INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
DISCOURS
DE M. LE DUC DE NOAILLES
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. BERRYER
Le lundi 7 décembre 1868.
MESSIEURS,
Qu’il me soit permis à mon tour de répéter, quoique en termes affaiblis, ce qui vient d’être si bien exprimé. Qu’il me soit permis de dire aussi un dernier adieu, de rendre un dernier hommage à l’illustre Berryer, et non-seulement en mon nom, mais au nom de tous ceux qui l’ont connu et qui, par conséquent, l’ont aimé.
Quelle belle vie ! et, pour la couronner, quelle belle mort ! religieuse, calme et ferme, et suivie de regrets universels, de louanges qui viennent de toutes parts. Inébranlable fidélité à ses principes, noblesse de caractère, force de conviction, désintéressement personnel, parfaite unité de la vie, nature enthousiaste et jugement solide, voilà ce que tout le monde reconnaît en lui, non moins que cette éloquence admirable qui a fait la gloire de la tribune et du barreau, où la force et la clarté de la discussion, l’élan de la pensée, le grand et vrai mouvement oratoire, et jusqu’aux qualités physiques de la voix, de l’attitude et du geste le feront figurer dans l’histoire comme l’orateur de notre temps, ainsi qu’on en cite quelques-uns, mais bien rares, dans les annales de l’antiquité et dans les siècles modernes.
Je ne fais que redire ce que vous venez d’entendre, ce qui a été dit souvent, mais c’est une grande gloire pour un homme que de pareils éloges soient devenus des lieux communs. Aussi avons-nous vu bien des fois, de son vivant, saluer et fêter sa renommée en sa propre personne, et non-seulement en France, mais à l’étranger, et rien d’étonnant aujourd’hui à ce concert général de louanges et de regrets, à ce concours si nombreux et si empressé autour de son tombeau.
C’est une grande figure, en effet, au milieu de notre âge ! Parmi les ruines que nos révolutions avaient amassées autour de lui, il fut toujours debout et toujours le même, toujours en scène, quoique sans emplois ni honneurs, mais à la place qu’il s’était faite, et occupant un poste reconnu par l’Europe entière.
On vous le rappelait tout à l’heure : bien jeune encore, il eut, sous la Restauration, les plus grands succès au barreau, et l’on reconnut en lui les qualités du grand avocat. Son prompt coup d’œil et sa vive intelligence le rendaient capable de traiter les affaires les plus arides, qu’il rehaussait toujours par un mouvement chaleureux et une vigueur d’argumentation qui devenait entraînante.
Mais il se fit de bonne heure le défenseur de grandes causes et de grands noms ; il sauva bien des victimes au milieu de nos déchirements ; il courut au secours des heureux, des opprimés et des vaincus ; qui compterait le nombre de ces magnifiques plaidoiries ? Et quel beau cortége, ainsi qu’on l’a dit, lui formeraient ses clients ! Puis, de nombreux procès politiques l’associèrent dès lors au grand mouvement des esprits, en firent déjà un homme public, signalèrent son indépendance et sa couleur, et tant de causes célèbres, reproduites un jour, remettraient sous nos yeux l’histoire vivante de cette belle époque ; mais aujourd’hui l’on se souvient, et on pleure.
Son génie oratoire était appelé sur un plus grand théâtre encore. Après la catastrophe de 1830, il ouvrit sa grande carrière politique en se dévouant au parti tombé. Il obéissait à ses profondes convictions, il sacrifiait ses intérêts et sa fortune, car un pareil rôle allait l’absorber tout entier, et alors commença cette lutte sans relâche, qui le plaça longtemps seul contre tous, lutte relevée encore par la puissance du talent de ses adversaires, éclatants combats dont le souvenir nous émeut ; toujours sur la brèche, et, au besoin, le drapeau du passé fièrement à la main, justifiant la Restauration des attaques injustes que la passion des partis renouvelait contre elle ; courant encore de la tribune au barreau pour y défendre ce qu’il croyait juste et vrai ; inépuisable dans les ressources de son éloquence et en prodiguant les trésors ; puissante intelligence qui savait éclairer, persuader, charmer, émouvoir, électriser et entraîner à la fois ses amis et ses adversaires ; son dernier discours était toujours le plus beau : grand spectacle, qui fait honneur à l’esprit humain, rôle unique dans l’histoire, qui nous montre cet homme comme un pouvoir, en face des pouvoirs qui gouvernaient et qui passaient devant lui.
