Réponse au discours de réception de Jean d’Estrées

Le 25 juin 1711

Jean-Baptiste-Henri de VALINCOUR

RESPONSE DE M. DE VALINCOUR, alors Chancelier de l’Académie, au Difcours prononcé par M. l’Abbé d’Eftrées, le jour de fa réception.

 

MONSIEUR,

Le confentement unanime de nos fuffrages, vous a fait affez voir combien vous eftiez defiré, & avec quel plaifir l’Académie Françoife va pour la feconde fois efcrire dans fes faftes un nom dont elle s’honore depuis tant d’années.

 

Quelles terres, quelles mers, quelles guerres, quelles négociations ; & pour parler de ce qui Nous convient plus particulierement, quelles Académies peut-on citer aujourd’huy, où l’on ne trouve des traces de la gloire de ce nom illuftre ! Quel amour pour les Lettres dans tous ceux qui le portent ; & qu’ils ont fceu joindre à tant actions efclattantes, & à tant de fervices rendus à l’Eftat !

 

Quel exemple plus propre à confondre également, & la groffiereté barbare, qui meprife l’amour des Lettres, comme indigne des grands Hommes, & la delicateffe oifive, qui n’y cherche qu’un amufement frivole ou une vaine réputation !

 

Eft-ce donc qu’Alexandre & Cefar en ont efté moins Héros pour avoir aimé les Lettres, ou que Ciceron, que Xénophon & tant d’autres, qui les ont cultivées avec foin, en ont efté eftimez moins pour avoir utilement fervi leur Patrie & dans la paix & dans la guerre ?

 

Mais, MONSIEUR, fans chercher des exemples ailleurs que dans voftre Maifon, n’a-t-on pas veu voftre illuftre Pere, joindre dés fa jeuneffe la lecture des bons livres aux glorieufes fonctions des plus penibles emplois, & leur donner encore les plus doux moments de fon loifir, dans une vieilleffe efchappée à tant de combats, qu’il avoit rendu funeftes à nos Ennemis. J’ay veu moy-mefme, (qu’il foit permis à un Académicien de fe citer icy ; puifqu’il s’agit de l’honneur des Lettres), j’ay veu ce frere qui vous eft fi cher, adoucir les ennuis d’une longue navigation, tantoft avec ce Poëte qui fut l’ami de Scipion, tantoft avec celuy qui fit les délices d’Augufte. Je l’ay veu employer les heures de fon repos, à chercher dans l’Hiftoire, non cette connoiffance fterile & infructueufe qui ne fait que l’Homme fçavant, mais cette connoiffance active & pratique, qui fait l’homme d’Eftat & le Capitaine ; & à la veille d’un grand combat, eftudier tranquillement dans les Heros des temps paffez, des actions de conduite & de valeur, dont il alloit luy-mefme donner de nouveaux exemples.

 

C’eft ainfi, MONSIEUR, que les Grands hommes fçavent honorer les Lettres en s’honorant eux-mefmes.

 

Et quel honneur ne leur a point fait ce grand Cardinal Doyen de l’Académie, lorfque joignant à la force d’un génie fuperieur, toutes les graces & toutes les lumieres qu’on trouve dans le commerce des Mufes, il regnoit par la parole dans toutes les Cours de l’Europe. Maiftre dans l’art de perfuader, dont il pourroit donner des préceptes comme Ariftote, & des exemples comme Demoftenes, il raffeuroit nos Alliez incertains ; diffipoit les ligues de nos Ennemis, & faifoit céder aux feules forces de la Raifon, ceux qui eftoient en eftat de refifter aux plus puiffantes armées.

 

Qui de nous, en le voyant aujourd’huy dans ce noble repos acquis par tant de travaux celebres, ne croit voir ce Neftor d’Homere, qui par les charmes de fon éloquence, & par la fageffe de fes confeils, avoit moderé fi long temps les paffions des Princes & des Républiques, & qui avoit efté l’ami & le compagnon fidelle des Heros de trois âges ?

