Funérailles de M. Jules Janin

Le 22 juin 1874

Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE

M. CUVILLIER-FLEURY

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE

M. JULES JANIN

Le lundi 22 juin 1874.

 

Messieurs,

L’Académie ne pouvait, manquer au rendez-vous douloureux qui nous rassemble tous devant ce cercueil. Chargé d’exprimer ses profonds regrets, ai-je le droit de vous dire la part que j’y prends personnellement au nom d’une vieille et invariable amitié ?

Depuis deux ans déjà, avant cette triste rencontre de tant de confrères et d’amis, notre cher Jules Janin semblait mort pour le monde, mort pour l’Académie et pour lui-même ; car il n’écrivait plus. Vivre pour lui, c’était écrire. Ses médecins avaient condamné sa plume à un repos absolu. Ils avaient ainsi, pour préserver sa vie matérielle, frappé au cœur sa vie morale. Quand on ne vit plus paraître, il y a vingt mois, ce feuilleton du Journal des Débats qui marquait chaque semaine, depuis quarante ans, les brillantes étapes de cette activité infatigable : « Jules Janin se meurt, » disait-on ; et on disait vrai.

Qui ne se rappelle, parmi ses contemporains, l’.éclatant début qui lui donna tout à coup, vers 1828, une place, une des premières, parmi les écrivains de notre âge ? Étrange fortune des écrits et des esprits ! Jules Janin était tout jeune. Il n’avait pu ni beaucoup réfléchir, ni beaucoup apprendre. Mais il était né avec le génie du style ; il avait surtout cette qualité, plus rare qu’on ne croit, et dont il ne faut pas médire devant ce cercueil, la facilité, — la phrase abondante et toujours prête, riche, colorée, originale, rapide, paradoxale, entraînant avec elle le lecteur éperdu et charmé. Son premier livre, en dépit d’un titre bizarre, avait de reste tous ces mérites. Par le style, c’était un chef-d’œuvre. Le talent n’avait pas attendu « le nombre des années ». Un écrivain venait de naître dans un étudiant, comme le héros dans Rodrigue.

À ce premier coup de maître, se rattache, pour ainsi dire, dans la vie de Jules Janin, l’inépuisable série de ses écrits de toute sorte contes, romans, critique littéraire, histoire et voyages, notices et portraits ; quelques livres de longue haleine, mais surtout des opuscules qui valaient des livres, des pages jetées au hasard que recueillait la vogue et que les connaisseurs adoptaient ; — des feuilletons dramatiques d’un tour que n’eût pas désavoué Lucien, des esquisses de mœurs qui rappelaient Addison ; — jusqu’à des traductions où, luttant contre la plus difficile des langues anciennes et contre le plus fin génie du siècle d’Auguste, l’auteur s’en était rapproché par l’abandon pénétrant et la netteté familière.

Pour suffire à cette production vraiment prodigieuse, dirai-je que Jules Janin a travaillé sans trêve, à la façon d’un bénédictin d’autrefois, ou comme un scoliaste d’outre-Rhin rivé à la chaîne d’une obscure érudition ? Ce serait déprécier pourtant son mérite moral que de lui refuser le grand honneur de sa vie, le courage du labeur quotidien et le scrupule du journaliste attentif aux exigences d’une publicité insatiable. Il écrivait donc sans cesse. Le Journal des Débats, qui lui avait confié, dans son feuilleton, l’héritage des maîtres, et qui ne le lui a jamais repris, n’a pas eu, pendant quarante ans, à lui reprocher une seule défaillance. Il travaillait ainsi toujours, à jour fixe. Mais, pour Jules Janin, écrire, était-ce travailler ? La nature travaille-t-elle quand elle couvre de fleurs la prairie sous la tiède haleine du printemps ? L’oiseau travaille-t-il quand il remplit de son chant mélodieux la profondeur des bois ? Neque laborant, neque nent, a dit l’apôtre. Jules Janin a joui pendant presque toute sa vie de cette floraison spontanée et de cette germination féconde qui fait ressembler ses œuvres, même réunies en volumes, à ces produits fragiles et embaumés de nos jardins ; — et aussi, quand la fatigue d’écrire est venue, quand la sévie a tari, la mort n’était pas loin.....

