INSTITUT DE FRANCE.
FUNÉRAILLES DE M. NAIGEON.
Le 2 mars 1810.
L’INSTITUT NATIONAL, en exécution de l’arrêté pris dans sa séance du 25 frimaire an 7, a assisté aux funérailles de M. NAIGEON, membre de la Classe de la Langue et de la Littérature françaises.
Le convoi arrivé au lieu de la sépulture M. LACRETELLE, président et membre de la Classe a prononcé le discours suivant :
MESSIEURS,
Les regrets que je viens exprimer, comme président de la Classe de l’Institut à laquelle appartenoit M. Naigeon, seront privés, malgré moi, de ces paroles qui appellent les larmes et soulagent les cœurs, qu’inspireroit à un ancien ami cette pieuse cérémonie, ce dernier adieu, dans lequel et ceux qui s’en vont et ceux qui restent semblent se convier mutuellement à des nœuds moins fragiles, à une réunion éternelle. Je n’ai connu M. Naigeon qu’à l’Académie et par l’Académie. Je me hâte d’annoncer cette excuse du silence auquel je serai condamné sur les qualités personnelles, sur les événemens privés, qui pourroient honorer la mémoire du confrère dont nous nous séparons en ce moment.
Mais, pour m’acquitter du devoir que m’impose la fonction que je remplis, ai-je besoin d’interroger sa vie entière ? Tout ne s’y rapporte-t-il pas à une amitié illustre ? Reproduire cet illustre ami dans ses funérailles n’est-ce pas honorer M. Naigeon comme il veut, comme il doit être honoré ? Qui put mieux s’appliquer ce beau vers :
L’amitié d’un grand homme est un présent des dieux.
On entend de qui je parle ; et tout m’avertit de ce que je dois à la cérémonie où je parle. Mais qui pourroit réprouver la justice envers un de nos premiers écrivains, sur la tombe de son ami ? Je n’oublierai pas d’ailleurs que la justice, même envers les grands hommes, se compose souvent d’admiration et de censure ; et que, hors de la vérité, il n’est plus d’éloge.
Il est des génies d’un ordre à part, dont la gloire éminente ne pourroit être contestée si, par la fougue indomptée de leur impulsion, ils n’avoient souvent violé ces limites, ces principes, ces bienséances, qui sont des lois pour le génie lui-même. On diroit que la nature n’a pu les enfanter que dans des jours de force et de caprice. Tous les talens en eux ne paroissent en former qu’un seul : poètes dans leur manière de grouper les idées, de les sentir, de les peindre, parce qu’ils sont philosophes dans leur manière de les chercher, de les féconder, de les poser sur les grandes routes de l’esprit humain ; et orateurs parce qu’ils sont philosophes et poètes. Point de science où ils ne pénètrent ; point de matières où ils n’ouvrent des voies nouvelles ; point de sujets où ils ne portent une touche originale ; et cependant par une inconséquence ou une imperfection dans l’emploi de ces riches facultés, ils ne laisseront pas un monument égal à leur puissance, où ils aient atteint toute leur gloire.
Peut-être aussi et par une autre faveur de la nature seront-ils doués encore de celte verve de la parole, de cette éloquence, autrefois souveraine, à laquelle furent réservés tant de prodiges ; et dans des temps et des pays où la parole se trouve sans tribune, en les écoutant, on croiroit volontiers que, reculés dans les siècles anciens, ils eussent offert ou de ces législateurs, des premiers âges, qui amenoient sous le joug des lois les hommes encore brutaux et sauvages ; ou de ces apôtres de la liberté, qui replaçoient les peuples dans la souveraineté publique ; ou de ces fiers usurpateurs des droits du ciel, qui renversoient et recréoient des religions ; ou de ces pieux enthousiastes qui, montrant au loin un tombeau sacré, précipitoient l’Europe sur l’Asie.
Soit qu’ils parlent soit qu’ils écrivent toujours en eux quelque chose de puissant ; de désordonné ; cet enthousiasme, que tout éveille, que tout entraîne, les pousse dans tous les sens.
Voici les jours de la pure inspiration : approchez et recevez les plus nobles, les plus utiles leçons sur l’ordre politique et moral, sur les sciences sur les arts ; sur le goût même, dont ils aiment à braver les règles, dont ils savent enrichir les principes ; ils sont nés pour éclairer le monde.
Voici les jours d’une sorte de sédition dans leurs pensées : il ne faut plus les écouter que pour leur résister et les combattre ; ils osent tout ébranler ils peuvent tout compromettre ; et dans ces coups presque fanatiques, qu’ils ne veulent porter qu’aux préjugés et aux erreurs, ils vont peut-être blesser elles-mêmes les vérités tutélaires ; ils sont nés pour donner une secousse à leur siècle.
Détournez-vous et gémissez : placés entre une austérité souvent hypocrite et des mœurs hautement dissolues, curieux de tout peindre et enclins à des scandales, je ne sais quelle maligne influence leur dictera de ces pages qui, en outrageant la décence et la pudeur, mettent en fuite les graces. Mais absolvez-les par le témoignage de leur vie ; voyez, elle offre encore plus de bonnes actions que de mauvais discours ; et songez qu’il faudroit encore honorer Platon, quand même il se seroit montré un moment dans le tonneau de Diogène.
Par ce mélange des services et des écarts, des beautés et des défauts, le dénigrement envers eux a des fureurs plus implacables plus prolongées ; c’est pour eux que la postérité avec son ferme discernement, arrive plus tard ; mais enfin elle arrive ; et alors ils reçoivent parmi les premiers génies de leur temps, de tous les temps une place, qui n’est ni supérieure, ni inférieure ; une place qui les sépare encore et par l’espèce des emblèmes qui les signalent et par l’espèce du culte qu’on leur doit ; pareils à ces divinités des anciens, que la religion des mortels alloit implorer aux cieux dans l’espérance du bien, conjurer aux enfers dans la crainte du mal ; et à qui des attributs opposés n’avoient pas permis d’assigner un empire, où seules elles régneroient.
Tel fut l’homme dans lequel M. Naigeon vécut tout entier ; tel fut Diderot, dont il a été l’éditeur, dont il sera l’historien dans des mémoires inédits, et dans lesquels il sera forcé de se montrer sans cesse ; car tout en eux étoit comme inséparable : les plus belles productions de Diderot sont des entretiens avec Naigeon ; et les savans travaux de Naigeon sont confondus dans les glorieux travaux de Diderot. Cette amitié littéraire fut son titre littéraire parmi nous ; elle fera plus encore pour lui, en associant son nom à une haute et vaste renommée[1].
[1] Lors de ce Discours, l’auteur n’a pas eu le temps de se procurer et de lire les divers ouvrages de M. Naigeon ; ce sera son devoir et son soin, lorsqu’il aura à revenir sur le même sujet, à la réception du successeur de M. Naigeon.