elle offre un vaste et riche ensemble de détails historiques, géographiques, ethnographiques, qui font bien connaître l’état d’une notable partie du monde au moyen âge, et éclairent les obscures origines d’un certain nombre de nations modernes. Un talent d’exposition remarquable achève de rendre ce savant morceau d’histoire tout à fait digne de la récompense instituée par un grand historien et décorée de son nom.
L’Académie pouvait se regarder comme quitte envers le genre historique après tant de récompenses spéciales qu’elle lui avait attribuées. Elle lui a fait, toutefois, une part encore dans un concours de caractère surtout littéraire et moral, dans le concours pour le prix Bordin de 1872, en désignant pour ce prix l’Histoire de Marie Stuart, de M. Jules Gauthier.
Le procès de Marie Stuart n’a pas cessé de se plaider devant la postérité. Touchée de ses grâces et de ses malheurs, la poésie, dans de belles œuvres, a hautement pris parti pour elle, et, gagnée elle-même, l’histoire a plus d’une fois entrepris sa défense. Récemment encore, des doutes sérieux ont été conçus par M. Jules Gauthier au sujet de la plus grave des accusations portées contre la relie d’Écosse. De là des recherches, des informations, desquelles est résulté pour lui, avec la conviction de son innocence, le dessein de la démontrer, en revenant sur une histoire, tant de fois déjà et, il y a quelques années, si habilement racontée, mais que la nouveauté du point de vue lui permettrait peut-être de renouveler. La démonstration est-elle évidente ? La sentence, contre laquelle on réclame, doit-elle être réformée ? L’Académie n’a point pensé qu’elle eût à le rechercher. Il lui suffisait, pour honorer d’une récompense le livre de M. Jules Gauthier, des mérites incontestables qui le distinguent : la production de documents nouveaux rassemblés avec soin, une conviction honnêtement acquise par la recherche sincère du vrai et s’exprimant sans passion, un intérêt de narration, auquel ajoutent encore l’émotion contenue et le simple langage du narrateur.
Comme l’histoire, la philosophie figure au premier rang dans l’ordre de nos récompenses ; non pas cette philosophie que sa profondeur et, quelquefois, son obscurité, rendent de difficile abord, que protégent des voiles savants contre la profane curiosité du vulgaire, mais celle qui ne dédaigne pas de s’adresser à l’intelligence commune, qui parle la langue de tous, avec gravité, avec force, avec élévation, et dont la beauté propre se confond, par un commerce intime, avec le beau littéraire. À ces titres plusieurs productions philosophiques fort distinguées ont attiré l’attention, fixé le choix de l’Académie ; et, d’abord, pour le prix Bordin de le beau livre, cette expression n’a rien d’exagéré, dans lequel M. Fouillée a exposé et apprécié la Philosophie de Platon. Ce livre a eu pour point de départ un mémoire couronné en 1866 par l’Académie des sciences morales et politiques. Une révision sévère, d’importantes modifications dues à des conseils judicieux, docilement suivis, à d’heureuses inspirations personnelles, de notables additions, enfin, ont fait du mémoire un ouvrage de tous points très-considérable.
La Philosophie de Platon, c’était là un sujet bien vaste, bien difficile, et le programme tracé pour les concurrents par le traducteur de Platon, le rénovateur du platonisme en France, notre illustre et regretté confrère, Cousin, avait de quoi intimider les plus habiles. M. Fouillée l’a abordé victorieusement, avec un savoir des plus étendus et des plus sûrs, une sagacité des plus pénétrantes, un rare talent d’exposition, un style d’une élégante sévérité, ferme, plein, animé, s’élevant avec les idées, atteignant sans effort à l’éloquence ; enfin, dominant tons ces mérites, une originalité de pensée, dont ses premiers juges ont été singulièrement frappés et qui leur a fait saluer, avec joie, dans le fidèle et libre interprète d’une grande philosophie, un philosophe !
Au prix Bordin, prix annuel, s’ajoutait cette année le prix triennal fondé par M. Halphen, dans des conditions à peu près pareilles, pour l’encouragement de la bonne littérature et de la saine morale. C’est aux Études néerlandaises de M. L. de Backer qu’il a été décerné. L’auteur, qui appartient à l’ancienne Flandre française, y a traité, avec une grande compétence, d’une littérature qui nous est bien peu connue. Son livre nous la fait embrasser à peu près dans toute son étendue, depuis Vondel jusqu’à Tollens ; il nous la rend familière, nous y intéresse par un heureux mélange de détails biographiques, d’analyses et d’extraits. L’intérêt moral, réclamé par le fondateur du prix, n’y manque pas. On le rencontre clans certains tableaux, retracés avec charme par des poètes hollandais, de la vie domestique en Hollande. L’Académie a pensé que M. de Backer avait, par cette œuvre, bien mérité de l’histoire littéraire, et que le prix Halphen pouvait très-convenablement devenir sa récompense.