On l’avait appelé le prince des critiques. Il était mieux que prince : il était roi, roi de la littérature facile ; et à la façon dont il défendit un jour son domaine menacé par un redoutable adversaire, il mérita d’y régner jusqu’à la fin de sa vie en maître souverain et triomphant. Grâce à ce double attrait d’une langue facile et d’une verve puissante, il aura eu ce privilége d’avoir été, comme critique, à la fois très-recherché et très-écouté, entraînant par la séduction de son style le lecteur que retenait ensuite la sagacité prime-sautière de son jugement. Ce fut le secret de sa longue influence. À sa férule étaient attachés de joyeux grelots. Si elle attirait par le bruit, elle corrigeait souvent par la vive atteinte. J. Janin ne croyait pas avoir charge d’âmes, mais il a toujours pris sa mission au sérieux. Il a eu des veines de sévérité qui rachetaient, aux yeux des vrais juges, ses périodes d’indulgence. Sa bonne humeur n’était pas banale ; sa rigueur ne s’obstinait pas.

C’est dans ces alternatives parfois savantes qu’il a réussi. Il y mettait plus de calcul qu’on ne croyait. Un « amuseur » insouciant n’eût pas régné si longtemps dans ce grand milieu critique qu’on appelle Paris, cette capitale du goût et du labeur intelligent sous toutes ses formes, tant que le jour dure. — Le soir, l’activité se complète, parfois se corrompt, dans les plaisirs, les curiosités et les audaces de la littérature dramatique. À ce besoin d’émotions théâtrales, souvent aveugle, il faut un guide. La censure, quand elle existe, n’est qu’une garantie insuffisante, une garde de police devant la porte. La critique dramatique est le vrai recours contre les excès du théâtre. À Paris, elle est représentée par d’excellents juges, gens d’honneur et de talent. Sous la plume de Jules Janin elle a toujours fait son devoir. La répugnance qu’il éprouvait pour l’étalage, parfois imprudent, des mœurs équivoques devant un public honnête, avait fini par tourner chez lui en une sorte de vertueuse colère. Au fait, il avait compris que la critique est, à elle seule, une honorable et virile profession, qui pouvait suffire, et pour la vie, à la considération d’un homme de bien.

Jutes Janin, avec toute sa malice, était un homme vraiment bon. Passionné, certes il l’était souvent ; il avait des rancunes qu’un tour de plume apaisait, des haines implacables qui duraient une semaine, des vengeances que dissipait le sourire d’un enfant. Pour Jules Janin, l’honnête homme était celui qui se renfermait avec constance dans sa vocation, et qui s’y conduisait avec honneur. Il avait autrefois fait inscrire sur la façade de sa riante maison de Passy ce vers d’un de nos maitres, qui pouvait sembler une épigramme à son adresse :

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.

Il lui donnait un tout autre sens. Il avait voulu borner son ambition, non son style. La plupart de ses amis, entrailles par d’autres destins dans le vaste champ des services publics, étaient devenus préfets, conseillers d’État, députés, magistrats, sénateurs, quelques-uns ministres. Les plus illustres lui auraient prêté la main, s’il l’avait bien voulu, pour s’élever aux honneurs, peut-être à l’importance. Dans la grande famille des Bertin, on l’aimait comme un fils. Silvestre de Sacy Saint-Marc Girardin, John Lemoine, Chaix d’Est-Ange étaient parmi ses intimes. M. Guizot avait grandement contribué à son avénement académique. M. Thiers avait trouvé le temps, entre deux conseils, de lui écrire quatre pages charmantes sur sa traduction d’Horace. Il avait des amis partout, et même bien près du trône avant 1848. Il n’avait commencé à les aimer, ceux-là, que dans le malheur. Combien de ses feuilletons qui furent alors remplis de ces libres hommages à la royauté proscrite ! On appelait cela sa « seconde manière ».

