INAUGURATION DE LA STATUE DE GRESSET
À AMIENS.
Le lundi 21 juillet 1851
DISCOURS DE M. ANCELOT,
MESSIEURS,
Les trois quarts d’un siècle se sont écoulés depuis que la tombe se ferma sur les restes mortels du poëte dont vous honorez aujourd’hui la mémoire. À une époque où des esprits chagrins pourraient penser que parfois, en décernant de semblables honneurs, l’enthousiasme contemporain, bien excusable sans doute dans sa généreuse précipitation se hâte peut-être un peu de devancer le jugement de la postérité, vous n’avez rien à craindre, vous qui avez su l’attendre. La postérité est venue pour votre illustre concitoyen, et elle a prononcé.
Voici, Messieurs, en moins de deux années, la seconde fête nationale à laquelle votre cité a bien voulu convier l’Institut de France. C’est que si la ville d’Amiens est fière à bon droit d’avoir vu naître le savant philologue qui porta dans l’érudition l’audace pénétrante du génie et l’opiniâtreté féconde d’une infatigable investigation, elle n’est pas moins sensible à l’illustration littéraire. Elle a des couronnes pour les triomphes de tous ses enfants ; elle aime à se parer de toutes ses gloires.
Il me conviendrait moins qu’à tout autre de disputer aux compatriotes de Gresset le droit de rappeler ici avec détail les titres éclatants et divers de l’écrivain gracieux, brillant et pur, de l’excellent citoyen et de l’homme vertueux, à ce tribut de respect et d’admiration que lui paye aujourd’hui sa ville natale, qu’il a si constamment, si sincèrement aimée. Mais l’Académie française, qui compta l’auteur de VerVert, de la Chartreuse et du Méchant au nombre de ses membres, et qui se plaît à s’en souvenir, tient à honneur d’apporter sa part dans ces hommages publics rendus au talent ingénieux à l’esprit fin et délicat, à la grâce aimable, au poëte enfin qui mérita d’être cité comme un modèle d’élégante facilité, de bon goût et de bon langage.
Si ces qualités éminentes commandèrent de tout temps les suffrages et l’estime des esprits éclairés, jamais peut-être il ne fut plus utile et plus opportun de les glorifier solennellement aux yeux de tous. Il est des époques dans la vie littéraire des peuples où l’éloge du bien, du simple et du vrai ressemble à une protestation. Serait-il téméraire d’ajouter, Messieurs, que nous sommes à une de ces époques ? Ne subissons-nous point une de ces crises que le goût éprouve après s’être perfectionné ? La satiété du beau amène la manie du singulier. Mais le singulier devient vulgaire à son tour ; les esprits blasés se lassent vite. Il faut marcher pourtant, car on ne s’arrête pas dans cette voie. La fantaisie, devenue la seule règle et la loi unique, conduit bientôt à l’extravagance, et l’on traverse l’absurde pour arriver à la barbarie. Irons-nous jusque-là ? Non, Messieurs ! Et, parmi les symptômes consolants qui nous rassurent, nous nous plaisons à compter cette solennité littéraire, ces honneurs qu’obtient de vous le respect des saines doctrines et des principes conservateurs de l’art, dans la personne du poëte qui mit sa gloire à y demeurer fidèle.
Quand Gresset parut, des signes précurseurs d’une prochaine décadence affligeaient déjà les amis des lettres. Aussi, les deux premières productions qui le révélèrent furent-elles accueillies par eux avec un véritable enthousiasme qui se propagea promptement, et l’Europe entière applaudit bientôt à Ver-Vert et à la Chartreuse. On s’étonna de trouver dans ces œuvres d’une originalité si piquante, échappées des murs d’un collège, tant de grâce légère et de bon goût, de délicatesse et d’exquise plaisanterie qualités précieuses dont l’auteur conserva toujours le secret, et auxquelles il sut joindre, dans d’autres poésies, une sensibilité vraie, une franchise d’esprit et un abandon de l’âme qui font estimer et aimer l’homme, en même temps qu’on admire l’écrivain.
