Funérailles de M. Dupaty

Le 31 juillet 1851

Abel-François VILLEMAIN

FUNÉRAILLES DE M. DUPATY

DISCOURS DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE LACADÉMIE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. DUPATY.
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Le 31 juillet 1851

 

MESSIEURS,

L’Académie a la douleur de perdre aujourd’hui un de ces hommes que leur généreux caractère et leur esprit aimable rendent particulièrement chers aux témoins de leur vie, et à leurs confrères anciens ou nouveaux. Les inspirations du talent, les succès littéraires, là même où ces succès, entourés des charmes et des applaudissements du monde, ont le plus d’éclat et d’ivresse pour qui les obtient, toute cette part autrefois brillante de l’existence honorée qui vient de finir n’était, dans M. Emmanuel Dupaty, que l’accessoire de choses bien autrement précieuses, j’entends le feu du courage, la passion du dévouement, la plus scrupuleuse délicatesse de l’honneur, la foi la plus constante dans l’amitié. C’est par là qu’il avait gagné les cœurs, qu’il avait mérité tant d’amis, et qu’il laisse tant de regrets. Car ce sont là des dons de l’âme qui ne vieillissent pas, et auxquels le temps ne peut pas ôter, comme à l’esprit et au langage, leur puissance de plaire et d’attacher.

En lui, ces dons mêmes avaient le privilége d’entretenir le reste, et d’animer par une apparence de jeunesse et de force une santé affaiblie par l’âge et déjà défaillante. Aimant avec ardeur les lettres, sans besoins d’amour-propre, s’intéressant à tout, et d’abord au bonheur et à la renommée des autres, toujours prêt à remplir un devoir, à rendre un service ou un juste hommage. M. Emmanuel Dupaty, quand la maladie le frappa plus gravement, était tout occupé d’un soin de piété domestique. Il espérait sous peu de mois, aller dans sa ville natale assister à l’honneur public que le nom de son père, illustre magistrat d’un autre siècle, doit recevoir au milieu de la cour souveraine, qui garde, avec l’esprit moderne, le souvenir et les exemples du parlement de Bordeaux. C’est dans cette ville renommée par de beaux titres de génie, d’éloquence et de vertu politique, c’est dans la ville de Montaigne et de Montesquieu, dans la ville des nobles et infortunés tribuns de la Gironde, dans la ville de Desèze, de Lainé et de Martignac, que M. Dupaty espérait apporter bientôt son culte filial et l’hommage de sa vie près de finir, aux pieds de la statue de son père couronné, après plus de soixante ans, par la main de ses concitoyens, dans le sanctuaire même de la justice, dont le président Dupaty avait glorieusement défendu l’indépendance et adouci les arrêts.

Par un respect de plus pour la mémoire de son père, ami si éclairé des lettres, il avait voulu se présenter à cette solennité avec le titre de directeur de l’Académie : et maintenant, la mort a rendu vaine cette ambition modeste et si pieuse ; et elle nous rappelle sévèrement quelle longue durée nous sépare de 1788, de l’année où le président Dupaty terminait, bien jeune encore, sa brillante et utile carrière.

Né le 30 juillet 1775, M. Dupaty, fut, presque au sortir de l’enfance, privé d’un tel père, dont il avait reçu tout enfant cet augure bien justifié : « Toi, Emmanuel, tu seras fidèle et affectueux. » Du moins il avait entrevu, il avait senti dans ce modèle aimé d’un illustre et excellent père, la vraie destination de la vie ; et il avait achevé de grandir sous la tutèle de sa mère, dans le sein d’une de ces nobles familles de la fin du dernier siècle, passionnées pour les arts, la philosophie et la liberté encore nouvelle et inconnue. Il se formait au milieu de trois frères, dont un fut de nos jours un magistrat digne de son nom, et un autre, le sculpteur éminent qu’appela dans ses rangs notre Académie des beaux-arts. Trois sœurs ornaient cette belle famille. Une d’elles par son mariage recevait ce nom d’Élie de Beaumont, célèbre alors au barreau français, et qui s’immortalise aujourd’hui dans les sciences naturelles. Une étroite alliance unissait encore la famille de M. Dupaty à Condorcet, à Cabanis, au vaillant officier qui devait être un jour le maréchal Grouchy. Quels noms dans la révolution, dans la science, dans les guerres futures de l’empire !

