RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1853.
DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
Le 18 août 1853
MESSIEURS,
Qu’il nous soit permis, plus particulièrement aujourd’hui, de nous féliciter des récompenses littéraires décernées dans cette enceinte ! car nous avons à proclamer d’abord un précieux travail, visiblement né sous leur influence et avec leur appui. Un nom souvent prononcé devant vous, mais dont votre justice ne se fatigue pas, vient de s’honorer par une œuvre nouvelle consacrée à cette grande tradition des souvenirs français, pour laquelle un ami de la gloire et des lettres a déposé dans les mains de deux Académies de l’Institut un Prix d’érudition critique et un Prix d’éloquence, c’est-à-dire un hommage à la véracité savante qui éclaire nos annales, et une couronne à l’éloquence simple et vraie qui les illustre.
M. Augustin Thierry a terminé, et le public a maintenant sous les yeux l’Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du tiers état en France. Patient résultat d’une immense lecture et d’une réflexion plus longue encore, précis original d’une infinité de faits, et d’un choix de vues supérieures rassemblées dans cette tête aveugle et pensante, où s’est retirée toute la vie du courageux écrivain, ce livre a été dicté du fond même de l’intelligence méditative, à la lumière d’une vérité plus calme et plus haute que celle qu’on peut hâtivement recueillir au milieu des études variées et des distractions inévitables du monde. Une admirable unité de tons est attachée à cette manière de composer, à ce besoin d’amasser d’abord et de concentrer en soi toutes les choses essentielles au récit, à cette nécessité pour l’auteur de les mêler, de les incorporer d’avance à ses propres idées ne pouvant à chaque instant les saisir ou les vérifier d’un coup d’œil, et forcé ainsi de porter longtemps en lui-même son œuvre entière, avant de la produire.
Par là cette forte conception du sujet, cette vue première d’un vaste ensemble et de toutes ses parties, que Buffon prescrivait comme la condition du grand talent, a été le procédé naturel et l’inspiration même de M. Augustin Thierry. Usant avec invention de ce que la science étrangère et française de notre siècle a découvert ou éclairci, depuis les vues si neuves de Savigny jusqu’aux démonstrations si savantes et si complètes de M. Guérard consultant surtout les vieux témoignages contemporains, la lettre même du passé, non pas seulement pour le comprendre, mais pour le traduire sous ses vraies couleurs, M. Thierry a su resserrer en un seul volume l’analyse et la peinture du plus grand fait de notre histoire, l’origine, la croissance et la durée de la tige nationale, de ce qui devait être un jour la nation même, et, à certain jour, la nation et le gouvernement à la fois. Ainsi il a pu donner aux quatorze siècles de notre durée quelque chose d’analogue, dans l’ordre du développement intérieur, à ce que, dans l’ordre de l’agrandissement et de la conquête, un historien romain avait nommé la course continue de l’empire : Procurrentis imperii impetus[1] ; et pour stations, pour bornes militaires sur cette longue route de la vie d’un peuple, il a eu les plus glorieux règnes de notre histoire, qui ont toujours été des époques d’avancement relatif pour l’esprit humain : il a eu Charlemagne, saint Louis, Philippe le Bel, Louis XII, François Ier, Henri IV, Louis XIII et Richelieu, Louis XIV avec Colbert et après Colbert. A Louis XIV, en effet, M. Augustin Thierry a voulu et a pu arrêter ses recherches et son récit. L’histoire est ainsi conduite de l’époque où le tiers état, naissant à peine, était comme perdu et caché sous les noms de colons, de lites et de serfs, jusqu’à ces jours féconds et puissants, où déjà il remplissait les conseils politiques du monarque, son clergé, sa magistrature, ses académies, et fournissait tant de noms illustres aux armées, à la marine, aux professions savantes et a tous les arts de la pensée et de la main, si honorés sous ce grand règne et dans l’opinion de l’historien, grâce à cette influence, la révolution était dès lors assurée pour l’avenir, et elle n’a pas besoin d’être racontée pour être comprise.
