INSTITUT DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
DISCOURS
DE M. NISARD
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. GRATRY
Le mardi 13 février 1872.
MESSIEURS,
L’heure présente est si douloureuse, et le poids de la vie si lourd, qu’en pensant à ceux qui ont cessé d’être les témoins de nos inconcevables malheurs, on peut dire sans témérité qu’il n’y a pas de mort prématurée. Il n’est donc pas mort trop tôt, le prêtre éminent et édifiant, l’écrivain supérieur, l’homme aimable et aimé, auquel nous rendons les derniers devoirs. Lui qui a reçu au cœur toutes les blessures faites !à notre pays, il échappe à la double angoisse des regrets et des appréhensions patriotiques, et à quelque chose de plus poignant encore, au devoir d’espérer, même contre l’espérance. Chrétien et théologien, il échappe aux polémiques religieuses, où il est presque aussi périlleux d’avoir raison que d’avoir tort. Il a cessé de souffrir ; il a la paix dans la vérité ; ne le plaignons pas.
Ce qu’il faut plaindre, c’est la France, où les bons deviennent plus rares, et les méchants deviennent pires ; c’est l’Église, qui a tant besoin des talents et des vertus de ses prêtres pour rester la plus grande de nos forces sociales ; c’est l’Académie française, si éprouvée dans ces derniers temps, et où chaque perte semble compter double ; ce sont toutes ces âmes accoutumées à se nourrir de la parole du Père Gratry, à lui demander leur chemin dans les obscurités de la vie, à s’appuyer sur lui dans leurs défaillances, à l’appeler comme consolateur dans leurs peines. Depuis qu’il n’est plus, elles le cherchent comme un troupeau qui ne voit plus le berger, et, ne le trouvant pas, elles le pleurent, non en figure, mais avec des larmes vraies, dont l’abondance étonnerait ceux qui ne savent pas ce que sont les amitiés formées et entretenues par le commerce des choses divines.
C’était la famille spirituelle du Père Gratry. C’est devant elle qu’à certains jours très-attendus, dans l’ombre des chapelles privées, il expliquait la religion, ne demandant pas, ne voulant pas le sacrifice de la raison, mais l’introduisant par une douce violence dans le domaine de l’intelligible, l’aidant à y faire les premiers pas, l’y soutenant Contre le vertige, et, de degré en degré, la menant, non se perdre, mais s’achever dans la foi. Pour ces auditeurs qui l’appelaient père, non du titre de son Ordre, mais pour le nommer de son vrai nom, il avait trouvé dans son cœur le secret de cette prédication familière où tout concourait à l’efficace de la parole, dialectique serrée, abandon, effusion, un mélange des sciences et de la poésie, la subtilité et l’ingénuité, l’autorité du docteur et la tendresse du père, tout, excepté ce qu’il appelait « les choses cherchées ». À combien de chrétiens, atteints des maladies de ce siècle, cette prédication n’a-t-elle pas rendu la santé morale ? Plusieurs qui sont ici m’en sont témoins. Ils m’entendent, je vois leur douleur, et j’ai peur de la troubler par l’insuffisance de mes paroles.
Ce que perdent les lettres françaises en perdant le Père Gratry, en cette seconde maturité qui précède la vieillesse, on le dira dans un autre temps et dans un lieu où il sera plus séant de parler des œuvres et des gloires de l’esprit. On appréciera ses écrits, si variés dans leur unité chrétienne et catholique, dont la foi est l’âme, et dont la morale la plus persuasive est la seule parure. Ce n’est pas au bord de cette tombe qu’il faut louer les talents d’un pieux prêtre qui a terminé sa vie publique par un acte de suprême humilité. Mais en quel lieu et à quel moment l’Académie française pourrait-elle dire, avec plus de convenance, que le plus beau des titres littéraires du Père Gratry est son livre sur la Connaissance de Dieu, livre rempli d’espérances aujourd’hui réalisées, et de saints désirs enfin satisfaits, livre écrit à la clarté de cette lumière surnaturelle dont Dieu lui-même semble envoyer des rayons aux hommes qu’il a doués, à la fois, de la puissance de le chercher et de la volonté de le trouver ?