Rex erat Aeneas nobis, quo justior alter
Non fuit in Teucris…

Il aimait à citer ce vers de son bien-aimé Virgile en y mêlant un souvenir attendri. Un jour, un lundi, il avait passé la Manche en compagnie de son feuilleton. On le connaissait à Londres. On lui fit fête avec éclat. Il fut un instant le « lion » de la société anglaise. Mais aucune joie de l’orgueil ne valut pour lui, il me l’a dit souvent, la touchante matinée qu’il passa au château de Claremont.

Plus tard, un des princes qui l’avaient reçu en Angleterre, le duc d’Aumale. revenant d’exil, fit à Jules Janin une de ses premières visites. La visite ne fut pas rendue... À cette époque déjà, notre ami ne quittait plus sa maison. Il n’écrivait même plus, il dictait. Une main chérie, guidée par un incomparable dévouement, écrivait pour lui. Alors commençait pour l’infortuné critique, présent depuis tant d’années à toutes nos représentations dramatiques et habitué à les juger sur place, le premier soir, de son regard pénétrant, — alors commençait cette longue période d’immobilité laborieuse qui devait aboutir quelque temps plus tard à une inaction fatale. Dans l’intervalle, on l’avait vu, soutenu, presque porté par les bras de ses amis, prendre place à l’Académie française, où il succédait, appelé par d’unanimes suffrages, à un autre critique qui ne fut jamais, malgré son rare mérite, aussi populaire que lui. À l’Académie, où M. Camille Doucet le reçut avec tant de grâce, Jules Janin ne put lire son discours. Une voix amie en donna la primeur exquise au nombreux public qu’avait réuni sous la coupole de l’Institut cette fête de l’esprit, trop longtemps attendue...

Nous ne le revîmes plus, si ce n’est chez lui, travaillant toujours, devinant à force de sagacité ce que ses yeux n’avaient pas vu, ce que ses oreilles n’avaient pas entendu ; — objet des empressements des jeunes auteurs qu’attirait son grand renom ; — conversant, comme dans ces dialogues du Traité de la Vieillesse, qu’il aimait à relire, avec cette grâce des sages aimables et indulgents ; toujours constant clans cette bonne humeur que de cruelles angoisses n’ont jamais, jusqu’au dernier jour, ni altérée ni découragée. J’ai vu peu d’hommes plus doux envers la fortune, la souffrance et la mort.

Dussent ces œuvres légères, échos d’un jour, travail de toute sa vie, qui ont donné à Jules Janin un des premiers rangs de la critique contemporaine, être emportées dans la fuite rapide du temps. comme ces feuilles de son jardin qu’il voyait tomber, l’automne dernier, avec une sorte de pressentiment douloureux : dussent quelques-uns de ses livres eux-mêmes avoir la destinée de la plupart des écrits qu’improvise le génie de la facilité, — le souvenir de Jules Janin restera comme celui d’une des plus aimables et, des plus honnêtes natures, que le don d’écrire ait plutôt perfectionnées que perverties. Jules Janin ne s’est pas toujours gêné avec son public. Il ne l’a jamais volontairement trompé. Les grands maîtres du paradoxe et du sophisme dans la littérature du temps ont dû prendre en pitié, plus d’une fois, ce disciple souvent capricieux du bon sens, que de mauvaises passions n’égarèrent jamais. L’orgueil de l’écrivain, il ne l’avait pas. Il avait une douce confiance dans son génie naturel, souriant à sa facilité, sans la surfaire ni la ménager. Ce sourire, qu’altéraient parfois sur sa loyale figure l’amertume inséparable de la vie humaine, les concurrences malveillantes, les misères du temps et les malheurs de la patrie, quand elle perdit tantôt sa liberté, tantôt sa grandeur. — ce sourire sur les lèvres de Jules Janin, y semble en quelque sorte fixé par cette bienveillance qui était le fond de sa nature. Et puisse ce signe d’une âme honnête obtenir dans une meilleure vie l’indulgence de Dieu à laquelle notre ami s’était préparé, et lui être compté, parmi tant d’autres mérites, pour une vertu !