Funérailles de M. Viennet

Le 14 juillet 1868

Jules SIMON

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE

M. JULES SIMON
MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. VIENNET

Le mardi 14 juillet 1868.

 

MESSIEURS,

Le touchant et juste éloge que vous venez d’entendre me dispense de raconter la vie de M. Viennet, cette vie, si pleine de bonnes actions et de belles œuvres. Je dirai seulement, par un juste sentiment de fierté et de reconnaissance, qu’il a été deux fois président de la Société des gens de lettres, qu’il a fait partie, pendant huit ans, de notre comité d’administration. À une époque aujourd’hui un peu oubliée, mais qui reprendra dans l’histoire sa légitime grandeur, M. Viennet a soutenu, en littérature et en politique, les doctrines les plus opposées aux nôtres. En littérature, il combattait le mouvement qu’on appelait alors le romantisme, et qui n’était au fond qu’une revendication de l’indépendance de l’esprit dans les arts ; en politique, il appartenait, sous le règne du roi Louis-Philippe, au parti de la résistance. À ce double titre de classique obstiné et de partisan de l’ordre, un peu obstiné aussi, il eut contre lui cette jeunesse ardente et puissante, qui ne savait garder de mesure ni dans ses enthousiasmes ni dans ses antipathies. M. Viennet, pendant cette longue période de sa vie, ne fut ni découragé, ni troublé : il faisait des tragédies, quand personne ne voulait plus en entendre, comme il fit plus tard des fables, quand tout le monde, excepté lui, avait perdu le secret de cet art charmant. On attaquait non-seulement ses opinions, mais sa personne. « J’ai compté, disait-il, jusqu’à cinq cents épigrammes par an contre moi. Tout échappé de collége qui entrait dans un feuilleton croyait me devoir son premier coup de pied. » Pour lui, quand il s’irritait, ce qui lui arrivait souvent, c’était contre les doctrines ; car il y avait dans son caractère autant de bienveillance et de générosité que d’obstination. À force de l’attaquer et de le trouver invincible, ses adversaires en vinrent à admirer son courage, et bientôt à comprendre son talent, à rendre justice à sa fidélité, à sa droiture, à son vrai et profond libéralisme. Il semble que sa vie se soit prolongée au-delà des limites ordinaires pour nous donner un exemple plus frappant et plus complet de cette persévérance dans la foi et de cette fermeté dans les actes qui manquent trop souvent aux générations actuelles, et dont elles auraient, hélas ! un si urgent besoin. La Société des gens de lettres perd en M. Viennet un écrivain et un poëte ; mais elle doit ajouter, avec douleur et avec orgueil, qu’elle perd en même temps UN HOMME.