Épître à ma vieille muse,
Lu dans la séance publique des cinq Académies
le 16 août 1865
par M. Viennet
Allons, ma vieille muse, encore une satire :
Dis une fois de plus ce que nul n’ose dire.
Peux-tu voir sans frémir que les fous et les sots
Du beau comme du vrai triomphent en repos,
Que le faux goût domine, et que la barbarie
Des lettres et des arts souille encor la patrie?
« Je suis lasse, dis-tu, voilà soixante hivers
« Que tu me fais dicter de la prose ou des vers :
« Poëmes, opéras, histoires, tragédies,
« Odes, fables, romans, épîtres, comédies,
« Que n’as-tu pas écrit? n’en est-ce point assez?
« Les quatre-vingt-sept ans sur ta tête amassés
« Ne te disent-ils pas, après le vieil Horace,
« Qu’à la jeunesse enfin il faut céder la place?
« Souviens-toi que Voltaire et l’auteur de Cinna
« N’ont fait dans leurs vieux jours qu’Irène et Suréna.
« Bel honneur d’imiter de telles rapsodies!
« Te crois-tu mieux doté que ces puissants génies? »
Paix, vieille paresseuse, à ton tour souviens-toi
Que Sophocle à cent ans a fait l’Œdipe roi.
Serait-il interdit aux rimeurs de Lutèce
De reproduire en tout ce qu’a produit la Grèce?
Pourquoi d’un tel laurier exclure nos climats?
Pourquoi, s’il y renaît, n’y prétendrai-je pas?
Bien loin de m’effrayer, Sophocle m’encourage.
J’ai treize ans à courir pour atteindre à son âge,
Et je sens au courroux que soulève en mon sein
Du plus beau de nos arts l’effroyable déclin,
À ces élans fougueux que je ne puis contraindre,
Qu’en moi le feu sacré n’est pas près de s’éteindre
Je sais tous les périls que je vais affronter
Et quels flots d’ennemis nous allons ameuter.
De ces milliers d’auteurs, qui, luttant d’abondance,
Se flattent d’amuser et d’éclairer la France,
Il n’en est pas un seul qui, dans sa vanité,
Ne rêve d’opulence et d’immortalité,
Ne se croie un phénix de génie et de gloire,
Ne se voie en grand homme incrusté dans l’histoire.
Ils vont tous contre moi déchaîner leur fureur,
Sous des torrents de fiel étouffer un censeur
Qui vient insolemment s’attaquer à leurs livres,
Troubler leur quiétude et leur couper les vivres.
Tu trembles, vieille muse, et ne veux plus subir
Ces huit ans de combats que j’ai dû soutenir,
Quand vingt journaux sur moi dégorgeant leur critique,
Fouettant, soir et matin, mon zèle dynastique,
M’offraient en holocauste aux trois partis divers
Qu’attaquaient hautement mes discours et mes vers.
Eh bien! que nous ont fait ces torrents d’épigrammes,
De lazzi, de brocards, de mensonges infâmes?
Ton courage et le mien en ont-ils chancelé?
Mon sommeil un moment en fut-il ébranlé?
Si par tous ces frelons à grands coups assommée,
A de mes premiers vers péri la renommée,
Je m’en suis fait une autre, et je puis m’en vanter.
Nul poëte avant moi n’eût osé le tenter.
Mes détracteurs sont morts et je suis plein de vie.
Partout où tu me suis, n’es-tu pas applaudie?...
Tu ris, tu me diras que ceux dont je médis
Sont plus que moi peut-être en vingt lieux applaudis.
D’accord j’ai vu porter aux voûtes éthérées
Des œuvres qu’en six mois le temps a dévorées.
Je sais quelles horreurs, quelles absurdités
Fait créer et souffrir l’amour des nouveautés,
Quels sots déifia la camaraderie,
Quels talents fit tomber l’esprit de coterie,
Quels arrêts, dégoûtants d’injustice et d’erreur,
A rendus des partis la haine ou la faveur.
Le grand siècle lui-même eut ses jours de sottise.
Athalie en son temps fut à peine comprise,
Comme Britannicus, Alceste abandonné,
Racine fut proscrit et Pradon couronné,
Et l’hôtel Rambouillet, juge de la querelle,
A sifflé Polyeucte et prôné la Pucelle.
Quelque temps qu’on observe, à peine compte-t-on
Cinquante hommes de goût par génération.
Mais dans aucun pays, jamais, je le confesse,
Sous tant d’absurdités n’avait gémi la presse.
Jamais tant de papier barbouillé dans Paris
N’offrit à l’amateur si peu de bons écrits.
Ce faux, ce mauvais goût, à qui je fais la guerre,
Je le trouve partout, aux loges, au parterre,
Sous la toge, la blouse et le manteau de cour,
Chez les puissants d’hier et les puissants du jour.
