Funérailles de M. Viennet

Le 14 juillet 1868

Henri PATIN

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE M. PATIN
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. VIENNET

Le mardi 14 juillet 1868.

 

MESSIEURS,

C’est avec le sentiment d’une bien juste affliction que l’Académie française vient adresser un dernier adieu à son doyen d’âge, à l’un de ses plus anciens comme de ses plus illustres membres. Dès 1830, elle se l’était associé, et pendant près de quarante années elle l’a pu voir répondre à l’honneur, pour lui si précieux, de ce choix, par l’intégrité constante et universellement respectée, à travers toutes nos révolutions, de son caractère d’homme public, par l’activité féconde, les ressources variées, les mérites naturels et vivaces de son talent littéraire.

Entre son caractère et son talent il y a eu l’accord si profitable aux œuvres, qui les marque d’un caractère individuel et original. Cette honnête indépendance d’opinion, cette parfaite sincérité dont il se piquait de faire preuve en toute matière et en toute occasion, sans souci des conséquences, avec une franchise de langage approchant quelquefois de la rudesse, mais dont un tour spirituel tempérait les plus vives saillies, elles ont trouvé leur heureuse expression dans celles de ses poésies que lui a inspirées le spectacle des mou­vements politiques et des mœurs de son temps, où il a le plus mis de lui-même et auxquelles il est permis de penser que s’attachera surtout sa mémoire.

Ce ne peut être impunément que l’on s’arroge le droit d’être envers et contre tous, y compris son parti et ses amis, de sa propre opinion. M. Viennet le savait et s’y résignait ; il l’éprouva plus que personne, mais sans surprise et sans trouble, fort de son intime conviction et de ses droits à l’estime, dans les diverses carrières entre lesquelles s’est partagée l’infatigable ardeur de sa longue vie.

Soldat, à ses débuts, de la République et de l’Empire, servant avec distinction dans une de nos armes savantes, assez habile et assez brave pour qu’en 1813 le vainqueur de Lutzen Fait décoré de sa main sur le champ de bataille, il semblait être dans la voie d’une haute fortune : mais il se l’était fermée d’avance par le peu de cornplaisance de ses votes politiques, et, plus tard, sous d’autres régimes, non moins ombrageux, ses indépendantes allures, une généreuse indocilité de pensée et de langage, dans tout ce qui n’appartenait pas au domaine de la discipline, n’étaient pas de nature à la lui rouvrir. Il ne pouvait y rencontrer la faveur, et il ne lui fut pas donné d’y éviter la disgrâce.

C’est alors que les suffrages de ses compatriotes du département de l’Hérault l’appelèrent, sans qu’il l’eût recherché ni souhaité, à une existence politique. Député en 1827 et maintenu dans cette fonction par des réélections successives, pair de France en 1810, il se signala, comme on avait pu s’y attendre et comme on y comptait, par son entier dévouement à une cause qu’il avait toujours servie, celle de la liberté et de l’ordre. Mais la position dangereuse prise par lui entre les excès contraires qui lui semblaient la menacer, une lutte soutenue, au jour le jour, sans ménagement, contre tous les partis à la fois, concentrèrent sur sa personne, cela était inévitable, des attaques de toutes sortes, auxquelles il tint tête intrépidement. La popularité est autre chose que la considération. Si la première l’abandonnait, il pouvait s’en consoler, bien assuré, il en avait le droit, que l’autre lui demeurerait.

Sa plus grande consolation, dans les traverses, les contrariétés, volontairement acceptées, de la vie publique, ce fut la culture assidue des lettres. De très-bonne heure, dès son jeune âge, dès ses solides et brillantes études au collége de sa ville natale, au collége de Béziers, il s’était senti attiré vers elles par un irrésistible penchant, une manifeste vocation. Depuis il n’a pas cessé un seul jour d’écrire, et surtout d’écrire en vers, sur nos vaisseaux et dans nos camps ; aux pontons de Plymouth et, une seconde fois prisonnier, dans les prisons de l’Autriche ; mêlé, comme il aimait à l’être, au tumulte élégant de la vie parisienne, ou, ce qui ne lui plaisait pas moins, recueilli dans la solitude de sa chère campagne pendant les années, si longtemps prolongées pour lui, de la santé, de la force, de l’activité du corps et de l’esprit, ou lorsque, enfin, vint pour lui, comme pour tout le monde, le temps des infirmités et de la maladie.