Mais, sous l’égalité de 1792, la première épreuve de M. Dupaty fut d’être pris par la réquisition à dix-huit ans. D’abord simple soldat, il obtint, par beaucoup de travail et un peu de faveur, de passer rapidement par une école de marine, et d’être embarqué comme aspirant de troisième classe. Il était à la bataille navale du 13 prairial 1793, à bord du vaisseau le Patriote, sous la tempête de feu qui abîmait le vaisseau le Vengeur, au cri de liberté répété par mille guerriers mourants. Son âme courageuse, sa vive intelligence parut bien alors. Quand l’ennemi, vainqueur par le hasard de l’incendie, revenait s’attaquer au vaisseau survivant, ce jeune aspirant de marine, placé près du commandant, raffermit la volonté de son chef, lui enlève rapidement un ordre périlleux, se jette dans une batterie, et dirige le feu avec un succès inespéré. La flamme ennemie recule ; et sur le vaisseau français couvert de débris et de morts, mais resté maître de la mer, le capitaine présente le jeune aspirant aux matelots et aux soldats, et le nomme aspirant de marine de seconde classe. Une telle entrée dans cette arme savante semblait décider l’avenir de M. Dupaty ; mais sa force était épuisée. Blessé d’abord, puis dangereusement malade, il languit quelques mois dans un hôpital, et obtint enfin de revenir à Paris, se remettant à grand peine de ce terrible début.

Rendu à sa mère, à ses frères qui l’avaient pleuré mort, il rentre au service comme ingénieur hydrographe, et va remplir une mission sur les côtes de France et d’Espagne. Mais ramené bientôt par le malheur de sa famille ruinée dans le désastre de Saint-Domingue, il reprend ce goût des lettres auquel il était comme destiné de naissance ; il y cherche un secours pour les siens et une indépendance qui lui plaît. Hardi de cœur en tout, il appartenait à cette jeune garde de la société civile qui s’était formée en haine des excès de l’anarchie et contre leur retour ; il s’y montrait aux premiers rangs. Mais il servait cette cause, de l’esprit autant que de l’épée, dans la littérature polémique et au théâtre, qui devient facilement polémique, quand la société n’est pas assise. Il eut pendant quelques années de flatteurs et bruyants succès ; il fit des ouvrages qui sous une forme frivole parurent quelquefois trop sérieux, ou du moins trop applaudis. C’était le temps du consulat et de l’acheminement à l’empire, cette époque de passage et d’attente où le puissant restaurateur de l’ordre s’en montrait déjà le gardien jaloux et souvent arbitraire. À l’occasion d’un succès dramatique, et pour quelques hardiesses dont l’interprétation est perdue, M. Dupaty fut un jour enlevé de sa famille et transporté à Brest, pour y être embarqué sur un vaisseau de guerre en rade, et demeurer là jusqu’à déportation. Indépendamment de l’énormité de cette mesure sans loi et sans jugement, le lieu n’était pas bien choisi ; car il rappelait comment l’homme de lettres ainsi traité avait naguère servi son pays. Soit que ce souvenir ait agi, soit que des sollicitations puissantes aient parlé, cette captivité dura peu. M. Dupaty revint à Paris vivre dans sa famille et cultiver encore les lettres, sauf à se défendre avec plus de prudence à l’avenir des succès trop populaires. Nulle disgrâce même ne pesa sur lui. L’impérieux dictateur avait l’âme assez haute pour pardonner quelquefois les torts qu’il avait eus à ceux même qui en avaient souffert.