Il est bien peu de nos programmes de prix où n’ait été compris quelque ouvrage traduit de l’antiquité ou des littératures étrangères. Mais, désormais, la traduction y aura chaque année sa place spéciale, grâce à une fondation de feu M. Langlois que nous inaugurons aujourd’hui. Dans le premier des deux concours auxquels elle a donné lieu, celui de 1871, le choix de l’Académie s’est porté sur la traduction qu’a publiée, en dix-huit volumes in-8°, de l’Histoire de la Grèce, de Grote, un professeur de l’Université, M. A.-L. de Sadous. Cette grande histoire, qui comprend, comme le fait connaître le titre, depuis les temps les plus reculés jusqu’à la fin de la génération contemporaine d’Alexandre le Grand, ne se distingue pas, sans doute, par ce sentiment de l’antiquité, qui charme dans les récits de Rollin et dans les tableaux de Barthélemy. C’est plus spécialement, et dans le texte et dans les notes nombreuses qui l’accompagnent, une œuvre d’érudition et de critique, où chaque question est savamment et judicieusement approfondie, et dont la lecture, dont l’étude s’imposent désormais à quiconque s’occupe, sous quelque point de vue que ce soit, des hommes et des choses de la Grèce antique. Elle jouit dans toute l’Europe lettrée de la plus haute estime, et naguère encore l’Académie des sciences morales et politiques en comptait l’auteur au nombre de ses associés. Mettre une production historique de cette importance et de cette utilité à la portée du public français dans une version intelligente et fidèle, trop fidèle même quelquefois, d’une allure de style trop anglaise, c’est là un service considérable rendu à notre littérature par M. de Sadous, et que l’Académie a jugé tout à fait digne de la récompense proposée à l’émulation des traducteurs par la généreuse fondation de M. Langlois.
Elle a paru méritée, dans le concours de 1872, par une traduction d’un tout autre caractère, une de celles qui sont plus particulièrement des œuvres d’art, dans lesquelles le talent entre en lutte avec quelque célèbre original. L’auteur, M. Théodore Braun, ancien conseiller à la Cour de Colmar, président du Consistoire supérieur et du Directoire de l’Église de la Confession d’Augsbourg, a siégé, en cette qualité, dans le Conseil de l’Instruction publique, où l’ont connu et apprécié plusieurs membres de l’Institut. Les loisirs que lui laissaient ses graves devoirs, il les a consacrés à traduire, le premier, le Théâtre entier de Schiller, en vers simples et faciles, non exempts parfois de quelque faiblesse, mais d’un ton toujours naturel, d’une allure dramatique, suivant avec aisance le mouvement de la composition et celui de chaque scène. La grandeur et le succès de l’entreprise ont déterminé le choix de l’Académie : elle a été heureuse, en même temps, de pouvoir honorer d’une marque publique d’estime et d’intérêt un des plus distingués parmi ces fils de l’Alsace, qui n’ont pas voulu se séparer de la France, qui sont restés Français. Le prix décerné à M. Braun sera comme une consécration de sa nationalité, disputée à la conquête et généreusement maintenue.
J’arrive à la partie la plus considérable de ma tâche, à ces prix d’utilité morale dont la munificence posthume de M. de Montyon a si fort accru le nombre, et que les facilités croissantes du programme ont étendus à des objets si divers. De ces objets, le moins étranger, assurément, aux intentions primitives du fondateur, c’est la philosophie, ses spéculations n’étant guère sans un rapport plus ou moins direct avec les mœurs. Aussi. comme précédemment, dans plus d’un concours, est-ce encore par une œuvre philosophique que s’ouvre la liste des ouvrages auxquels ont été décernés les prix Montyon de 1871 ; elle a pour titre la Philosophie de Malebranche, et pour auteur un de nos jeunes maîtres les plus estimés, aujourd’hui professeur de philosophie au lycée Corneille, M. Ollé-Laprune. De rares mérites la distinguent : l’étude approfondie, la complète intelligence d’un grand sujet, la fermeté de la pensée, l’agrément du langage, un style qui se soutient, sans trop de désavantage, auprès de citations fréquemment empruntées à d’excellents écrits. D’autres considérations ont encore influé sur la préférence accordée livre. La philosophie qui y est étudiée, chimérique à bien des égards, a un caractère d’élévation religieuse et morale qui s’accorde tout à fait avec l’objet du concours. Malebranche, en outre, n’est pas seulement un de nos premiers philosophes ; c’est un de nos meilleurs écrivains, et l’Académie française a quelquefois pensé à proposer son éloge pour sujet du prix d’éloquence. Si elle s’en est abstenue, c’est sans doute qu’il lui a paru qu’un tel sujet appelait des discussions moins bien placées dans une composition oratoire que dans un mémoire philosophique. Le mémoire demandé par l’Académie des sciences morales et politiques en 1865 et couronné par elle, non sans d’éclatants témoignages d’estime, en 1869, étant devenu par la publication qu’en a faite l’auteur, l’année suivante, avec de judicieuses retouches, d’importantes additions, un livre de grande valeur, l’Académie, aux suffrages de laquelle il s’offrait dans des conditions si favorables, a été heureuse de l’adopter ; elle a pu croire s’acquitter ainsi de l’hommage qu’en d’autres temps elle avait voulu rendre au génie de Malebranche.