 

Et dans quels âges, dans quels fiecles cet illuftre Cardinal ne paroit-il pas avoir vefcu ? Quel eft le grand perfonnage de l’Antiquité, avec qui on ne croye qu’il a fa vie ? Ne parlons icy que de ce qui a rapport aux lettres. Gecs, Latins, Philofophes, Poëtes, Hiftoriens, tout luy eft prefent. Il fe les eft rendu fi propres, qu’ils femblent n’avoir efcrit que pour luy ; & lorfque nous les voyons revivre dans fa bouche, c’eft tousjours avec des gravcs nouvelles, qu’il y defcouvre le premier, & dont on peut dire qu’ils luy font redevables.

 

Puifque nous fommes privez du plaifir de le voir à nos exercices, c’eft à vous MONSIEUR, d’y remplir fa place, auffi bien que celle de l’excellent Homme à qui vous fuccedez.

 

Le fervice du Roy vous redemandera peut-eftre bien-toft, pour ces mefmes emplois où vous avez desja fignalé voftre capacité & voftre zele. Mais jufques-là, les Lettres que vous aimez & qui vous aiment, font en droit d’exiger de vous tous les moments que vous pouvez vous donner à vous mefme.

 

Faites-nous part de ces Richeffes qui vous font naturelles, & de celles que vous avez acquifes dans les pays eftrangers. Monftrez-nous en quoy la Langue Françoife peut eftre comparée, ou mefme preferée à tant d’autres Langues, qui vous font fi familières.

 

Que l’Académie, en vous voyant, croye voir fon illuftre Doyen, dont la confervation luy eft fi chère, & retrouver l’illuftre Confrère qu’elle a perdu, & dont la memoire luy fera tousjours fi precieufe.

 

Hé ! comment pourrions-nous oublier un Homme, que les hommes n’oublieront jamais, tant qu’il y aura parmi eux des vices dignes de cenfure, & des Vertus dignes de louanges.

 

Je ne crains point icy, MESSIEURS, que l’amitié me rende fufpect fur le fujet de Monfieur Defpreaux. Elle me fourniroit pluftoft des larmes hors de faifon, que des louanges exagérées. Ami dés mon enfance, & ami intime de deux des plus grands perfonnages[1], qui jamais ayent efté parmi vous, je les ay perdu tous deux dans un petit nombre d’années. Vos fuffrages m’ont élevé à la place du premier, que j’aurois voulu ne voir jamais vacante. Par quelle fatalité faut-il que je fois encore deftiné à recevoir aujourd’huy en voftre nom, l’Homme illuftre, qui va remplir la place de l’autre ; & que dans deux occafions où ma douleur ne demandoit que le filence & la folitude pour pleurer des Amis d’un fi rare mérite, je me fois trouvé engagé à paroiftre devant vous pour faire leur eloge.

 

Mais quel eloge puis-je faire icy de Monfieur Defpreaux, que vous n’ayez desja prévenu. J’ofe attefter, MESSIEURS, le jugement que tant de fois vous en avez porté vous-mefmes. J’attefte celuy de tous les peuples de l’Europe, qui font de fes Vers l’objet de leur admiration. Ils les fçavent par cœur ; ils les taduifent en leur Langue ; ils apprennent la noftre pour les mieux goufter, & pour en mieux fentir toutes les beautez. Approbation univerfelle, qui eft le plus grand eloge que les hommes puiffent donner à un Efcrivain, & en mefme temps la marque la plus certaine de la perfection d’un Ouvrage.

 

Par quel heureux fecret peut-on acquérir cette approbation fi recherchée, & fi rarement obtenuë ? Monfieur Defpréaux nous l’a appris luy-mefme ; c’eft par l’amour du Vray.

 

En effet ce n’eft que dans le vray feulement que tous les hommes fe reuniffent. Différents d’ailleurs dans leurs mœurs, dans leurs préjugez, dans leur manière de penfer, d’efcrire & de juger de ceux qui efcrivent, dés que le vray paroift clairement à leurs yeux, il enlève tousjours leur confentement & leur admiration.

 

Comme il ne fe trouve que dans la Nature, ou pour mieux dire, comme il n’eft autre chofe que la Nature mefme, Monfieur Defpreaux en avoit fait fa principale eftude. Il avoit puifé dans fon fein ces graces, qu’elle feule peut donner, que l’art employe tousjours avec fuccés & que jamais il ne fçauroit contrefaire. Il y avoit contemplé à loifir ces grands modelles de beauté & de perfection, qu’on ne peut voir qu’en elle, mais qu’elle ne laiffe voir qu’à fes Favoris. Il l’admiroit fur tout dans les Ouvrages d’Homere, où elle s’eft confervée, avec toute la fimplicité, & pour ainfi dire, avec toute l’innocence des premiers temps ; & où elle eft d’autant plus belle, qu’elle affecte moins de le paroiftre.