Cette idée de Louis XIV, roi niveleur, a-t-on dit, préparant par le pouvoir absolu l’avénement de la démocratie, n’est pas une assertion nouvelle en histoire. A part même le duc de Saint-Simon, elle a compté de nos jours deux habiles interprètes partis de points opposés, Lemontey et le comte de Montlosier. Mais entre les rancunes personnelles du duc de Saint-Simon, les paradoxes rétrogrades de Montlosier et les épigrammes de Lemontey, jamais cette idée n’avait reçu le degré d’évidence Instructive et calme que lui donne l’impartiale méditation de M. A. Thierry. Seulement, à cet exposé si net des faits, à cette vue si claire de l’avenir, qui semble une déduction irrésistible du présent, il manque l’accompagnement d’une autre vérité, non moins authentique en histoire, non moins précieuse à la conscience c’est que le progrès de la démocratie n’est pas le seul ni même le plus grand progrès social, c’est qu’il en suppose, qu’il en réclame un autre, le progrès ou simplement la stabilité du droit et des garanties légales.
Une nation pourrait, sans avoir obtenu ou sans conserver ce dernier avantage, être démocratique dans son ensemble et offrir presque l’image d’une république non libre, comme disait Montesquieu. Le tableau si instructif, tracé par M. A. Thierry, cette belle introduction à l’étude de nos archives communales, ce premier et vaste dépouillement de l’état civil du peuple français peut donc se compléter d’une leçon indirecte de plus : c’est de dire à la démocratie, à cette démocratie fille du travail et du temps, accrue en forces, en richesses, et sans doute en lumières, c’est de lui dire qu’elle n’est pas tout, ou plutôt qu’elle pourrait un jour n’être rien, si elle n’avait constamment pour appui le respect et le maintien des droits privés, des libertés légales, des juridictions immuables et limitées, de toutes ces régles enfin qui fondent le pouvoir et l’ordre sur la justice et l’opinion éclairée.
Mais combien déjà le travail de M. A. Thierry, dans son expression précise et dans ses conséquences naturelles, peut aider à juger notre histoire, au point de vue le plus élevé, la vie collective et l’accroissement moral de la nation ! Sous ce rapport, Messieurs, ce nouvel écrit est le couronnement des belles Considérations sur l’Histoire de France, auxquelles reste attaché depuis douze ans le majorat littéraire fondé par le baron Gobert. Nous ne le déplacerons pas encore, cette fois. M. A. Thierry ne s’est pas surpassé lui-même ; mais il s’est heureusement continué. Son ancien et éloquent ouvrage sur les sources et le cours naturel de notre histoire, sur le sens véritable et les Interprétations longtemps arbitraires de nos monuments, sur les caractères distinctifs qu’on peut y démêler et le génie dominant qu’il faut y reconnaître, cet ouvrage reçoit aujourd’hui, non pas seulement un surcroît d’évidence, mais une application vivante. Ce que l’auteur avait conseillé, il le fait ; le résultat qu’il avait annoncé, il le décrit ; et la lumière qui dirigeait sa méthode est devenue la vérité même qui explique et découvre plusieurs siècles de notre histoire.
Laissons donc, Messieurs, selon la pensée du Donateur, laissons à l’ouvrage fondamental élevé par l’esprit ferme et pénétrant de M. Augustin Thierry la récompense qui lui est acquise ; et félicitons-le d’accroître son titre à cette récompense par des travaux qui démontrent à la fois la justesse de ses premières vues et leur fécondité pour la science Dans ce sentiment, Messieurs, l’Académie maintient, à titre ancien et nouveau, à M. Augustin Thierry, le prix dont ses Considérations sur l’Histoire de France étaient en possession jusqu’à ce jour.
Quelque rare que semble ce succès, le même principe d’équité nous prescrit même chose pour le second prix. Là aussi, dans une proportion différente, le talent achève son œuvre. M. Henri Martin, que l’Académie avait honoré, dans ce concours, de la première place après M. Augustin Thierry, pour la plus importante section de son vaste travail sur notre histoire, vient de publier un nouveau volume digne des précédents, et où l’esprit d’analyse est heureusement appliqué à l’histoire des idées et au jugement des lettres durant une partie du XVIIIe siècle.
Que l’auteur poursuive cette étude, comme il l’a commencée, sous l’inspiration spiritualiste et généreuse qu’il a justement datée des premiers jours du siècle présent, et il aura scellé d’une empreinte durable le monument qu’il va bientôt terminer, et que, jeune encore, il doit mettre sa vie entière à revoir, à corriger, à rendre de plus en plus irréprochable aux yeux de la parfaite justice et de la vérité morale, plus exigeantes encore et plus difficiles que le talent et l’art ! En exprimant ce vœu, nous sommes sûrs de n’excéder en rien le droit de l’Académie et le domaine des lettres.