Assez près de cet ouvrage, auquel a été décerné un prix de 3,000 francs, s’est placé, avec attribution d’un prix de 2,500 francs, un fort bon livre d’histoire littéraire, l’Histoire de la Littérature romaine, par M. Paul Albert, maître de conférences à l’École normale supérieure.
Elle est comprise dans deux volumes in-8°, mesure peut-être un peu étroite pour un sujet si étendu et de laquelle a dû résulter la trop grande brièveté, la rapidité insuffisante de quelques chapitres. L’ouvrage est du reste bien distribué, partagé en époques où l’on suit parallèlement le développement historique et le développement littéraire de Rome. Le rapport de ces deux sortes de développements est marqué avec justesse ; les principaux écrivains, poëtes et prosateurs, les principaux monuments, judicieusement et, l’on peut ajouter, très-librement appréciés. Ce qui distingue en effet l’ouvrage, ce qui en fait le principal attrait, c’est une grande liberté de jugement ; elle paraît parfois quelque peu tranchante et provocant la contradiction, mais, par cela même, elle intéresse. L’auteur, qui n’a pas la superstition de l’antiquité et se met, volontiers à l’aise avec elle, se garde toutefois de certaines licences, véritablement étranges, de la critique allemande ; il en fait justice dans l’occasion, et on doit lui savoir gré particulièrement d’avoir réclamé contre les appréciations, véritablement irrévérentes, qu’a faites un de ses plus doctes représentants du caractère et du génie de Cicéron. En résumé, cette histoire de la littérature latine est une œuvre intéressante autant qu’instructive, et qui se recommande en outre par un style net, vif, spirituel, sans trace aucune des affectations à la mode : elle pourra trouver des lecteurs, même en dehors des écoles, attirer à une grave étude les gens du monde. C’est un genre d’utilité, assez voisin de l’utilité morale, et qui a paru autoriser sa participation aux récompenses instituées par M. de Montyon.
Des prix de 2,500 francs ont été également décernés à deux ouvrages d’un moindre mérite littéraire sans doute, mais plus évidemment appropriés au caractère du concours :
Francinet, principes généraux de la morale, de l’industrie, du commerce et de l’agriculture, par G. Bruno ;
Les Lois de la vie et l’art de prolonger ses jours, par M. J. Rambosson.
Une fable très-simple. mais agréable et attachante, sert de cadre, dans le premier, à des leçons sur les graves objets qu’indique le titre, leçons habilement proportionnées à la curiosité et à l’intelligence des enfants qui les écoutent, très-propres, en outre, à les mettre de bonne heure en garde contre les fausses idées, les déclamations antisociales qui pourraient bientôt pervertir leur jeunesse. La fortune de ce petit livre n’est pas à faire ; il est parvenu à sa troisième édition ; il a sa place dans les bibliothèques scolaires, et, mieux encore, dans l’estime des maîtres et dans l’intérêt de leurs petits disciples. La distinction que lui accorde l’Académie en consacrera le succès, en secondera l’utile influence.
L’auteur du second ouvrage est un lauréat de l’Académie des sciences qui, depuis de longues années, s’occupe avec zèle de répandre et, comme on dit, de vulgariser les découvertes, les progrès de la science. On peut donc accepter, avec quelque confiance, les détails intéressants que contient son livre sur la durée de la vie humaine et les influences diverses auxquelles elle est soumise. Mais cette durée dépend surtout de causes morales, et c’est particulièrement comme livre d’hygiène morale que se recommandait à l’Académie française le livre de M. Rambosson. Bien des emprunts ont été faits par lui aux moralistes anciens et modernes, et il a mêlé discrètement à leurs observations, à leurs préceptes, ses propres idées, toujours raisonnables, et présentées avec une conviction honnête et persuasive. Une agréable variété de détails fera, on doit le croire, rechercher cet ouvrage, qu’on ne lira pas sans plaisir, et même sans fruit, considération qui devait particulièrement toucher les fondés de pouvoir, les exécuteurs testamentaires de M. de Montyon.
