FRAGMENT D’UN VOYAGE AU CANADA,
LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 25 OCTOBRE 1852,
PAR M. AMPÈRE.
L’Académie française m’ayant fait l’honneur de m’inviter à lire un fragment d’un voyage ou plutôt d’une promenade en Amérique, qui m’a conduit du Canada au Mexique, j’ai choisi quelques pages sur le Canada comme ce qu’il y avait dans mon manuscrit de moins étranger à une solennité académique ; car ce pays, qui appartint à la France, aujourd’hui conserve et défend, au bout du monde, la langue, les mœurs et la religion de nos pères. Le Canada, c’est un peu la France.
De Boston à Montréal.
Quelques heures après notre départ, le chemin de fer nous a conduits au milieu des défrichements. Le spectacle qu’on allait chercher il y a quelques années, avec des fatigues infinies, au fond des forêts vierges, aux limites de la civilisation, on le rencontre maintenant sur les bords d’un chemin de fer. Voilà bien les divers degrés du settlement, les restes des troncs brûlés pour éclaircir le sol, la maison de bois qu’on vient de construire avec les arbres que la hache a couchés, des essais de culture entre ces maisons de bois et ces troncs d’arbres noircis par le feu. C’est ainsi que commencent les sociétés. Ces pierres d’attente de l’avenir parlent à mon imagination un autre langage que les débris du passé, mais elles ne l’ébranlent pas moins fortement. Quand je contemplais des ruines en Italie, en Grèce, en Égypte, je rêvais à ce qui a été ; en contemplant ces rudiments d’habitations humaines, je rêve à ce qui sera. Des tronçons de colonne épars sur le sol sont sans doute plus beaux que ces tronçons de sapin à demi brûlés ; mais je ne sais s’ils ont plus de poésie, et surtout plus d’éloquence.
Et puis il est si étrange de voir fuir et tournoyer cette scène d’une civilisation encore sauvage, emporté que l’on est soi-même à travers les sapins, les cabanes de bois, les défrichements par ce boulet qui entraîne avec fracas quatre cents personnes, dont un grand nombre se précipite dans l’ouest, pour aller faire plus loin ce qui me frappe ici.
Enfin nous arrivons au bord du Saint-Laurent. Il y a quelques jours, j’avais à Boston la température de Naples. C’est un autre climat, un autre monde ; le froid est vif ; l’eau verte du Saint-Laurent, les montagnes noires qui bornent l’horizon, ont un air septentrional, un air de Baltique. Un pâle soleil est réfléchi par des toits couverts de fer-blanc. L’impression que je ressens est une impression de tristesse, de silence, d’éloignement. Je descends sur le beau quai de Montréal ; on y embarque quelques bûches, on y entend retentir de rares coups de marteau. Que sont devenus le mouvement et le tumulte qui animaient les ports des États-Unis ?
À peine débarqué, une querelle survenue entre deux charretiers fait parvenir à mon oreille des expressions qui ne se trouvent pas dans le dictionnaire de l’Académie, mais qui sont aussi une sorte de français. Hélas ! notre langue est en minorité, sur les enseignes, et, quand elle s’y montre, elle est souvent altérée et corrompue par le voisinage de l’anglais. Je lis avec douleur : manufactureur de tabac, sirop de toute description ; le sentiment du genre se perd, parce qu’il n’existe pas en anglais ; le signe du pluriel disparaît là où il est absent de la langue rivale. Signe affligeant d’une influence étrangère sur une nationalité qui résiste ; conquête de la grammaire après celle des armes. Je me console en entendant parler français dans les rues. On compte par écus, par louis et par lieues. Je demande l’adresse de M. Lafontaine, qui n’écrit pas des fables, mais qui est le chef d’un ministère libéral et modéré, et j’apprends avec un certain plaisir qu’il demeure dans le faubourg Saint-Antoine.
Le faubourg Saint-Antoine de Montréal est beaucoup plus agréable que celui de Paris il est plus propre, moins bruyant ; c’est un vrai faubourg champêtre, avec beaucoup de jardins. Le faubourg Saint-Antoine, au temps de madame de Sévigné, devait ressembler à cela.
En sortant de chez M. Lafontaine, je suis revenu par un chemin à mi-côte, bordé de jolies maisons en bois, souvent ornées de moulures et de fenêtres gothiques. Je m’étonne que la végétation ne soit pas plus septentrionale ; je m’attendais presque à ne voir que des arbres toujours verts, et j’en vois très-peu. J’aperçois, en revanche, de très-beaux chênes. Le pommier de Normandie croît à côté de l’orme américain, dans cette France américaine. Le soleil est plus chaud que ce matin ; je trouve la ville moins triste ; la rue principale est bordée d’assez beaux magasins. La cathédrale, quoique peu ancienne, a un aspect de gothique européen, un faux air de Notre-Dame.