Depuis la plus haute métaphysique jusqu’à l’histoire la plus savamment exacte, tout est secours et lumière pour les lettres ; et elles ne seraient rien si, dans la mesure des esprits honnêtes et libres, elles ne tendaient à l’étude et à l’expression de toutes les vérités.
C’est là ce qui, Messieurs, à travers des chances d’erreur, marqua toujours leur noble vocation c’est là ce qui, sous des formes diverses, a fait le but et l’honneur de toutes les Académies de l’Institut, et ce qui, même dans nos concours ordinaires, ramène si souvent de si hautes questions.
En acceptant, avec l’approbation de l’État, le legs mémorable de M. de Montyon, l’Académie française devait s’attendre à juger souvent des ouvrages où seraient traités les plus grands intérêts de la conscience et de la société, les devoirs de la vie privée, les devoirs et les droits de la vie publique. Il y a près de trente ans déjà, elle en faisait l’épreuve ; elle couronnait un ouvrage de législation constitutionnelle et de sévère morale écrit par un publiciste plus indépendant qu’éloquent, M. Charles Comte, un des fondateurs du recueil politique nommé le Censeur européen. S’étonnera-t-on qu’aujourd’hui elle distingue par une récompense éminente une étude à la fois morale et savante sur le premier publiciste du XVIe siècle, sur Bodin, ses ouvrages, son influence, et particulièrement ses six livres de la témoignage instructif de l’alliance des idées antiques avec les croyances réparatrices et les vertus du christianisme ?
On peut, à la première vue, concevoir quelque doute sur la grande place, faite à l’auteur de Démonomanie dans le titre de l’ouvrage que lui consacre M. Baudrillart : Bodin et son siècle. Mais si Bodin ne semble pas en effet, par le génie seul, contre-peser le XVIe siècle, fécond parmi nous en esprits puissants, un Montaigne, un Calvin, un Michel l’Hospital, un de Thou, un Henri IV, on a pu dire cependant avec raison que, par l’étendue des connaissances et par l’emploi de la spéculation savante an service de la liberté et du bien-être des hommes, il représentait ce grand siècle sous le plus noble aspect, autant du moins qu’il lui appartenait, par les crédules erreurs du livre qui fait sourire à son nom. C’est là ce que M. Baudrillart a conçu et démontré avec une grande précision, examinant à fond les ouvrages de Bodin érudit, publiciste, économiste, législateur, théologien, trouvant sur chacune de ces routes, sinon les pas d’un inventeur, au moins la trace utile des recherches, sinon la création, au moins le pressentiment et quelquefois l’ébauche assez avancée de la science future.
C’est ainsi que dans son premier Essai, la méthode pour la facile connaissance de l’histoire, Bodin démêle et saisit les principes essentiels de la philosophie du droit et de la philosophie de l’histoire, de même que dans une polémique accidentelle, en réponse à un maître des comptes du temps, il éclaircit les causes alors si obscures de la richesse, les conditions de la liberté commerciale, et tous ces faits compliqués de la vie ordinaire, si mal observés dans l’existence tumultueuse des peuples du moyen âge, et qui forment de nos jours une vaste science de spéculation et de pratique.
Mais c’est surtout le grand travail de Bodin, sa République, qui devait intéresser un juge habile de notre temps, cette République, non pas idéale comme celle de Platon, ni comme l’Utopie de Thomas Morus et l’Atlandie du chancelier Bacon, mais tout historique et toute contenue dans la comparaison des faits et des diverses inductions sorties d’exemples divers. A la vérité, le type suprême en ce genre existait de la main d’un grand génie, Aristote, composant sa Politique ; et bien des siècles après, ce type devait être renouvelé avec une merveilleuse vivacité de détails et d’expressions par un autre écrivain de génie, Montesquieu, dans l’Esprit des lois ; de telle sorte que Bodin se trouve pressé à son désavantage et offusqué de toutes parts entre un si grand modèle et un si ingénieux et si puissant imitateur, qui, venu tard, et lui-même original, écrase tous les copistes intermédiaires.