 

Il ne s’agit point icy de renouveller la fameufe guerre des Anciens & des Modernes, où Monfieur Defpreaux combattit avec tant de fuccez en faveur de ce grand Poëte.

 

Il faut efperer que ceux qui fe font fait une fauffe gloire de refifter aux traits du defenfeur d’Homere, fe feront honneur de ceder aux graces d’une nouvelle Traduction[2] qui le faifant connoiftre à ceux mefme à qui fa Langue eft inconnuë, fait mieux fon eloge que tout ce qu’on pourroit efcrire pour fa defenfe. Chef d’œuvre veritablement digne d’eftre loué dans le Sanctuaire des Mufes, & honoré de l’approbation de ceux qui y font affis.

 

Mais c’eft en vain qu’un Auteur choifit le Vray pour modelle. Il eft tousjours fujet à s’efgarer, s’il ne prend auffi la Raifon pour guide.

 

Monfieur Defpreaux ne la perdit jamais de veuë ; & lorfque pour la venger de tant de mauvais Livres, où elle eftoit cruellement maltraitée, il entreprit de faire des Satyres, elle luy apprit à éviter les excez de ceux qui en avoient fait avant luy.

 

Juvenal, & quelquefois Horace mefme, (avouons-le de bonne foy), avoient attaqué les Vices de leur temps, avec des armes qui faifoient rougir la Vertu.

 

Regnier peut eftre en cela, feul fidelle Difciple de ces dangereux Maiftres, devoit a cette honteufe licence, une partie de fa reputation & il fembloit alors que l’obfecnité fuft un fel abfolument neceffaire à la Satyre, comme on s’eft imaginé depuis, que l’amour devoit eftre le fondement, & pour ainfi dire, l’ame de toutes les Pieces de Theatre.

 

Monfieur Defpreaux fceut mefprifer de fi mauvais exemples dans les mefmes Ouvrages qu’il admiroit d’ailleurs. Il ofa le premier faire voir aux hommes une Satyre fage & modelle. Il ne l’orna que de ces graces aufteres, qui font celles de la Vertu mefme ; & travaillant fans ceffe à rendre fa vie encore plus pure que fes Efcrits, il fit voir que l’amour du Vray conduit par la Raifon, ne fait pas moins l’homme de bien que l’excellent Poëte.

 

Incapable de defguifement dans fes mœurs, comme d’affectation dans fes ouvrages, il s’eft tousjours monftré tel qu’il eftoit ; aimant mieux, difoit-il, laiffer voir de veritables defauts, que de les couvrir par de fauffes vertus.

 

Tout ce qui choquoit la raifon ou la Verité, excitoit en luy un chagrin, dont il n’eftoit pas maiftre, & auquel peut-eftre fommes-nous redevables de fes plus ingenieures compotitions. Mais en attaquant les deffauts des Efcrivains, il a tousjours efpargné leurs perfonnes.

 

Il croyoit qu’il eft permis à tout homme qui fçait parler ou efcrire, de cenfurer publiquement un mauvais Livre, que fon Autheur n’a pas craint de rendre public ; mais il ne regardoit qu’avec horreur ces dangereux ennemis du genre humain, qui fans refpect ny pour l’amitié, ny pour la verité mefme, dechirent indifférenmment tout ce qui s’offre à l’imagination de ces fortes de gens, & qui du fond des tenebres, qui les derobent à la rigueur des loix, fe font un jeu cruel de publier les fautes les plus cachées, & de noircir les actions les plus innocentes.

 

Ces fentiments de probité & d’humanité n’eftoient pas dans Monfieur Defpreaux des Vertus purement civiles. Ils avoient leur principe dans un amour fincere pour la Religion, qui paroiffoit dans toutes fes actions, & dans toutes fes paroles ; mais qui prenoit encore de nouvelles forces, comme il arrive à tous les hommes, dans les occafions où ils fe trouvoient conformes à fon humeur & à fon génie.