Les maisons sont généralement bâties en granit ou en bois ; on peint ce bois en gris, pour imiter le granit. La couverture métallique des toits, les vêtements des gens de la campagne, tout est de la même nuance. Chaque ville a sa couleur : Constantinople est rouge, Malte est blanche, Londres est noire, Montréal est gris.
Avant de rentrer dans la ville, j’ai désiré gravir la hauteur qui la domine et lui donne son nom. Mais, de ce côté, je ne pouvais pénétrer qu’en traversant des propriétés particulières. J’ai franchi plusieurs portes et plusieurs cours sans rencontrer personne ; enfin, une bonne femme, occupée à jardiner, m’a dit, avec un accent plein de cordialité et très-normand : Montais, m’sieu, il y a un biau chemin. En montant, j’ai trouvé de beaux arbres et une vue admirable. Par delà l’arc bleu du Saint-Laurent s’étendaient des montagnes peu élevées, dont les tons gris cendré ou gris de perle se détachaient sur les nuages, ou se noyaient dans la lumière. La ville se montrait par-dessus les arbres qui étaient à mes pieds ; la cathédrale et plusieurs clochers gothiques dessinaient comme une silhouette blanche sur le ciel.
Ainsi qu’on vient de le voir, l’accent qui domine à Montréal est l’accent normand. Quelques locutions trahissent pareillement l’origine de cette population, qui, comme la population franco-canadienne en général, est surtout normande. Le bagage d’un voyageur s’appelle butin, ce qui se dit encore chez nous, en Normandie et ailleurs, et convient particulièrement au langage des descendants des anciens Scandinaves. J’ai demandé quel bateau à vapeur je devais prendre pour aller à Québec ; on m’a répondu : « Ne prenez pas celui-là, c’est le plus méchant. » Nous disons encore un méchant bateau, mais non ce bateau est méchant. Nous disons un méchant vers, quand par hasard il s’en fait de tels ; mais nous ne dirions pas, comme le Misanthrope :
J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants.
Pour retrouver vivantes dans la langue les traditions du grand siècle, il faut aller au Canada.
Ayant eu soin de ne pas prendre le plus méchant des bateaux à vapeur, je suis parti pour Québec avant que la saison soit plus avancée, sauf à m’arrêter encore à Montréal en revenant.
Sur ce bateau est un ouvrier de Québec, qui me traite avec une déférence presque affectueuse, en ma qualité de Français de la vieille France, et m’assure qu’on suit toujours avec intérêt ce qui se passe chez nous. Des Canadiens vivants ont encore vu des vieillards qui attendaient notre retour, et disaient : « Quand viendront nos gens ? » Aujourd’hui, la pensée de redevenir Français n’est plus dans aucun esprit ; mais il reste toujours un certain attachement de souvenir et d’imagination pour la France.
Aux premiers rayons du jour, je suis au pied du cap Diamant, et de ces grands rochers qui forment comme le soubassement de Québec, et en font une position si forte. Ils me frappent par une singulière ressemblance avec la montagne du Roule, qui domine Cherbourg.
La situation de Québec est magnifique. Au pied des rochers que la ville couronne, la rivière Saint-Charles vient se jeter dans le Saint-Laurent ; en face sont de beaux villages, de blanches maisons semées au milieu des arbres ; de légères embarcations et de gros navires voguent sur le fleuve majestueux la vue les suit jusqu’au moment où ils tournent derrière ce promontoire sombre et grandiose qui s’appelle le cap Tourmente, et la ville domine cet ensemble pittoresque d’eaux de rochers de villages au-dessus desquels elle est suspendue.
