INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
FUNÉRAILLES
DE
M. LEGOUVÉ.
Le 1er Septembre 1812.
UNE députation de l’Institut Impérial a assisté aux funérailles de M. LEGOUVÉ (Gabriel-Marie-Jean-Baptiste), membre de la Classe de 1a Langue et de la Littérature Françaises, décédé hors de son domicile. Le convoi étant arrivé au lieu de la sépulture, M. LE MERCIER, Vice-Président de la Classe, a prononcé le discours suivant :
Adieur, Legouvé, adieu ! Les muses françaises perdent en toi un gracieux et élégant interpréte ; l’amitié pleure, en te quittant, un aimable et fidèle compagnon, un confident sensible : elles te disent adieu pour jamais !
Tu n’entendras point à ton départ les accens funèbres de l’éloquence, mais nos soupirs, mais les expressions inarticulées, les mots, sans ordre que nous dicte la douleur : tu ne recevras pas des éloges consacrés par l’organe d’un pathétique orateur, mais nos larmes sincères.
Le coup fatal qui t’a enlevé, jeune encore, à ton illustre carrière, nous a si subitement frappés, qu’il nous tient stupéfaits et presque sans voix près de tes restes. L’Institut, à peine averti du malheur qui lui arrache un de ses plus estimables membres, et troublé déja par la nouvelle qui lui ôte la douce espérance de te revoir en son sein, accuse en ce moment la mort hâtive de ne lui avoir pas même laissé le temps de rassembler tes collègues pour te rendre les devoirs funéraires. Tu n’es environné que de tes parens, que d’un petit nombre de tes admirateurs ; tu n’as été suivi que de tes premiers amis. Nulle pompe autour de toi ; point d’autre cortège que les cœurs qui te furent acquis par tes sentimens affectueux et doux, et qui te demeurent attachés au-delà de la vie.
Dites-moi, vous qui gémissez sur sa cendre, est-ce bien lui que nous avons vu, il y a si peu d’années, pressé par une foule qu’attiraient ses pièces dramatiques, entouré de félicitations et d’hommages dans les vestibules de nos théâtres ? Est-ce bien lui qui peignit aux regards d’un public nombreux l’image de la discorde originelle entre les hommes, lorsqu’il nous montra la race innocente des Abel, née pour être victime de la race meurtrière des Caïn ; et, ce qui est plus terrible, des Etéocle rivalisant de haine avec de fratricides Polynice ? Est-ce là celui qui fit reparaître Néron devant le tribunal de la postérité !... Est-ce là enfin celui qui, par un contraste heureux, renouvelle les regrets du peuple sur ma mémoire de ce bon roi dont la fin tragique parut encore, au jour de sa représentation, une calamité de la veille ? Legouvé, par ses seuls ouvrages, a donc rempli les deux préceptes les plus importans d’un art qui prescrit d’inspirer l’horreur du mal, et l’amour du bien.
Le bruit de ses triomphes passés ajoute je ne sais quel étonnement à l’affliction de le voir comme le voilà, tel que la mort l’a jeté au bord de ce dernier lit… Ah ! consolons-nous en songeant qu’au moins il y retrouve le repos ! Hélas ! voyageur égaré dans le pénible passage de la vie, la lassitude de ses maux et de sa route dut lui faire envier le sommeil auquel s’abandonna le Tasse, qui se coucha, comme lui, sur des lauriers poétiques. Comme lui, ces délicatesses d’organes facilement ébranlés par leur mobilité même, le condamnèrent à survivre à sa noble intelligence : comme lui, ces passions d’une ame tendre, ces crédulités du cœur trop souvent blessé par les ingratitudes, exaltèrent à l’excès les ressentimens de son esprit : les illusions du beau idéal, le poursuivant au milieu des hideuses réalités, tendirent des piéges à sa raison ; comme lui, les vains prestiges de la réputation littéraire, toujours attaquée par d’envieuses satires, l’attachaient trop au néant de la célébrité ; et, pour tout dire, la même sensibilité, dangereuse source de la verve et des talens, devint en lui la triste cause d’une infirmité du jugement, infirmité la plus déplorable de toutes celles que subissent les hommes, puisqu’elle menace même le génie.
Le Tasse eut peut-être à redouter les traitemens cruels et mystérieux, les précautions honteuses, et jusqu’à la lâche ironie des pervers : il se consterna peut-être de son propre aveuglement qu’on lui rendit visible. Ses heures lucides, qui l’effrayaient sur lui-même, lui furent sans doute plus affreuses que ses momens de transports et d’obscurités : il pouvait craindre injustement d’être oublié de la terre ; il se sentait retranché du monde, et comme inhumé de son vivant. Ô supplices d’un innocent, pires que les tourmens mérités par le crime ! Ô longues angoisses que la vengeance n’oserait souhaiter à son ennemi ! Ô mortelle maladie, qui doit faire trembler surfont ceux qui ne savent pas la respecter…
En y pensant, loin de plaindre la fin de notre collègue, j’ose bénir un trépas qui le ravit à cette fausse existence, plus funeste que la mort. Consolons-nous dans la vue de la paix que lui accorde la Divinité. Ne regardons plus sa dépouille : n’envisageons de lui que ce qu’il a de glorieux : obéissons aux conseils de sa touchante poésie : c’est ici qu’il convient de répéter ces vœux qu’il exprima pour lui-même, lorsqu’il chantait le Souvenir, en des vers dignes de le lui assurer.
Quelquefois mes amis s’entretiendront de moi :
Je reste dans leurs cœurs, je vivrai dans leurs larmes,
Ce tableau de la mort adoucit les alarmes ;
Et l’espoir des regrets que tout mortel attend,
Est un dernier bonheur à son dernier instant.
Puisse, infortuné ! cette vérité attendrissante, revêtue des charmes de ton style, avoir remplacé, quand tu expiras, les idées sinistres de ton isolement et de ta destruction !… Oui, tu vis en notre pensée ; oui, tes amis, tes parens te pleurent… ils n’auraient pas eu besoin de s’entendre rappeler tes concitoyens aux respects dus aux sépultures, pour venir honorer la tienne, et redire sur ta pierre les paroles que j’emprunte de ta Muse, afin d’en publier ici les leçons morales, en ton langage plein de sagesse et d’harmonie.
De la religion gardons l’humanité.
Barbares ! qui des morts bravez la majesté,
Eloignez, s’il le faut, ces ornemens, ces prêtres[1],
Dont le faste à la tombe escortait nos ancêtres ;
Mais appelez du moins autour de nos débris
Et la douleur d’un frère, et les larmes d’un fils :
C’est le juste tribut où nos mânes prétendent ;
C’est le culte du cœur que sur-tout ils attendent.
Tu parlais ainsi à nos sentimens ; tu réclamais en ces mots un culte de notre confraternité ; eh bien ! dors satisfait : tes parens, tes amis, tous nos cœurs te répondent qu’ils conserveront ta mémoire. Adieu !
[1] M. Legouvé écrivait ces vers à -une époque où toute cérémonie religieuse était proscrite, et où les morts étaient portés à la sépulture avec une irrévérence scandaleuse.