Dans cette France, qu’il voyait si ébranlée, si agitée, si changeante, il ne trouvait de salut pour elle que par les doctrines qu’il professait. Aimant pour elle-même la cause qu’il avait embrassée, son patriotisme et sa conviction trouvaient qu’elle seule pouvait donner de solides fondements à la société nouvelle et réaliser le rêve de tant d’esprits. Mais il n’attendait que de l’opinion publique et de la conséquence des faits le triomphe de ses idées.
Personne n’a jamais, avec un talent pareil, représenté une des opinions du pays, ni mis plus en lumière les idées et les sentiments partagés par un grand nombre.
Il y a, en effet, en France, un grand nombre de Français chez lesquels le respect et les souvenirs du passé, l’empire des croyances religieuses, l’attachement aux principes monarchiques n’.excluent pas le sincère amour de la liberté, ni l’intelligence des besoins du temps ; parti consciencieux et convaincu, plein de patriotisme et d’honneur, dont Chateaubriand était la plume et dont Berryer fut la voix.
Que d’hommes nourris de ces pensées et que les événements condamnaient à la retraite, se reconnaissaient, se perpétuaient en lui ! Que de générations diverses vivaient, parlaient, sentaient par lui et applaudissaient du fond du cœur à ses triomphes ! Elles me sauront gré, j’en suis sûr, de me faire ici leur organe et de mêler leur douleur à la mienne.
Mais il ne fut pas seulement l’homme d’un parti. Sans cesser de l’être, et l’étant par cela même davantage, en ce qu’il reproduisait par là plus complétement son véritable esprit, il fut, par le sentiment national qui l’animait, l’homme de la nation. Tout en se montrant le vaillant défenseur des droits et des temps anciens, il n’était étranger à aucune des aspirations des temps modernes. Il était l’homme de son époque et de son pays. Il en comprenait parfaitement le caractère, les idées et les tendances. Il ne cherchait qu’à les éclairer, à leur montrer leurs vraies conditions pour en écarter les écueils.
Aussi fut-il, malgré tontes nos divisions, constamment populaires, et les applaudissements lui venaient de toutes parts. Les autres révolutions qui, en si peu d’années, ont changé encore le principe et la forme de notre gouvernement, l’ont trouvé et laissé toujours le même. Aujourd’hui, il meurt entouré de l’estime et de l’admiration de tout le monde ; le deuil est national, et le concert d’éloges s’élève de tous côtés.
Mais que fais-je en esquissant par quelques mots insuffisants et pâles une vie si pleine et si féconde ? Où n’entraînerait pas d’ailleurs un sujet si vaste ? Arrêtons-nous donc, et bornons-nous à nos larmes.
Notre siècle, labouré par les révolutions, qui brisent ou éteignent à leur naissance tant de carrières, ne sera pas pour cela un siècle stérile, et n’en offrira pas moins un jour, dans l’histoire, un groupe d’hommes éminents, appartenant à des périodes et à des opinions diverses, qui, par l’éclat du talent, du caractère et de la renommée, donneront à ce siècle sa physionomie et sa valeur. Au milieu de ce groupe s’élèvera Berryer, dont la figure attirera tous les regards, et l’on saluera en elle le génie de la parole et l’âme du grand citoyen.
Qu’on me permette d’ajouter et de redire, comme tout le monde, que le charme de l’homme privé ne le cédait pas en lui à la puissance de l’homme public. Le cœur et l’esprit se retrouvaient là sous une autre forme. Sa physionomie ouverte et sympathique attirait, ses manières séduisaient, sa simplicité et sa modestie naturelle et tant d’aimables qualités lui gagnaient tous les cœurs.
Tel encore on le voyait hier, car rien n’avait vieilli en lui. Aussi est-il mort tout entier, et comme d’une mort prématurée, malgré son grand âge. Conservant toute son intelligence, il est resté nombre de jours face à face avec la mort, s’entretenant avec elle, en gardant le sang-froid et le courage d’un chrétien.
Qu’il reçoive donc nos hommages et nos derniers adieux. On a peine à finir, à se taire, à s’éloigner. Que sa mémoire vive dans nos cœurs, comme son nom vivra dans la postérité !