Ce n’est pas en ce moment qu’il conviendrait d’énumérer, d’apprécier les très-nombreux ouvrages qu’a produits ce long et continu labeur, aidé de la verve la plus facile. Disons seulement qu’il n’est guère de genres de composition qui ne s’y trouvent honorablement représentés : l’histoire, le roman, la dissertation critique, e de tribune, les mélanges philosophiques, moraux et Littérature et, dans un autre ordre de productions, de ses préférences, l’épopée, et sérieuse et badine la tragédie, la comédie et le drame ; la poésie enfin sous toutes les formes qu’elle peut revêtir. L’auteur, vivement épris, il l’a confessé, et plus d’une fois en beaux vers, des succès que donnent les lettres, les a recherchés tous avec une confiante ambition, bien rarement déçue.

Mais, ici encore, car sa vie est un combat, on le retrouve aux prises avec des adversaires passionnés que lui ont faits son attachement, hautement proclamé, aux doctrines classiques, l’excès de ses dédains pour les nouveautés hardies qu’elles condamnent ou qu’elles paraissent condamner : ceux qu’il a contestés le contestent à leur tour, mais sans ébranler sa foi en ses principes et en lui-même : ils ne font que l’animer à de nouveaux efforts pour ressaisir la popularité littéraire qui lui échappe en même temps que- la popularité politique.

C’est un des curieux accidents de sa vie, que, comme ces spéculateurs habiles, que des revers n’étonnent pas, et qui savent refaire plus d’une loi leur fortune, il ait lui-même, plus d’une fois, renouvelé sa gloire poétique, compromise par les violences de la dispute. Il l’a fait victorieusement, par des productions dont le mérite et le succès, également incontestables, ont ramené, et pour toujours, le public sous sa loi. On comprend que je veux parler de ses épîtres, qu’il est permis d’appeler, d’après lui-même, ses satires, et de ses fables.

Les premières, qui ont chacune leur date, et qui, de 1803 à 1858, embrassent une période de cinquante-cinq années, sont comme une chronique enjouée et mordante, pleine de sel, d’esprit, souvent même d’éclat, de nos travers politiques, moraux et littéraires pendant un demi-siècle. Elles offrent, en outre, par l’expression soudaine et vraie des sentiments qui d’année en année se sont succédé dans l’âme du poète, comme ses mémoires intimes. Dans ses fables, autres satires, dont l’invention ingénieuse et le tour spirituel rappellent, sans désavantage, les apologues d’Arnault, et le placent au même rang parmi les plus dignes héritiers de La Fontaine, ne se réfléchit point d’une manière moins piquante sa personnalité. On l’a bien pu voir aux lectures animées qu’a faites M. Viennet d’un assez grand nombre de ces pièces dans les séances publiques de l’Institut. C’était avec la personne de l’auteur autant qu’avec son œuvre, c’était avec toutes deux à la fois que sympathisaient les auditeurs charmés.

En 1858, je rappelais tout à l’heure cette date, M. Viennet, né le 18 novembre 1777, arrivait à ses quatre-vingts ans. Il les salua par une dernière épître, la plus applaudie de toutes, et bien justement. Les diverses vicissitudes de sa vie, déjà si avancée, les honnêtes passions qui l’avaient animée, et n’étaient pas près de s’éteindre, s’y retraçaient en vers d’une mélancolique gaieté, dont le plus ferme débit mettait en relief la forte autant qu’élégante structure, attestant, comme autrefois ceux de Malherbe, la persistante jeunesse de cette muse octogénaire.

Le temps devait respecter quelques années encore une si puissante organisation ; c’est assez récemment qu’elle a commencé à s’altérer, que s’est fait sentir un déclin, qui, chez M. Viennet, n’atteignit jamais l’esprit. Sa démarche, naguère si leste, s’était ralentie ; son oreille ne suivait plus qu’avec effort le mouvement de cette conversation, où jusque-là il avait brillé par la soudaineté de ses reparties. Mais sa pensée était restée agile et capable, jusqu’au bout, d’inspirations poétiques.

Des pertes cruelles, celle de la compagne dévouée de sa vie, celle d’un frère aimé, ont coup sur coup attristé ses derniers jours et lui ont fait tourner ses regards, avec la résignation du sage, vers ce suprême séjour où nous venons de le conduire. Un de ses anciens ouvrages, dans lequel il s’était complu à le décrire et à en célébrer les plus illustres hôtes, montre qu’il s’était fait de loin à l’idée d’y venir à son tour prendre sa place.

Nous étions moins préparés à ce dénoûment nécessaire. Notre très-regretté confrère nous semblait, malgré son être, si en possession de la vie, que la nouvelle de sa mort, nous a frappés d’un coup inattendu. Il nous a été bien pénible, plus que je ne saurais l’exprimer, de voir subitement s’interrompre des relations si anciennes, si suivies, utiles non moins que chères, et dont l’Académie était accoutumée à retirer de si précieux avantages pour sa considération, pour l’accomplissement de ses travaux, pour l’agrément de ses réunions. Le souvenir seul nous en reste et sera longtemps la triste et douce matière de nos entretiens.