INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
DISCOURS
DE M. S. DE SACY,
CHANCELIER,
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. V. COUSIN,
Le 24 janvier 1867.
MESSIEURS,
Devant cette fosse ouverte et ce cercueil que nous allons y laisser, à peine puis-je croire encore que nous ayons perdu M. Cousin ! Quoi ! Messieurs, nous ne verrons plus M. Cousin ! Nous ne l’entendrons plus ! Cette place où il s’asseyait dans notre Académie va rester vide ! Sa parole éloquente, sa vive et spirituelle conversation n’animera plus nos séances ! Un coup subit, et aussi inattendu qu’il aurait pu l’être il y a quarante ans, tant l’âge avait respecté dans M. Cousin la jeunesse de l’âme et la fraîcheur du talent, nous a ravi celui que les plus illustres de ses contemporains s’honoraient d’appeler leur confrère et que la génération à laquelle j’appartiens appelait son maitre !
Messieurs, je n’essayerai pas sur le bord de cette tombe de vous retracer la vie de M. Cousin. Votre douleur et la mienne ne me permettraient pas de vous rappeler tous ses titres à cette immortalité de la gloire, la plus haute des récompenses dont dispose l’humanité. Rien de ce qui peut y donner droit n’a manqué à M. Cousin. Enfant, des triomphes de collège précoces et extraordinaires le désignaient déjà à la renommée. Jeune homme, des maîtres bien capables de le juger devinaient en lui et signalaient un Platon naissant. Professeur à un âge où souvent on est encore élève, ses premières leçons dans la chaire qu’avait occupée M. Royer-Collard, et où c’était une gloire d’être appelé par le choix d’un pareil titulaire, devenaient un événement public et firent une révolution. M. Royer-Collard l’avait préparée : M. Cousin l’accomplit. Sur les ailes brillantes qui n’avait eu d’égale peut-être que dans les jardins de l’Académie, le spiritualisme reprit son vol ; la faveur publique lui revint. Le sensualisme, victorieux depuis si longtemps et paisible possesseur du champ de bataille, s’étonna d’être vaincu aussitôt qu’attaqué. La génération nouvelle prit feu pour une philosophie qui s’inspirait de toutes les idées généreuses ; ceux mêmes que leur jeune âge, les préjugés philosophiques de leurs parents ou une orthodoxie rigoureuse éloignaient de ces leçons, en ressentirent le contre-coup ; le nom de M. Cousin était dans toutes les bouches !
Fermé un moment dans des jours de réaction, le cours se rouvrit en 1828. M. Cousin, qu’une courte captivité à Berlin entourait d’une auréole de popularité plus brillante encore, remonta dans cette chaire au pied de laquelle se pressaient les flots d’une jeunesse ardente. Cette fois, j’étais du nombre. Que serait-ce donc, pourrais-je dire aujourd’hui à ceux qui ne connaissent les leçons de M. Cousin que par ce qu’ils en ont lu dans ses œuvres imprimées et qui les admirent justement, que serait-ce donc si vous l’aviez vu, si vous l’aviez entendu lui-même, debout dans sa chaire, l’œil inspiré, versant à torrents sur des auditeurs émus sa parole brûlante et revêtant du plus magnifique langage les plus hautes pensées !
On n’a pas parlé comme cela depuis Mirabeau, nous disait en sortant d’une de ces mémorables séances un vieux journaliste, un vétéran de nos assemblées politiques, qu’assurément l’enthousiasme n’égarait pas, et que ses convictions personnelles rapprochaient bien plus de Condillac et de Voltaire que de Platon et de Kant.
Que si plus tard, dans la maturité de la raison et de l’âge, M. Cousin, comme c’était son droit, a changé bien des choses à ses leçons en les publiant, l’esprit général en est resté. De dignes et fidèles disciples l’ont recueilli. Voyez plutôt quels sont ceux qui luttent noblement sous nos yeux contre une nouvelle invasion du matérialisme et de la barbarie philosophique !
Encore moins m’étendrai-je, Messieurs, sur la vie publique de M. Cousin, que la révolution de 1830 transporta tout à coup de sa chaire au conseil d’État et au conseil de l’instruction publique, puis à la Chambre des pairs, et enfin au ministère même, qu’il prit sans ambition et qu’il quitta sans regret au bout de quelques mois. M. Cousin aimait la politique, mais pour en parler et pour conseiller plutôt que pour agir. Il n’aspirait qu’à l’influence, abandonnant volontiers aux autres l’exercice et les honneurs du pouvoir. Son empire, c’était l’Université, et, dans l’Université, l’enseignement philosophique, empire où il aurait désiré peut-être ne trouver que des suets et où il rencontra quelquefois des rebelles. Mais aussi, aux jours du péril, quel éloquent et infatigable défenseur l’Université et la philosophie n’eurent-elles pas en lui ! Ce fut le beau moment de la vie parlementaire de M. Cousin. L’orateur n’eut plus rien à envier au professeur, et plus d’une fois la Chambre des pairs put voir dans la même journée les trois hommes qui avaient jeté tant d’éclat sur les cours de la Sorbonne illustrer la tribune par leur éloquence rivale.
Qu’ajouterais-je encore ? La révolution de 1848 affligea M. Cousin sans le décourager ou l’irriter. Peut-être même son impartialité et sa modération habituelle y gagnèrent-elles quelque chose. Il resta le maître de son âme, et sans doute c’est à cette sérénité qu’il dut une justesse d’appréciation, une clarté de vue que j’ai eu souvent l’occasion d’admirer en lui. Rare courage ! pour discerner les vrais intérêts de la France d’un œil plus sûr et d’un cœur plus libre, M. Cousin se sépara de tous les partis.