Peut-être cette intériorité n’est-elle pas assez reconnue par le savant historien des travaux politiques du XVIe siècle, ni une part assez grande faite, avant tout, à l’incomparable méthode et à la divination d’Aristote sur ces mêmes sujets. Mais, en revanche, l’étendue si vaste de l’horizon que parcourt Bodin, l’action compliquée des sociétés modernes, la grande diversité des forces qui les composent, les influences supérieures d’une religion morale et réprimante, les formes nouvelles de la liberté politique, et de ce qu’on peut appeler la liberté privée, plus grande, à certaines époques de l’ancienne monarchie, que dans aucune république de l’antiquité, tout cela parfaitement résumé, rapproché, mis en lumière par M. Baudrillard, montre le livre de Bodin comme un des ouvrages les plus durablement instructifs qui aient précédé notre grand XVIIe siècle, et sur quelques points l’aient dépassé. Dans cet habile extrait, le résumé successif de tant de problèmes importants fait illusion sur la grandeur réelle de l’ouvrage auquel ils sont empruntés ; et l’impression qu’on reçoit ailleurs de l’étendue même du génie d’Aristote, on en ressent ici quelque chose, devant l’infinie variété des faits et des questions, où s’est appliquée la pensée de Bodin.
L’Académie ne pouvait qu’estimer beaucoup le curieux travail qui, en plaçant si haut l’ouvrage de notre vieux publiciste, jetait en même temps une grande lumière sur l’esprit du XVIe siècle, et faisait sortir d’une époque si violemment agitée ces idées de progrès moral, de justice prédominante et de bien-être public, sans lesquelles la science politique n’est que le reflet plus ou moins affaibli du Prince de Machiavel. En se félicitant que M. Baudrillard, signale déjà par deux succès dans nos concours, par deux belles Études consacrées aux noms immortels et purs de Staël et de Turgot, ait depuis un an mérité de se faire entendre au Collége de France, l’Académie lui décerne encore un des premiers prix dont elle dispose aujourd’hui.
Elle a réservé son autre grand prix au travail de toute une carrière, au résultat de tout un enseignement, à l’ouvrage étendu qu’un professeur habile a publié sur le fond même et l’essence de la philosophie, au Traité des facultés de l’âme, par M. Adolphe Garnier, professeur à la Faculté des lettres de Paris. Ce n’est, sous un tel titre, ni un livre d’exposition élémentaire, ni un essai de conjectures paradoxales que l’Académie a pu choisir pour le couronner ; mais il est un point où la science spéciale touche à la raison publique, où la partie la plus incontestable des hautes connaissances devient le principe commun du raisonnement des esprits éclairés.
Ce point, cette époque de la civilisation littéraire, pour ainsi dire, mérite d’être fixé dans un bon livre, à la fois savant et net, commentaire intelligent des grandes vues du génie, compte rendu fidèle des inspirations de l’antiquité et des progrès de la méthode moderne, ramenant vers nous les pensées de tous les sages sur un grand sujet, et par une judicieuse analyse nous rendant présentes dans un cercle limité les curieuses recherches et les belles spéculations de l’esprit humain dans tous les siècles.
Tel est le mérite, je dirai presque le charme de l’ouvrage de M. Garnier ; car il nous remet en mémoire, ou nous apprend pour la première fois tant de découvertes de l’esprit humain sur lui-même, tant d’observations fines et pourtant fort anciennes, tant de solutions vraisemblables ou de rêves hardis, tant de hautes inductions nécessaires à la dignité même de la vie pratique, tant de vérités enfin de l’ordre le plus vrai, de l’ordre purement intellectuel, éparses sur les tablettes philosophiques de tous les temps, depuis Aristote et Platon jusqu’au noble et ingénieux philosophe, si dignement regretté, dont nous avons entendu naguère, à cette même place, avec une émotion ineffaçable, la biographie toute morale et l’analyse éloquente.
Telle est la revue de savants souvenirs que nous offrait le nouvel historien des Facultés de l’âme. Rarement cette étude d’une science, qui se compose surtout des pensées de quelques hommes de génie sur d’immortels problèmes, a été maniée avec autant de scrupule et d’art. En ce sens, un tel livre est grandement utile par les autorités qu’il ajoute à la bonne doctrine, et les démonstrations parfois oubliées, ou inconnues dont il la fortifie. Ce n’est pas sans surprise que nous y avons trouvé sous le nom d’Aristote des choses qui avaient échappé même à M. Waddington Kastus dans le livre qu’il a écrit sur la Psychologie d’Aristote, et que l’Académie couronnait, il y a trois ans, comme une œuvre d’excellente morale et d’excellent goût.
