INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
FUNÉRAILLES DE M. BIOT.
DISCOURS DE M. VIENNET,
DIRECTEUR,
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. BIOT,
LE 5 FÉVRIER 1862,
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
MESSIEURS,
Nous venons rendre à la terre un des hommes les plus illustres de notre temps. Depuis la mort de Cuvier et d’Arago, l’Institut n’avait pas fait de plus grande perte, et jamais des regrets plus vifs et plus unanimes n’ont éclaté autour d’une tombe. Disciple de cette merveilleuse génération de savants qui ont honoré la fin du dernier siècle et les premières chaires de l’École polytechnique, Biot ne tarda point à devenir leur émule, et ce fut un grand honneur pour sa jeunesse que d’être introduit par le célèbre Laplace dans une Académie où siégeaient encore et siégèrent longtemps avec lui les Monge, les Bertholet et les Lagrange.
Il était parmi nous le dernier représentant de ces grands hommes, qui, après avoir rendu d’immenses services à la France républicaine, auraient encore suffi à l’illustration d’un règne, si ce règne n’avait pas été celui d’un Conquérant qui absorbait toutes les gloires dans les rayons de la sienne. Nous contemplions ce vieillard, qui n’est plus avec cette vénération qui saisit le voyageur à l’aspect de ces colonnes restées debout sur les ruines d’un monument de l’antiquité. Nous pouvions presque saluer en lui un de nos ancêtres, car le doyen qui lui succède en était séparé par un vide de quatorze années que la mort avait fait clans nos rangs.
L’Institut s’était renouvelé deux fois sous ses veux. Il n’est pas un de nous qu’il n’ait vu entrer et qu’il n’ait accueilli avec une bienveillance qui ne se démentait jamais ; et cependant nous aurions voulu le conserver encore : on ne s’habitue pas à la perte de ces hommes que la France est fière de donner au monde et que le monde s’empresse d’adopter. Plus ils ont contribué à la diffusion, au progrès des connaissances humaines, plus on ose encore en attendre ; et cette confiance était ici justifiée par une de ces rares intelligences dont le poids de l’âge n’affaiblit ni n’altère les facultés créatrices.
Mais ce il est point à moi, qui ne suis ici que le représentant de l’Académie française, de vous développer les travaux scientifiques qui recommandent cette belle et longue vie aux hommages de la postérité. C’est à l’organe de l’Académie des sciences qu’il convient de vous montrer dans tout leur éclat le mathématicien, le géomètre, le physicien et l’astronome : c’est de l’écrivain seul que je dois vous parler, et M. Biot était un des écrivains les plus éminents, un des littérateurs les plus distingués de notre époque. C’est à ce double titre qu’il nous appartenait. Il était même déjà célèbre quand il nous fit l’honneur d’aspirer à une de nos palmes, et son Éloge de Montaigne fut remarqué dans le concours où a été couronné pour la première fois le brillant orateur qui est aujourd’hui une des gloires de notre Académie.
Mais mon illustre confrère ne me démentira point quand je dirai que Biot s’était imposé une tâche plus difficile. C’était de populariser la science, de la mettre à la portée des gens du monde par de savantes analyses où la clarté du style aidait si bien à l’intelligence des matières les plus ardues. S’il ne lui était pas donné d’initier les profanes, que rebutaient les rudiments de la science, à tous les secrets que le génie de l’homme arrachait à la nature, il faisait comprendre à tous l’utilité, la grandeur des découvertes, le mérite, la gloire des esprits supérieurs qui avaient pénétré les plus profonds de ces mystères.
L’exactitude et l’élégance, la concision et la fermeté étaient les premières qualités de son style. C’était celui des maîtres. Il avait révélé ces qualités éminentes en racontant à sa compagnie les opérations géodésiques qu’il avait faites en Espagne avec Arago, pour le prolongement de la méridienne de France. Il le fit admirer depuis dans une foule de mémoires, de journaux, de revues, surtout dans la biographie des savants les plus illustres. Ce sont partout des prodiges d’érudition scientifique, c’est la même habileté d’analyse, le même bonheur d’appréciation, c’est la sûreté d’un guide avec lequel on ne peut s’égarer, et c’est de l’art de penser, comme il disait de Descartes, qu’il avait appris l’art d’écrire et celui de la parole.
C’est dans ce Collége de France, où vient de finir sa vie, que cette parole brillante s’exerça pour la première fois dans l’enseignement de la physique, à l’âge où les hommes apprennent encore. Son auditoire admirait cette sagacité précoce, qui lui faisait démêler l’erreur et la vérité, et cette facilité d’élocution qui les rendait sensibles à l’intelligence de ses élèves. Il eût brillé dans nos assemblées politiques s’il avait eu l’ambition d’y paraître, mais il eut la sagesse de ne point céder à cet entrainement de ses contemporains ; il renferma sa vie dans l’étude des sciences qui en faisaient le charme. L’Institut était pour ainsi dire son foyer, il fut même un jour où il voulut le fermer à ce qui passionnait le monde. Le premier consul demandait au peuple la couronne impériale, Biot répondit que l’Institut n’était pas un corps politique, et faillit faire décider qu’il ne t’allait pas répondre à des questions de cette nature. Il révélait ainsi une grande indépendance de caractère, et toute sa vie en a été le témoignage ; mais ce n’était ici que le fanatisme de sa vocation. Il pensait qu’il n’avait pas trop de cette vie pour remplir sa destinée, pour étudier, pour expliquer les grands phénomènes de la nature.
Il ne se délassait que par l’étude des lettres ; les œuvres des grands maîtres lui étaient familières. C’est dans ces entretiens muets avec les écrivains et les poëtes les plus illustres, qu’il avait acquis ce tact profond, cette sûreté de goût, cette intelligence du beau et du vrai qui le rendait si difficile pour les œuvres de notre temps. Quelles lumières ne jetait-il pas dans nos discussions académiques ! Quelle justesse dans ses observations ! Quelle haute raison dans ses conseils ! Quelle justice dans ses jugements ! Nous avons bien souvent regretté de l’avoir appelé si tard, et nous en avons trop peu joui. Nous le chercherons longtemps à la place qu’il s’était choisie, nous l’invoquerons plus d’une fois encore ; hélas ! il ne nous répondra plus. Cette tombe ne le rendra point à nos prières.