Dans la paisible retraite où le renfermait sa volonté bien plus que les événements, c’est aux lettres qu’il consacra les années qui lui restaient à passer en ce monde, aux lettres qu’il n’avait jamais négligées pourtant, même dans la ferveur de sa propagande philosophique ou dans les préoccupations de sa vie politique et administrative. Si je ne craignais d’offenser la mémoire du philosophe, j’oserais dire que M. Cousin était avant tout un écrivain et un artiste admirable. Pas une page ne sortait de sa main qu’il ne l’eût portée à ce degré de perfection qu’exigeait son goût sévère. Relisez seulement, je ne dis pas les arguments qu’il a placés en tête de sa traduction des Dialogues de Platon, et qu’on regrettera toujours qu’il n’ait pas complétés, mais le prospectus qui sert de préface à l’ouvrage : c’est un chef-d’œuvre ! on y sent briller comme un rayon du soleil d’Athènes. On croit entendre Platon lui-même rappelant aux hommes que, sous leur enveloppe mortelle, ils portent une étincelle de feu divin, un principe impérissable d’intelligence, de justice et de vérité. Mais pourquoi aller chercher si loin des comparaisons ? N’avons-nous pas nos Platons et nos Aristotes dans Bossuet et dans Pascal ? Voilà les modèles que se proposait M. Cousin, qu’il avait toujours sous les yeux en écrivant, comme il était facile d’en juger aux livres entr’ouverts que l’on voyait épars sur sa table. Aussi quelle correction dans son style, quelle pureté de goût, quelle noble et mâle élégance ! Tout est clair, tout est simple, tout marche au but. L’effet ressort, non d’une phrase ambitieuse ou d’un mot insolent, mais d’un ensemble qui se déroule comme un beau et large fleuve. M. Cousin était du XVIIe siècle. Le soin et le travail ne lui coûtaient pas. Chaque édition qu’il a revue de ses œuvres les rapprochait davantage de cet idéal auquel on n’atteint qu’en ne croyant jamais v être parvenu.
C’est aussi avec le XVIIe siècle que M. Cousin a consolé et charmé sa vieillesse, passant des cellules de Port-Royal dans les salons de la Fronde, s’enchantant lui-même de ses illusions, et se faisant presque une société familière de ces femmes célèbres par leur naissance, leur esprit et leur beauté qu’il faisait revivre dans de délicieuses biographies.
Le croirions-nous, Messieurs, si nous n’en avions été cent fois les témoins Ce philosophe qui travaillait tant, ce curieux qui lisait tout, ne manquait jamais de loisir pour le monde et pour ses amis. Une chose le trouvait toujours prêt, la conversation. Il y prenait tous les tons, il y déployait les trésors inépuisables de son esprit et de sa verve. Un mot jeté au hasard éveillait sa pensée, la fécondait, et le menait, sans qu’il s’en doutait, de sujet en sujet, depuis les plus élevés .jusqu’aux plus modestes. Des hauteurs de la métaphysique la plus abstraite ou des questions les plus épineuses de la politique, on le voyait descendre sans embarras, sans effort, aux nouvelles des salons et de la société. Lui parlait-on d’une vente de livres rares, M. Cousin s’enflammait ; car, pourquoi craindrais-je de le dire ? M. Cousin était bibliophile. N’aurais-je pas tort de rougir pour lui d’une passion qui a procuré de si douces distractions à son dernier âge, et dont le principe dans son âme était encore l’amour des lettres et le goût du beau ? Puis-je oublier, même dans ce solennel et douloureux moment, que cette bibliothèque, le fruit de ses épargnes, la conquête de ses recherches, la joie et l’orgueil de sa vieillesse. M. Cousin la lègue au public, et que, la plaçant sous la garde d’un ami dévoué, il en fait le monument durable de son bon goût et de son bon cœur ?
Messieurs, le jour même où le télégraphe nous faisait connaître la mort de M. Cousin et la perte immense que nous venions de faire en lui, un avis de librairie publié par hasard dans un journal nous apprenait que M. Cousin avait travaillé jusqu’à la fin, et qu’une nouvelle édition allait paraître de cette Histoire générale de la philosophie, l’éloquent résumé de ses leçons, et peut-être son œuvre favorite. Je l’ai relu, ce livre admirable, avec un sentiment de reconnaissance, je dirais presque de piété filiale. Non, celui qui écrivait hier encore ces pages toutes pleines de confiance en Dieu et d’espoir dans les destinées immortelles de notre nature, n’est pas mort tout entier ! Nous n’avons sous les yeux qu’une triste dépouille ; l’homme n’est pas là ! M. Cousin vit dans ses œuvres ; il vit dans le mouvement généreux qu’il a donné à la philosophie de notre siècle. Son nom, associé aux noms des Descartes des Malebranche, des Leibnitz, ne peut pas périr, ne périra pas. M. Cousin vit dans le cœur de ses amis, dans le souvenir des deux Académies qui se faisaient une gloire de le compter parmi leurs membres. Mais ces immortalités-là mourront à leur tour, et, s’il n’y en avait pas une autre, ce serait encore du néant. Malgré les vanités de la foire, notre fin serait la mort. M. Cousin croyait à l’immortalité véritable ; il en a été toute sa vie l’apôtre éloquent et convaincu. Son espoir ne sera pas trompé. Saluons une dernière fois son corps : son âme, nous la retrouverons en Dieu !