Le roman est une des formes sous lesquelles peut se produire l’enseignement moral. Parmi les ouvrages de ce genre et de ce caractère, envoyés au concours de 1871, l’Académie a particulièrement distingué, lui attribuant un prix de 2,000 francs, une agréable et touchante composition de Mlle Marie Guerrier de Haupt, intitulée Marthe.
Cette Marthe est une jeune fille bien née, que des disgrâces de famille ont réduite aux dernières extrémités. On nous la montre aux prises avec les souffrances de la misère, et cela en compagnie d’un père malade et aigri par le malheur ; avec les mépris, les petites persécutions du monde, dans une situation subalterne et dépendante, devenue sa seule ressource ; avec une suprême infortune qui ne laisse plus de place à l’espérance, un moment conçue, du bonheur. Àde telles épreuves Marthe oppose la douceur et la dignité du caractère, le calme de la résignation, la soumission aux volontés de la providence, la foi dans les promesses de la religion. L’auteur n’a pas cru devoir, on ne saurait l’en blâmer, consoler son infortune et sa tristesse, récompenser sa vertu, par une de ces réparations du sort, ordinaires dans les fictions romanesques, mais rares dans le monde réel, et qu’on ne peut guère, sans fausser la morale, proposer comme un encouragement à bien faire. Au mérite de la conception en ajoutent d’autres qui ont déterminé le choix de l’Académie : une fable naturelle et, dans sa simplicité, attachante, des observations, des réflexions dune habituelle justesse, un style d’une élégance sans apprêt. On les retrouve dans une nouvelle serbe, fort bien contée, fort intéressante, par laquelle se termine le volume, et dont il eût été injuste de ne pas tenir compte à l’auteur.
Cette longue liste, que je voudrais pouvoir vous faire parcourir plus rapidement, comprend encore trois ouvrages à chacun desquels a été décerné un prix de 1,500 francs ; et d’abord, représentant honorablement le mouvement littéraire des départements, un livre publié à Moulins sous ce titre : Antoine de Laval et les écrivains bourbonnais de son temps, par M. Faure, professeur d’histoire.
C’est, avec un certain luxe de détails biographiques et littéraires d’un intérêt local, une galerie intéressante, où ressort la figure d’Antoine de Laval, homme public, savant, écrivain distingué du XVIe siècle et des commencements du XVIIe, qui, par ses actes et ses ouvrages, a été, grand titre d’honneur ! un des collaborateurs de Henri IV dans l’œuvre de la pacification et de la régénération de la France. En aucun temps ne pouvait être rappelé avec plus d’opportunité le souvenir de ce bon citoyen.
Les deux derniers ouvrages, comme un certain nombre d’autres, eux-mêmes fort recommandables, auxquels l’Académie a cru devoir les préférer, ont un rapport direct avec des circonstances dont on ne pouvait manquer de s’inspirer dans un concours qui porte la date néfaste de 1871. Nous y sommes douloureusement reportés par ces titres seuls : L’abbé Deguerry, curé de la Madeleine, par Imbert de Saint-Amant ;
L’Invasion, 1870-1871, par Albert Delpit.
Dans l’intéressante autant qu’élégante biographie de l’abbé Deguerry, ses rares mérites comme prédicateur, comme aumônier militaire, comme premier pasteur de deux de nos principales églises, Saint-Eustache et la Madeleine, sont dignement appréciés ; ses vertus pastorales y sont particulièrement célébrées avec l’éloquence émue d’un témoin ; enfin, arrivé au récit de sa mort, l’auteur a rencontré, pour honorer la sérénité du martyr et flétrir la férocité de ses bourreaux, des expressions à la hauteur d’un tel sujet, répondant avec justesse au sentiment public.
M. Albert Delpit est un très-jeune homme, né aux États-Unis, mais élevé en France et Français par le cœur. C’est un patriotisme tout français qui l’inspire. Il lui a fait prendre les armes pour notre cause trahie par la fortune ; il lui a dicté toute une suite de poèmes, d’un caractère élégiaque et lyrique, où se sont exprimées, en quelque sorte jour par jour, toutes les émotions par lesquelles a passé notre malheureux pays, pendant nos longs mois de luttes et de désastres, d’espérance confiante et de désespoir. Ce qui caractérise ce recueil, c’est la chaleur du sentiment, c’est la verve, une verve qu’on voudrait souvent plus réglée, mais contre laquelle ne sauraient prévaloir, quelque légitimes qu’elles soient d’ailleurs, les froides réclamations du goût. Il faut aussi passer à Fauteur certaines violences, contemporaines de nos justes colères et expliquées par elles, mais dont aujourd’hui, plus calmes, nous réprouvons l’excès, et que lui-même retrancherait volontiers de son œuvre. Ces poèmes, récités sur nos théâtres, ont vivement saisi le public, et c’est dans leur douzième édition qu’ils se sont présentés au jugement de l’Académie, avec la puissante et légitime recommandation d’un succès si vif et si constant.
