DISCOURS
Pour l’inauguration de la statue de Gresset
à Amiens
Prononcé par M. NISARD,
Chancelier de l’Académie
Le lundi 21 juillet 1851
MESSIEURS,
Je dois à une circonstance regrettable l’honneur de vous remercier, au nom de l’Académie française, de l’aimable invitation qui nous a amenés au milieu de vous. Cet honneur appartenait de droit à notre directeur, M. Dupaty. La maladie l’a privé du plaisir de vous adresser quelques-unes de ces paroles vives et sympathiques, que personne ne sait mieux trouver que lui, parce que personne ne les cherche moins. Heureux de les entendre avec vous, il eût été plus agréable de m’y associer qu’il ne m’est facile de les suppléer.
L’Académie française, Messieurs, sait tout ce que l’Académie d’Amiens a fait pour les lettres ; elle sait quelle part vous doit être attribuée dans ce mouvement intellectuel des dernières années, d’abord si rapide, aujourd’hui ralenti, qui a créé ou réveillé tant de sociétés savantes sur toute la surface de notre pays. Nobles institutions, qui ne servent pas seulement les lettres par les talents qu’elles suscitent, par les travaux dont elles grossissent notre trésor intellectuel, par les traditions de goût qu’elles perpétuent, mais qui servent encore les mœurs, nationales par les habitudes de politesse bienveillante et de confraternité qu’entretiennent leurs pacifiques discussions. Votre compagnie, Messieurs, est au premier rang parmi celles qui rendent ce double service aux lettres et à la sociabilité française ; la fête qui nous réunit en ce moment en est un témoignage éclatant et en laissera un souvenir durable.
Une émulation dont vous vous honorez, n’y a pas été inutile. Une autre société, plus jeune que la vôtre de bien des années, car vous datez de plus d’un siècle, vous avait donné le très-bon exemple d’élever une statue à l’une des gloires que la France doit à la ville d’Amiens, Ducange, qui fut plus qu’un historien, car, sans lui, l’histoire du moyen âge n’eût pas été possible. Vous n’avez pas voulu rester en arrière de vos savants confrères. La patrie de Ducange est aussi la patrie d’un poète exquis, Gresset, si bien apprécié tout à l’heure par un maître dans son art, et par votre président, fervent admirateur qui a su rester si bon juge. Vous avez voulu que Gresset eût aussi sa statue, et que le même hommage fût rendu, dans votre ville, à l’érudition portée jusqu’au génie et à la poésie légère s’élevant, dans un jour de haute inspiration, jusqu’à la comédie de caractère, au prodigieux glossaire qui soulage l’historien de ce que sa tâche a de plus ingrat, et à quelques scènes du premier ordre dans une pièce charmante, où Gresset, qui n’y songeait guère, se vengeait à l’avance des railleries de Voltaire en faisant mieux que lui. C’est ainsi, Messieurs, qu’en paraissant vous approprier plus étroitement, par un monument pour ainsi dire domestique, la plus aimable de vos illustrations locales, vous vous en êtes institués les conservateurs au profit de tous.
Permettez-moi de porter à l’Académie des lettres et des arts d’Amiens un toast, dont la Société des antiquaires de Picardie voudra bien prendre sa part.
Mais un toast à l’élite intellectuelle d’Amiens s’adresse à la ville elle-même. Les lettres y ont toujours compté parmi les principaux soins de son intelligente municipalité. Vos magistrats offraient, il y a près d’un siècle, le vin de ville à J. J. Rousseau, qui s’effarouchait de leur hospitalité, et qui s’enfuyait devant un empressement si cordial à honorer les grands talents. La ville d’aujourd’hui est restée fidèle à cet esprit : elle aime les lettres au milieu d’une activité industrielle qui semblerait devoir les exclure ; elle sait trouver du temps pour leurs plaisirs délicats elle leur donne de magnifiques fêtes ; elle les honore publiquement par le bronze et par le marbre, à une époque où les grandes affaires n’ont que trop de penchant à croire que les lettres n’en sont que de fort petites.
Le goût tout seul, Messieurs, n’expliquerait pas une conduite si sensée et si libérale. Permettez-moi d’y reconnaître une des marques de l’intelligence politique dont votre cité est animée. Elle sait que les lettres sont délicates, que l’estime les rend fortes et bienfaisantes, et que, dans un grand centre d’industrie, il n’est pas de plus sage politique que de tenir en parfait accord deux forces également nécessaires à la prospérité et à la grandeur de notre pays. Aussi, les honnêtes gens voient-ils avec bonheur, dans vos murs, l’industrie et les letttres se donner la main, et s’unir dans une même pensée de dévouement patriotique, pour faire face aux difficultés du présent et aux périls de l’avenir.
La ville d’Amiens est accoutumée à nous donner toutes sortes de bons exemples ; mais j’ose dire que, de tous ceux qui la rendent respectable et chère à notre pays, il n’en est aucun où elle mérite plus d’être imitée, ni qu’elle ait donné plus à propos.