Avant tout, je suis allé voir le champ de bataille où s’est décidé le sort de Québec, du Canada et de la France en Amérique. Il y a eu un temps où les Français dominaient par une ligne de forts les points les plus importants d’une étendue de 1,200 lieues, depuis Terre-Neuve jusqu’au Mississipi ; alors le lac Ontario s’appelait lac Frontenac ou Saint-Louis ; le lac Érié, lac de Conti ; le lac Huron, lac d’Orléans ; le lac Michigan, lac Dauphin ; le lac Supérieur, lac de Tracy ou de Condé. La rivière des Illinois, rivière Seignelay ; le Mississipi, rivière Saint-Louis ou rivière Colbert. En voyant une carte d’Amérique gravée en 1688, je croyais voir une carte de France. Tout cela composait la Nouvelle-France, et de tout cela il ne nous reste rien. Dans le pays que nous possédions étaient ces régions de l’ouest, vers lesquelles se précipite aujourd’hui l’activité américaine, et qui seront un jour la portion la plus riche et la plus peuplée des États-Unis. Je ne sais, du reste, si nous eussions pu conserver ce vaste empire. Pendant que la France lançait dans les profondeurs inexplorées du nouveau continent ses missionnaires et ses guerriers, l’Angleterre établissait sur le littoral des colonies agricoles et marchandes, et s’avançait d’un pas lent, mais sûr, vers l’intérieur du pays. Surtout depuis l’affranchissement de ces colonies, comment nos établissements auraient-ils pu subsister sur cette longue ligne, séparés par elles de la mer ? Les États-Unis pouvaient-ils nous abandonner le Mississipi, et laisser lier l’artère principale de leur commerce sans étouffer ? Ce que nous avions à faire, c’était de défendre et de garder le Canada ; or, c’est ce que nous ne fîmes point : presque jamais on ne comprit en France l’importance de cette colonie. Dès 1629 le Canada fut momentanément occupé par les Anglais. Le conseil de Louis XIII tenait si peu à cet établissement qu’il proposait de n’en pas demander la restitution ; mais Richelieu, avec ce grand instinct de nationalité qui fut le génie de sa politique, ne partagea point cet avis et revendiqua une possession qu’on voulait livrer à l’Angleterre ; il fit armer six vaisseaux pour aider à sa réclamation, et, trois ans après, l’Angleterre rendait le Canada à la France. Sous Louis XV il n’y avait plus de Richelieu, et Voltaire, dont l’esprit était plus français que le cœur, écrivait : « Dans ce temps-là, on se disputait quelques arpents de neige au Canada. » On a vu ce que c’était que ces arpents de neige, et qu’il y allait pour nous de possessions plus vastes que l’Europe, dans lesquelles étaient comprises les meilleures terres des États-Unis. Plus fidèle à la France, le paysan canadien n’a point pardonné à la politique de ce temps, et, personnifiant dans un nom cette politique désastreuse, accuse encore aujourd’hui la Pompadour.
Tandis que, plein de ces souvenirs glorieux et tristes tout ensemble, j’errais à travers les rues de Québec, j’ai levé les yeux. Devant moi était un obélisque de granit sur lequel j’ai lu : Montcalm. Une autre face de l’obélisque porte le nom de Wolfe. On sait que, dans la bataille livrée devant Québec, les généraux des deux armées succombèrent le même jour, l’un enseveli dans son triomphe, l’autre dans son héroïque défaite. Il est bien à l’Angleterre d’avoir consacré dans un commun hommage la mémoire de Wolfe et la mémoire de Montcalm. Une inscription d’une noble simplicité se lit au-dessous de leurs noms :
Mortem virtus, communem famam historia, monumentum posteritas dedit. — Leur courage leur donna la mort, l’histoire une gloire commune, la postérité ce monument.
Nous devons à notre tour proclamer que Wolfe était un généreux cœur, et capable d’un autre enthousiasme encore que celui de la gloire militaire. Pendant la nuit qui précéda l’assaut de Québec, dans la barque qui glissait sur le fleuve au pied des rochers, Wolfe, entouré de ses officiers, lisait à demi-voix, pour ne pas être entendu par les sentinelles ennemies, l’élégie de Gray sur un cimetière de campagne, dans laquelle sont exprimées avec tant de charme et tant de mélancolie les douceurs paisibles de la vie obscure, et qui était nouvellement arrivée d’Europe. En terminant sa lecture Wolfe dit : « Messieurs, je serais plus fier d’avoir fait ces vers que de prendre Québec. » Paroles vraiment belles dans la bouche de celui qui allait donner sa vie pour prendre Québec. Blessé à mort et sa vue s’affaiblissant, il se faisait raconter les détails de sa victoire, et s’écriait : « Je meurs content ! » Montcalm disait de son côté : « Je suis heureux de mourir ; je ne verrai pas les Anglais dans Québec. » Rien de plus touchant que cette joie magnanime chez ces deux hommes, tombant à la même heure pour leur pays, l’un heureux d’un succès dont il ne jouira pas, l’autre s’applaudissant d’une mort qui lui épargne la douleur de voir le triomphe de l’ennemi : tous deux d’accord pour bénir une noble fin.