Dans le concours pour les prix d’utilité morale de 1872, dont je dois maintenant vous entretenir, la place d’honneur appartient, non plus à la philosophie ou à l’histoire littéraire, mais à la poésie. En tête de la liste se sont placés, sans contestation, les Poésies populaires de M. Manuel, et, avec un autre recueil de vers de M. Coppée, les Humbles, quelques poëmes de forme ou narrative ou dramatique, qui l’ont précédé, et dans lesquels le talent de l’auteur du Passant, cette composition charmante qui lui a valu, il y a quelques années, le prix Maillé-Latour-Landry, s’est si heureusement développé et fortifié.
Ces deux poètes (ils sont vraiment dignes de ce titre) que nous réunissons par l’attribution d’une même récompense, un prix de 2,500 francs, nous ont paru naturellement rapprochés par de grandes analogies d’inspiration et, de talent. Tous deux demandent le sujet de poèmes d’un intérêt touchant, quelquefois douloureux, à des réalités longtemps dédaignées par notre poésie, aux conditions, aux situations des classes les plus modestes, les plus obscures, les plus misérables même de la société. Ces réalités, ils s’appliquent à les mettre en relief par l’exactitude du détail descriptif, à la façon des peintres flamands et hollandais, par la franchise hardiment familière des sentiments et du langage, par la libre allure de la versification.
Une telle manière de concevoir la poésie, féconde, chez eux, en effets nouveaux et frappants, n’est pas sans avoir ses dangers auxquels ni l’un ni l’autre ne semble avoir complétement échappé.
M. Manuel lui doit sans doute des pièces vraiment belles par le sentiment, par le style, par une versification facile, harmonieuse, régulière sans monotonie, par des qualités enfin que l’Académie a déjà eu plus d’une occasion d’apprécier et de récompenser chez l’auteur des Poésies intimes et des Ouvriers. On a pu trouver, toutefois, que l’ensemble du recueil laissait dans l’âme une trop désolante impression, que la peinture navrante de tant de misères et de douleurs, produit fatal du vice pour la plupart, n’y était point assez adoucie par des idées propres à reposer, à consoler le lecteur, des idées de résignation et d’espérance religieuse.
Dans ces peintures de tons plus variés et d’un incontestable charme où M. Coppée recherche et a si souvent la bonne fortune de rencontrer le vrai et le simple, il lui arrive de passer indiscrètement plus loin, jusqu’au prosaïque. On doit y relever surtout. comme conduisant directement à la prose, l’emploi systématique et excessif de certains procédés de versification peu conformes, non-seulement aux règles peut-être trop absolues de Boileau, mais à la pratique judicieuse de nos bons poètes, pour qui n’étaient certainement pas des choses inconnues ce qu’on croit avoir découvert de nos jours, ce dont la poétique contemporaine semble avoir fait des règles nouvelles, la césure mobile et l’enjambement, mais qui n’en usaient que sobrement, à propos, pour produire un certain effet.
Quelle que soit la valeur de ces restrictions mises par l’Académie à ses justes éloges, les œuvres de nos deux poètes n’en restent pas moins des productions d’un ordre très-distingué, et, par le sentiment général qui en est l’âme, par la pitié, la sympathie qu’elles inspirent pour les souffrants de cc monde, d’un salutaire effet moral, tout à fait en rapport avec l’objet sérieux du concours.
L’Académie a encore placé au premier rang, avec attribution d’une récompense égale, d’autres œuvres d’imagination, non moins en faveur auprès du public, mais d’un tout autre caractère. Ce sont les voyages imaginaires publiés dans ces dernières années sous des titres qui ne seront probablement nouveaux pour personne :
Cinq semaines en ballon, voyage de découvertes en Afrique par trois Anglais, rédigé sur les notes du docteur Fergusson ;
Vingt mille lieues sous les mers ;
Voyage au centre de la terre ;
De la terre à la lune, trajet direct en 97 heures ;
Autour de la lune.