Les journaux, dont la tâche est d’en purger la terre,
Ont cent fois d’un Cotin fait un rival d’Homère;
Et, quelque novateur qu’il lui plaise enfanter,
La presse et le public sont prêts à le fêter.
N’a-t-on pas vu naguère, en un jour de démence,
Immoler à Byron les gloires de la France,
Railler notre grand siècle, et de leurs piédestaux
Abattre insolemment Voltaire et Despréaux,
Prêcher que, de Racine à notre Delavigne,
Paris n’avait produit qu’une cohue indigne
De fades rimailleurs, dont le style énervé
Dans sa froide pudeur n’offrait rien d’élevé ?
L’étranger, disait-on, vit seul de grands poëtes,
Là, de nos passions sont les vrais interprètes,
La, secouant le joug de nos stupides lois,
Ils ont peint à grands traits les peuples et les rois.
C’est aux mâles accents de leur libre génie
Qu’il faut régénérer notre scène affadie.
On s’étonne vraiment qu’un cénacle de fous
Ait ainsi dépravé nos penchants et nos goûts,
Que l’Athènes moderne, abjurant ses croyances,
Ait tout à coup sans honte adopté leurs sentences,
Et que, de nos grands noms effrontés détracteurs,
Ils n’aient point à Bicêtre expié leurs erreurs.
Sur l’Europe à l’envi leur troupe se partage.
Du Tibre à la Tamise et d’Archangel au Tage,
Ils s’en vont ramassant, quêtant de toutes parts
Les Eschyles crottés, les Molières bâtards
Qui, depuis deux cents ans, dans trente capitales,
Ont fait rire et pleurer les Huns et les Vandales,
Qui, fiers d’être opposés à nos plus grands auteurs,
Viennent prêter main-forte à nos réformateurs…
C’est ainsi qu’en triomphe, au bruit de leurs fanfares,
Dans la cité du goût sont rentrés les Barbares.
Le goût fuit devant eux, en soufflant son flambeau,
Avec l’art et le vrai, le bon sens et le beau.
Par les plus insensés la scène est envahie.
Là, sans règle et sans frein règne la fantaisie,
Là, nous sont présentés sous d’affreuses couleurs
Et l’homme et la nature et le monde et ses mœurs.
Sous de sales haillons ou la bure grossière,
La vertu n’y paraît qu’au fond d’une chaumière,
Tandis que, sans toucher aux vertueux laquais,
Tous les vices ensemble habitent les palais.
Là, plus contagieux, plus fatals que la peste,
Tous les crimes, qu’ailleurs l’honnête homme déteste,
Dans vingt drames divers s’étalent sans pudeur,
Et Paris tout entier y court avec fureur.
Non, ce serait trop peu, pour remplir tant de salles,
Des oisifs, que du siècle amusent les scandales,
De tous les vicieux, de tous les effrontés,
Que renferme en son sein la reine des cités.
Leur nombre, quel qu’il fût, ne saurait y suffire.
C’est l’honnête Paris que ce spectacle attire.
La province, accourant aux cris des louangeurs,
Y verse à pleins wagons des flots de spectateurs.
Ils savent quels tableaux les attendent; qu’importe!
La curiosité sur le dégoût l’emporte,
Et le plus vertueux suit avec volupté
Ces leçons de débauche et d’immoralité.
Les succès de la Ligue en redoublent l’audace
À bas tout ce qui fut! on le proscrit en masse;
À bas le vieux théâtre! à bas les vieux auteurs,
Et l’Adonis du Pinde et les neuf vieilles sœurs!
Melpomène est surtout l’objet de leur colère.
On est las, disent-ils, de cette muse austère,
De ses vers ennuyeux, de ses airs imposants.
Ses derniers amateurs n’ont ni cheveux ni dents.
Mort à la tragédie! et la sotte cohorte
Va partout répétant : La tragédie est morte.
Qu’aurait dit à ces cris le chef de nos Césars,
Ce héros, qui, sortant des arènes de Mars,
Courait chez Melpomène et faisait ses délices
Des vers que de ces fous condamnent les caprices?
Il eût purgé son temple il eût dans ses parvis
Fait rentrer en vainqueurs ses auteurs favoris.
Ait! c’est que rien de grand n’échappait au grand homme.
Il savait ce qu’au nom du despote de Rome
Virgile et ses pareils ajoutaient de grandeur,
Ce que dut à notre art son royal protecteur,
Ce que valait Corneille, et ce qu’à notre France
Il avait rapporté de gloire et de puissance.
Il savait quelle trace, au cœur des nations,
Laissent un grand poëte et ses créations
Ce qu’impriment aux mœurs de noble et d’héroïque
Les grands enseignements de la muse tragique.