Même dans des productions moins heureuses, dont la forme grave et le ton sévère ne convenaient peut-être pas aussi bien à l’aptitude naturelle de son génie, votre concitoyen se distingue encore par cette pureté du langage, cette correction ornée du style, qui s’unirent plus tard au mérite de concevoir et de développer un caractère, à l’art de surprendre les mœurs particulières d’une époque sous l’éblouissant vernis qui les recouvre, au talent de saisir et de peindre les ridicules, pour placer le plus important de ses ouvrages au premier rang, après les immortels chefs-d’œuvre de notre scène comique. Le Méchant ramena sur le théâtre français, alors envahi par le faux goût, par le jargon prétentieux et la sensiblerie larmoyante d’un genre bâtard, le ton l’esprit et le dialogue de la vraie comédie de celle qui nous attache par la vue de nos propres travers, déride la raison, réchauffe la morale, alarme les sots, venge la vertu en flétrissant le vice, et déguise sous le voile d’une action enjouée les préceptes de la plus saine philosophie. La comédie de Gresset, peinture fidèle des usages, des mœurs et du langage de ce qu’on nommait le monde, pendant et après la régence, dut surtout le succès durable qu’elle obtint à l’éclat des pensées, à la finesse des aperçus, et au charme constant de la poésie. Peu de pièces ont fourni autant de vers qui, devenus proverbes en naissant, aient mérité de rester dans toutes les mémoires, et de vivre éternellement comme l’expression brillante et concise d’une pensée juste, d’une vérité trouvée, d’une observation souvent neuve, toujours ingénieuse, et quelquefois profonde.
Que ne devait-on pas attendre de l’écrivain dont le début dans un genre si difficile était marqué par un semblable triomphe ? Il s’est arrêté là, pourtant. Des principes sévères et les inspirations d’une piété fervente, qui ne l’avaient point abandonné au milieu du monde, le livrèrent aisément aux rigides conseils d’une amitié dont le zèle austère s’inquiétait plus de son salut que de sa gloire. Il s’éloigna brusquement d’une carrière où il avait cueilli une si noble palme, et, non content de condamner sa muse à un silence de dix-huit années, il livra aux flammes différentes productions, parmi lesquelles nous avons à déplorer la perte de trois comédies dont les titres seuls nous sont restés. Nous avons le droit sans doute de nous affliger, tout en les respectant de ces scrupules religieux qui nous ont privés de tant d’œuvres si sévèrement jugées par l’auteur lui-même ; mais quelquefois aussi ne pourrions-nous pas regretter, de nos jours, que ces scrupules aient si complètement disparu de la conscience des écrivains ?
C’est dans sa ville natale au milieu de ses concitoyens, au sein de cette Académie d’Amiens, qui s’honorera toujours d’avoir dû la naissance aux patriotiques efforts de l’auteur du Méchant, que Gresset voulut passer ces années de retraite et de repos, qu’il dérobait aux agitations du monde et aux luttes du théâtre, pour les consacrer à la pratique de toutes les vertus. La savante compagnie dont il était le fondateur et le père reçut seule alors les dernières et rares confidences du poëte, et sa mémoire en conserva religieusement quelques-unes, que nous a transmises la pieuse indiscrétion de ses souvenirs. Que l’Académie d’Amiens en soit remerciée au nom des Lettres françaises ! Ce n’est pas un des moindres services qu’elle leur ait rendus. Elle a bien mérité d’elles encore en s’associant activement à la solennité littéraire qui nous rassemble aujourd’hui autour de cette statue. Ces récompenses nationales décernées à un beau talent et à un noble caractère ne sont pas seulement une dette dignement payée ; elles sont aussi un exemple et un encouragement. Les jeunes écrivains dont les regards s’arrêteront sur ce marbre sentiront s’éveiller en eux une ambition généreuse et une féconde émulation ; car, du haut de son piédestal, l’image respectée du poëte élégant, harmonieux et correct, de l’auteur ingénieux et de l’homme de bien, leur dira : « Quels que soient les fugitifs entraînements de la mode, les vicissitudes du goût, les bruyantes admirations des coteries, et les défaillances passagères de la morale publique, la postérité reconnaissante et juste aura toujours des souvenirs et des palmes pour l’homme qui se distingua par le triple mérite de bien penser, de bien faire et de bien dire. »