D’autres voyages, de genre analogue, insérés par M. Jules Vernes dans le Magasin d’éducation et de récréation de M. Hetzel, avaient été déjà, avec le recueil lui-même, implicitement distingués par l’Académie. Mais une récompense plus spéciale, plus personnelle, était bien due à l’auteur. Elle s’ajoutera justement à celle qu’il a reçue, qu’il reçoit journellement du public par le grand et légitime succès de ses livres, d’une invention si ingénieuse, si piquante, et, au fond, d’une portée si sérieuse. Les merveilles usées de la féerie y sont remplacées par un merveilleux nouveau, dont les notions récentes de la science font tes frais. L’intérêt habilement excité et soutenu y tourne au profit de l’instruction. On en rapporte, avec le plaisir d’avoir appris, le désir de savoir, la curiosité scientifique. C’est là, proprement, le caractère moral que leur a reconnu et qu’a voulu récompenser l’Académie.
Son intérêt s’est porté ensuite sur deux ouvrages dans lesquels l’érudition classique, l’intelligence, le sentiment de l’antiquité, sont mis heureusement au service de la morale :
La Cyropédie, étude sur les idées morales et politiques de Xénophon, par M. Hémardinquer, professeur de rhétorique au lycée de Nancy ;
La Femme grecque, étude de la vie antique, par Mlle Clarisse Bader.
L’ouvrage de M. Hémardinquer est savant, judicieux, écrit avec soin : ce qui en fait le principal agrément, ce sont des rapprochements avec les modernes, toujours ingénieux, mais peut-être bien multipliés. Leur abondance, qui atteste chez l’auteur une grande richesse, une grande variété de souvenirs, ne laisse pas toujours assez apercevoir les idées principales du livre, ni, dans son unité, la personne même de Xénophon.
L’auteur de la Femme grecque y a poursuivi des études morales et littéraires commencées, il y a quelques années déjà, avec succès, dans deux ouvrages, dont le premier a été distingué par l’Académie, la Femme dans l’Inde antique, la Femme biblique. Quels ont été, dans l’antiquité grecque, la condition et le caractère de la femme, par quels types divers la représentent surtout la légende, l’histoire, la poésie, c’est ce que Mlle Bader a recherché avec curiosité, non- seulement chez les auteurs modernes de toutes sortes, historiens, critiques, archéologues, qui se sont appliqués à nous faire connaître la Grèce antique, mais dans les monuments eux-mêmes, dont les textes ont été scrupuleusement consultés, et quelquefois traduits par elle. Cet effort de patiente et sérieuse érudition, accompli courageusement par une femme, a paru à l’Académie très-méritoire. Mais ce n’est pas le seul mérite de l’ouvrage, que distinguent encore le caractère élevé des idées et des sentiments, et, en général, l’élégance et l’agrément du style. Il est, de nouveau, à regretter, que les idées principales n’y ressortent pas assez, par le défaut d’une composition, où des analyses continues de l’Iliade, de l’Odyssée, de toutes les tragédies grecques, où des détails de mythologie et d’archéologie, abordés peut-être imprudemment, et trop complaisamment prodigués, occupent une place véritablement disproportionnée.
Les compositions romanesques qui ne manquaient pas plus à ce second concours qu’au précédent, sont cette fois représentées clans la liste des récompenses par un roman de Mme Angustus Craven, intitulé Fleurange. Le sujet ne diffère pas beaucoup de celui qua traité, dans son petit roman de Marthe, Mlle Guerrier de Haupt. Il s’agit encore d’une orpheline, soumise par les rigueurs du sort à des épreuves dont triomphent sa vertu et sa religion. Mais, si le sujet est à peu près le même, il est développé par des situations plus variées et plus dramatiques, qui mettent dans un relief plus sensible, chez l’héroïne, avec l’élévation native de son caractère, ce que la religion y a ajouté, l’esprit de résignation, de dévouement, de sacrifice. Autour du personnage principal sont groupés des acteurs secondaires peints avec vérité et intérêt. Un autre élément de variété, c’est que la scène est transportée sur des théâtres divers et fait voyager le lecteur, agréablement distrait par des détails d’une grande vérité locale, en France, en Allemagne, en Italie, en Russie. Peut-être, par compensation à cette agréable variété, les réflexions morales abondent-elles avec trop d’uniformité, mais elles sont toujours élevées et touchantes. Elles ne pouvaient pas ne pas l’être. L’auteur du Récit d’une sœur devait trouver dans ses souvenirs, évoqués de nouveau sous une autre forme la matière heureuse de ses enseignements, comme de ses fictions.