M. Dupaty, à son retour de Brest, fut tenté par des offres flatteuses qui s’adressaient à son mérite et à son nom. Sa fierté délicate les refusa. Mais il en garda reconnaissance ; et longtemps après, dans le déclin des prospérités de l’empire, ayant reçu un bienfait littéraire et une décoration, il se crut lié sans retour à une fortune dont il aimait la gloire. Parmi ses défenseurs, un des derniers il posa les armes ; et, officier de la garde nationale de Paris, on ne vit, la veille du renversement de l’empire, avec quelques hommes qu’animait son exemple, reprendre des canons sur l’ennemi, comme trente ans plus tard, hors d’âge et hors de rang, mais toujours dévoué et toujours honoré, il marchait en tête contre l’anarchie.

C’est avec ce caractère que M. Dupaty avait traversé quinze ans de l’ancienne royauté rétablie, se montrant plutôt fidèle à un passé récent qu’il n’était ennemi du présent, contradicteur sans haine, et ami de la liberté sans nulle ambition, mais par amour des belles espérances et des vraies conquêtes de 1789. En 1815 et depuis, la politique lui inspira des vers que le sujet rendait éphémères, mais où le talent et la probité d’âme ont laissé leur empreinte. Éloigné désormais du théâtre, il retoucha longtemps un drame poétique travaillé avec art, et qu’il laisse après lui. Homme de lettres par goût et par estime des lettres, n’ayant jamais occupé ni voulu d’autre emploi qu’une place dans une des bibliothèques de l’État, M. Dupaty avait souhaité beaucoup entrer à l’Académie. Lorsqu’il remplaça, il y a quinze ans, un orateur célèbre, un homme public universellement honoré, M. Lainé, il le loua dignement. C’est un art qu’il garda toujours. L’Académie et les amis des lettres n’ont pas oublié quel noble et prévoyant langage il tint dans une occasion mémorable, en rendant hommage à une des gloires les plus respectées et les plus durables de notre siècle, et en la célébrant, en notre nom, sur la place publique de la ville où les concitoyens de M. Royer-Collard lui ont élevé une statue que nulle révolution n’abattra.

Plus récemment, il a porté la même noblesse de sentiments dans le témoignage touchant qu’il a rendu à l’homme de lettres que l’Académie avait choisi pour remplacer M. Ballanche, et qui, moins heureux, mais non moins honorable que son paisible prédécesseur, n’a pas survécu à son affliction d’une royale infortune qu’il avait suivie. Ayant à parler et de l’histoire et du temps présent, à juger en philosophe et à sentir en homme de bien, M. Dupaty ne pouvait manquer à rien. Il a été juste envers la puissance tombée, comme envers l’amitié fidèle. Sans doute il était digne d’un tel caractère que ses dernières paroles publiques fussent une action honorable. Tout y était ferme et noble ; mais déjà la force du corps manquait à cette âme restée tout entière. La voix d’un ami, une voix chère au public, dut suppléer à sa faiblesse. Dans les deux années qui suivirent, M. Dupaty souffrit beaucoup, mais sans langueur, et souvent ranimé par une vivacité d’intérêt et d’action qui trompait l’amitié. Sous aucune atteinte, et dans la mort même, ce feu vital du cœur ne pouvait faiblir en lui. On l’a vu pendant ce dernier mois de douleurs répondre aux soins d’une affection assidue par une patience et une sérénité plus affectueuses encore, et quitter la vie, comme il l’avait remplie, en obligeant et en aimant.

Naturellement religieux, quand approcha l’extrême péril que nul zèle de l’art ne put détourner, il voulut avec calme recevoir le dernier secours, le viatique des mourants. Une consolation lui manquait encore. Retenu par un mal cruel, alité lui-même loin de Paris, son fils, son fils unique, gage de l’affection qui avait dominé sa vie, et représentant déjà éprouvé d’un nom qui sied bien à la magistrature de toutes les époques, n’avait pu se rendre encore auprès de lui. Il arriva défaillant de maladie et de douleur, quelques moments avant les dernières prières, et il a pu, dans un dernier embrassement et dans un adieu prolongé, recevoir encore de cette âme forte et tendre l’appui qu’il avait senti toujours. Ainsi s’est séparé de sa famille et de ses amis le noble cœur, l’excellent citoyen, l’homme rare de bonté et de courage qui honorait les lettres, et qui n’a vécu que pour les sentiments et les devoirs que Dieu seul récompense pleinement.