Heureux qui, sous son règne, enviait ce laurier,
Qui, dévouant ses jours à ce noble métier,
Montrait du feu sacré la plus faible étincelle!
Les bienfaits du grand homme encourageaient son zèle.
Et de son humble toit le besoin écarté
Laissait à son esprit toute sa liberté.
Remonte, vieille muse, à ces belles journées
Où, du monde avec lui réglant les destinées,
Le czar vint dans Erfurth, de vingt princes suivi,
Se parer hautement du nom de son ami.
Va-t-il, pour les charmer, à des scènes vulgaires
Demander des fredons, des drames éphémères
Pour qui Paris alors courait aux boulevards,
Mais que n’avaient jamais honorés ses regards?
Viens, dit-il à Talma, viens; de nos grands poëtes
Amène dans Erfurth les dignes interprètes.
Un parterre de rois est prêt à t’applaudir.
Il dit et dans Erfurth on entend retentir,
Aux applaudissements des maîtres de la terre,
Ce qu’avait de Versaille applaudi le parterre.
Mais des rois et de l’art les beaux jours ont passé.
Tout éclat est terni, tout prestige effacé.
Le bizarre, l’ignoble, et l’horrible, et l’obscène,
Ont chassé le sublime et le beau de la scène.
On n’y montre les rois que pour les ravaler.
Le travail de mon siècle est de tout niveler.
Le langage élégant de la vieille Thalie
Ne convient déjà plus à notre comédie;
Et déjà trop d’auteurs ont par la gravité
Du vieil esprit gaulois remplacé la gaîté.
Mais que gagneraient-ils à changer de manière,
À reprendre aujourd’hui la tâche de Molière,
De former un public, de le morigéner,
D’ennoblir le théâtre et de l’y ramener?
Si le public y vient, s’il applaudit, s’il paye,
Qu’importe qu’un Boileau, qu’un Caton s’en effraye?
On le prend tel qu’il est, on le sert à son goût.
L’art n’est rien pour l’auteur et la recette est tout.
Si la scène demain devenait plus morale,
La foule irait ailleurs demander du scandale;
On verrait, pour servir ses appétits grossiers,
Travailler nuit et jour conteurs et romanciers,
Les lecteurs s’arracher les produits de leur veine,
Et vingt éditions leur suffiraient à peine,
Tandis qu’un Montyon, fraîchement couronné,
Irait dans un grenier mourir abandonné.
Chacun prêche et défend la morale publique;
Mais qu’il paraisse un livre à l’allure cynique,
La foule à flots pressés accourt chez l’éditeur,
Et la vogue s’attache au nom de son auteur.
Le pamphlet politique a le même avantage,
S’il diffame surtout quelque grand personnage;
Mais le plus beau triomphe est pour l’audacieux
Qui met toute sa gloire à démolir les dieux.
C’est une gêne au fond, pour la race mortelle,
Qu’un Dieu dont la présence, invisible, éternelle,
Nous suivant du berceau jusqu’à l’éternité,
Attente incessamment à notre liberté.
Il n’est pas de pécheur qui ne veuille connaître
Si ce Dieu qui l’effraye avait le droit de l’être,
Ou s’il peut, délivré de ce juge divin,
Sans crainte et sans scrupule exploiter son prochain.
Voilà quel est mon siècle, et de quelle lecture,
Chez un peuple blasé, l’esprit fait sa pâture.
Et comment aujourd’hui s’illustre et s’enrichit
Celui qui sait connaître et nourrir cet esprit.
Je rends pleine justice aux deux mille poëtes
Qu’ont, ‘de la Meuse au Var, recensés nos gazettes,
Ce sont des gens de bien, pas plus fous qu’il ne faut,
Mais ils n’amusent point, et c’est un grand défaut.
Sait-on d’ailleurs quel rang, parmi nos industries,
Tient un art illustré par tant de beaux génies?
Qui de sa noble tâche est resté convaincu ?
Qui sait sa vieille gloire, et qu’est-il devenu?
J’en désespère, hélas! et ma vieillesse encore
D’un meilleur avenir n’entrevoit pas l’aurore.
Je comptais sur le temps; il n’a fait qu’empirer
Tous les maux qu’avec toi je viens de déplorer.
N’en déplaise aux flatteurs de la nature humaine,
Jamais l’excès du mal au bien ne nous ramène;
Jamais, et mon courroux fait place à la douleur,
Mon art ne reprendra sa première splendeur.
Daigne au moins l’héritier que le sort me destine
Dire un jour quels chagrins m’a causés sa ruine,
Et que, sans rien céder aux erreurs de mon temps,
J’ai pour cet art divin combattu soixante ans!