C’est directement, didactiquement, et non sans charme, que M. Rozan enseigne la morale dans un petit volume, d’assez grande valeur, qui a pour titre : la Bonté. La bonté est une disposition naturelle du cœur, mais elle peut être cultivée, développée ; elle a sa science, son art, qu’expose, que professe M. Rozan avec un zèle bien opportun, dans un temps où ce n’est pas précisément la bonté qui préside aux rapports sociaux, où elle semble être en baisse dans la société. Il dit ce qui l’altère en nous, les préoccupations de l’égoïsme, l’amour des richesses et des plaisirs, quelquefois la crainte du ridicule. Il dit aussi ce qui l’entretient et l’accroît, le sentiment de la justice tempéré par l’indulgence. Il la montre en exercice dans les relations de la famille et de la société. Il en fait la condition première du bonheur, et cela avec un accent de conviction qui n’appartient qu’à l’expérience personnelle. Ce petit livre, des mieux appropriés au concours, abonde en observations morales que l’auteur a tirées de son propre fonds, qui n’ont rien de banal, qui plaisent par un certain air d’originalité. Il est riche aussi en souvenirs littéraires. La parole y est quelquefois donnée à de spirituels moralistes, Arnault, Andrieux, dont l’Académie n’a pas relu les vers sans plaisir et sans émotion, dont elle a cru un moment retrouver l’aimable commerce.
À cet ouvrage, ainsi qu’à chacun des trois précédents, ont été attribués des prix de 2,000 francs. Restaient, sur la somme totale qu’avait à répartir l’Académie, 1,500 francs, qui lui ont permis d’ajouter à sa liste de récompenses un dernier prix.
Elle lui eût paru incomplète, si les livres d’éducation n’y avaient point été représentés. Ils le seront convenablement, pense-t-elle, par le Cours complet, ou près de l’être, d’instruction élémentaire, à l’usage de la jeunesse, dans les colléges et les institutions de jeunes personnes, dont M. A. Ricquier, ancien professeur d’histoire, aujourd’hui proviseur du lycée de Limoges, est le principal auteur. Les petits livres, en ce moment au nombre de cinq, dont il se compose, sont, comme on pouvait s’y attendre, au courant des connaissances historiques ; mais la science y est distribuée dans la mesure qui convient à de jeunes intelligences, avec discrétion, clarté, élégance attrayante. Ils méritent d’être recommandés parmi tant d’ouvrages qui se proposent le même but, mais ne l’atteignent pas toujours aussi heureusement.
Notre tour revenait, cette année, de disposer du prix Maillé-Latour-Landry, que décernent alternativement l’Académie des beaux-arts et notre compagnie. L’honorable encouragement dont il est l’expression a paru devoir s’adresser à la fois à deux écrivains engagés dans des voies bien diverses : M. Félix Hément, auteur d’écrits consacrés à l’instruction, à l’amélioration morale des classes ouvrières, et jouissant en France, et même à l’étranger, d’une juste estime ; M. Casimir Pertus, qui mêle aux travaux de l’enseignement l’exercice, souvent heureux, d’un talent poétique, dont témoignent plusieurs recueils de vers, une traduction de Sophocle, enfin, une tragédie de Scanderbeg, accueillie avec intérêt par l’Académie.
Grâce à une autre fondation, qui nous est particulière, et dont nous disposons annuellement, nous avons pu. en 1871, couronner, indirectement l’élégant traducteur du théâtre de Térence et de quelques comédies de Plaute, soustrait par une mort inattendue et prématurée à nos récompenses, en attribuant à sa veuve, Mme de Belloy, le prix Lambert. Ce prix, haut témoignage d’estime et d’intérêt, nous avons été heureux de l’offrir, en 1872, à un ingénieux écrivain. qui, dans le genre où s’est illustré Béranger, s’est produit, à son tour, avec originalité, faisant concourir une même œuvre deux talents le plus souvent séparés, et trouvant, sans effort, à ce qu’il semble, pour les piquantes saillies d’une gaieté inoffensive, pour les tendres sentiments du cœur, pour les maximes d’une aimable philosophie, une expression à la fois poétique et musicale. Chacun, je pense, a nommé avant moi M. Gustave Nadaud.
Ce rapport est déjà bien long, et il y manque ce qui concerne les deux plus anciens et, longtemps, les seuls concours de l’Académie française : les concours pour le prix de poésie et pour le prix d’éloquence.
Il ne nous a été envoyé, en 1871, que quelques pièces de vers sur des sujets librement choisis, dont aucune ne pouvait prétendre à un prix. Une seule, intitulée : les Corbeaux, et portant pour épigraphe : Et leurs corps serviront de pâture aux oiseaux du ciel, a, par d’assez vives images des horreurs de la guerre, fixé l’attention de l’Académie, et mérité à son auteur, M. Louis Fouquet, une mention honorable avec une médaille d’or de la valeur de cinq cents francs.