 

C’eft ce qui l’animoit fi vivement contre un certain genre de poefie, où la Religion luy paroiffoit particulierement offenfée.¨

 

Quoy, difoit-il à fes amis, des maximes qui feroient horreur dans le langage ordinaire, fe produifent impunement, dés qu’elles font mifes en vers. Elles montent fur le Theatre à la faveur de la Mufique, & y parlent plus haut que nos loix. C’eft peu d’y efclater ces Exemples, qui inftruifent à pecher, & qui ont efté deteftez par les Payens mefme. On en fait aujourd’huy des fonfeils & mefme des preceptes ; & loin de fonger à rendre utiles les divertiffemens publics, on affecte de les rendre criminels. Voila de quoy il eftoit continuellement occupé, & dont il eut voulu pouvoir faire l’unique objet de toutes fes Satyres.

 

Heureux d’avoir peu d’une mefme main imprimer un opprobre éternel à des ouvrages fi contraires aux bonnes mœurs ; & donner à la Vertu, en la perfonne de noftre Augufte Monarque, des louanges qui ne periront jamais.

 

C’eft une fuite neceffaire de l’Eftat des Princes, que d’eftre louez durant leur vie. Mais ni la flaterie, ni la reconnoiffance, ni la vérité mefme ne fuffifent pas pour rendre leurs loüanges durables.

 

Il n’appartient qu’à des Ouvrages marquez au coin de l’Immortalité, de paffer jufqu’à la Pofterité la plus reculée, & d’intereffer les hommes d’un autre fiecle, à la gloire d’un Prince, dont ils n’ont rien à efperer ni rien à craindre.

 

C’eft là ce que les plus grands Monarques peuvent juftement compter entre les fortunes de leur Régne ; & pour en mieux juger, fouvenons-nous que noftre fiecle fera regardé un jour, du mefme point d’éloignement, d’où nous regardons maintenant celuy d’Augufte.

 

Ce n’eft ni à d’ennuyeux Panégyriques, ni à des Vers médiocres, que ce Prince eft redevable des grandes idées, que fon nom infpire à tout le monde.

 

Le temps qui a fait juftice de ces vulgaires ouvrages, n’a pas mefme fait grace à des monuments plus dignes d’eftre refpectez. On cherche dans leurs ruines, & les Temples & les Arcs de triomphe eflevez à la gloire d’Augufte ; & c’eft en vain qu’un petit nombre de Sçavants fe flate aujourd’huy de demefler quelques traits de fon vifage dans la precieufe rouille de fes Médailles.

 

Mais quand on le contemple dans les vers de Virgile & d’Horace, fouftenant luy feul tout le poids des affaires du monde, vainqueur de fes ennemis, & tousjours pere de fes Sujets, banniffant le vice par fes Loix ; enfeignant la Vertu par fes exemples, plus puiffants encore que les loix ; quand on voit la tranquillité confervée dans fes Ettats durant les guerres les plus cruelles le bon ordre, ou reftabli, ou maintenu la juftice triomphante, la violence réprimée, le luxe refréné, les lettres floriffantes, les fervices recompenfez avec magnificence, les fautes punies avec douceur, le peuple honorant les Grands fans les craindre, les Grands au-deffus du peuple fans l’opprimer, nulle authorité que l’authorité legitime : en un mot, le Prince tres-grand par la dignité, plus grand encore par fes Vertus ; alors les cœurs & les efprits fe reuniffant pour former un nouveau concert de louanges. On benit le Ciel d’avoir donné aux hommes un fi bon Maiftre, & l’on fo0uhaite que tous ceux qui viendront après luy puiffent luy reffembler.

 

N’en doutons point, MONSIEUR, tel & plus grand encore la Pofterité verra l’augufte LOUIS dans les Ouvrages de M. Defpreaux, & dans ceux de cette illuftre Compagnie.

 

Puiffe-t-il encore, durant un grand nombre d’années, préparer aux fiecles à venir de nouveaux fujets d’admiration.

 

Puiffe la cruelle affliction, qui vient de mettre fon courage à une fi rude efpreuve eftre la derniere de fa vie.

 

Et puiffe une longue & heureufe paix, le mettre bientoft en eftat de procurer à fes peuples, un bonheur qui fait le plus cher objet de fes defirs, & qui fera la confommation de fa gloire.

 

[1] Monfieur Racine mort en 1699 et Monfieur Defpreaux mort en 1711.

[2] Traduction de Madame Dacier.