Le sujet proposé pour le prix d’éloquence de 1872, l’Éloge de Vauban, n’a tenté, on doit le regretter, qu’un nombre assez restreint de concurrents. Mais, sur les six discours envoyés à l’Académie, il en est trois qu’elle a pu distinguer. Elle a quelque temps hésité entre le discours inscrit sous le n° 2 et portant pour épigraphe ce passage emprunté au Discours sur la critique de M. Villemain : C’est un double avantage de se voir autorisé dans ses vieilles admirations et dispensé d’en adopter de nouvelles, et le discours que désigne le n° 3, avec cette épigraphe : Pro patria. On s’accordait reconnaitre dans le premier un tour plus littéraire, un mouvement plus oratoire, une appréciation souvent éloquente des mérites, des services du grand ingénieur, comme aussi, dans la partie consacrée à l’économiste, quelque insuffisance. On n’était pas moins unanime au sujet du second discours, nul ne contestant que la composition n’en fût défectueuse, et certains passages malheureusement traités, que, dans ses parties les plus estimables, l’ouvrage n’eût plutôt le caractère d’une notice biographique, d’un mémoire économique, que celui d’un discours. Mais, au jugement de tous, ces désavantages étaient compensés par quelques pages excellentes sur l’auteur de la Dixme royale. C’est au premier que l’Académie, tenant compte de la nature du concours, a décerné le prix ; elle a cru ne devoir accorder au second, quelque estimable qu’on le jugeât à certains égards, que l’accessit. De curieux détails biographiques, de piquantes citations, un certain nombre de traits heureux, ont valu une mention honorable à un troisième discours, inscrit sous le n° 6, avec cette épigraphe : Le grand homme n’est plus, mais sa gloire est vivante.
L’auteur du discours couronné est M. Armand Lagrolet, avocat à la cour d’appel de Paris. Des fragments de ce discours seront entendus tout à l’heure. Mais, avant qu’il en soit donné lecture, je dois faire connaître, en finissant, les décisions de l’Académie à l’égard du concours de poésie de 1873 et du concours d’éloquence de 1874.
D’une part, l’Académie s’abstient, comme précédemment, d’indiquer le sujet du concours de poésie, bien assurée qu’à côté des fantaisies de l’inspiration individuelle, ne manqueront pas de s’y produire, sans qu’il soit besoin de les y appeler par un programme, les faits, les sentiments d’intérêt contemporain, dont se préoccupe la pensée publique. D’autre part, elle propose pour sujet du concours d’éloquence l’Éloge de Bourdaloue.
Bourdaloue a droit, de la part de l’Académie, au même hommage ou, Bossuet et Massillon. S’il ne les égale pas, comme orateur, il le surpasse peut-être comme prédicateur. Chez nul sermonnaire on ne trouverait une exposition plus complète, plus approfondie, plus convaincante, plus persuasive de la morale chrétienne, une connaissance plus intime, une peinture plus fidèle des affections humaines, du cœur et de ses secrets, du monde et des passions qui s’y développent. C’est par là qu’il agissait si puissamment sur des auditeurs accoutumés à mêler aux dissipations mondaines des considérations sérieuses, à rechercher, même dans les productions de la littérature profane, l’étude pénétrante, l’expression de l’homme et de la société. C’est aussi ce qui, aujourd’hui, attire surtout à son recueil les lecteurs d’élite, par un charme assez semblable à celui qu’ont pour eux les traités moraux de Plutarque. Même variété, même richesse didactique ; Bourdaloue excelle à féconder ses sujets, à les renouveler ; un génie inventif préside, dans tous ses discours, à l’ordonnance de la composition, au choix des arguments ; son argumentation est serrée, vive, pressante, et, à la gravité constante, à la force de sa pensée, répondent la propriété énergique, la noble simplicité, la sévère élégance de son langage. Un tel orateur, un tel écrivain, dont Voltaire a résumé les rares qualités par l’expression significative de raison éloquente, mérite bien d’avoir enfin son panégyriste : il offre à la critique littéraire un des plus intéressants sujets d’étude auxquels l’Académie puisse la convier.
Un appel plus général lui est fait par une fondation récente, inscrite à dater d’aujourd’hui sur nos programmes, celle d’un prix triennal qui sera décerné, pour la première fois, en 1875. Ce prix, de même origine que le prix Thiers, de désignation non moins glorieuse, non moins propre à produire une émulation féconde, s’appellera le prix Guizot, et, selon la volonté du fondateur, sera spécialement destiné à l’encouragement des grands travaux de la critique sur notre littérature. On le sait, les prix extraordinaires dont l’Institut, dans des circonstances solennelles, a cru devoir honorer deux membres de notre Académie, ont, grâce à de généreuses dispositions, fourni la matière de ces récompenses nouvelles. Par elles, comme aussi par de bien durables exemples, nos illustres confrères perpétueront leur action sur les lettres, et, pour ainsi dire, leur présence au sein de ces réunions de ces fêtes académiques.
[1] Esprit des lois, XXXI, 32.