Au mérite d’avoir si exactement parcouru l’antiquité, à l’investigation méthodique, au classement habile de ses pensées en si haute matière, M. Garnier joint une notion non moins précise des systèmes nouveaux. Kant ne lui est pas moins familier que Platon et par la clarté simple qui lui est naturelle, il n’en dégage pas avec moins d’évidence les hauts principes de spiritualité, de conscience et de devoir absolu où Dieu merci, l’esprit humain peut aboutir par des voies de raisonnement différentes.
Un regret cependant vient se mêler à l’intérêt de cette lecture. Spiritualiste autant qu’on peut l’être par la conviction et le but, l’auteur est d’une autre école pour le style. Disciple de Platon de Leibnitz et de Malebranche pour la doctrine, il écrit en disciple de Condillac. Il a la justesse et la netteté bien plus que l’éloquence. Cela peut parfois affaiblir l’effet de son ouvrage, mais non l’estime qui lui est due.
De nos jours, l’éloquence est rentrée dans la philosophie, en même temps clue les doctrines le mieux faites pour élever l’âme et passionner la parole. L’éloquence est la gloire et la couronne de la philosophie ! Elle la rend communicative et souveraine, agissante sur les esprits d’élite et sur la foule ; mais elle n’est pas pour elle une condition interne et absolue. S’il est permis de le dire, c’est un accident de sa substance ; ce n’est pas sa substance même. Un des esprits philosophiques les plus pénétrants de notre époque, et par là même un des plus zélés sectateurs de la spiritualité de l’homme, M. Maine de Biran, était tout à fait privé de ce don de l’éloquence ; sa diction, aussi froide au moins que celle de Condillac, était bien moins précise et moins correcte ; et sa belle étude de l’âme, ses délicates et profondes observations sur le moi, déduites, développées, reprises, modifiées dans plusieurs volumes de sa main, n’ont été puissantes, n’ont vécu, pour ainsi dire, que resserrées et colorées dans l’extrait impérissable qu’en a fait, en tête du livre, le philosophe éloquent qui les a publiées. Mais ce don est bien rare et il faut garder pour la netteté judicieuse dans les grands sujets et l’élégance unie au savoir, de l’estime et des palmes ; récompenses semblables à ces lettres de félicitations entourées de lauriers qu’on adressait parfois aux généraux romains, à défaut des pompes du grand triomphe, qui n’étaient plus d’usage sous l’empire.
A la philosophie, à l’histoire vient naturellement s’associer, dans ces concours, la critique littéraire, l’étude de l’esprit humain appliqué aux choses d’imagination et de goût. Heureux quand cette étude n’est pas seulement un amusement et une curiosité, mais qu’elle poursuit un but patriotique et moral, et qu’elle étend pour nous élever nous-mêmes, le cercle de nos souvenirs et l’horizon de nos travaux futurs ! D’habiles écrivains ont bien mérité de l’estime publique, en nous ouvrant les littératures des autres grandes nations modernes et en nous vantant la pensée étrangère, pour instruire et exciter la nôtre. Une étude restait à faire plus complète, ou à reprendre sur plusieurs points c’était de suivre la pensée française à l’étranger, soit dans nos concitoyens, à diverses époques bannis ou émigrés par quelque coup du sort, ou quelque obligation de la conscience, soit dans les étrangers naturalisés Français par la langue et l’esprit. Déjà nous avons honorablement accueilli de semblables recherches dans l’utile et noble ouvrage de M. Christian Bartholmèss sur l’Académie de Berlin. Un homme de savoir et de talent applique de nouveau la même étude sous des formes plus diverses, en recherchant, à partir du XVIe siècle, tout ce qui s’est écrit de français hors de France, ou en France, par des étrangers.
Dans ce plan, l’idiome, le cadre extérieur de la pensée est pour ainsi dire la patrie commune, dont le savant critique raconte l’histoire, commençant par saint François de Sales pour finir par Hamilton dans cette première partie, et réunir plus tard également Frédéric II et M. de Maistre, Horace Walpole et Schlegel. Peut-être aurait-on préféré un lien d’unité moins fortuit et plus moral, tel, par exemple, que l’a choisi M. Weiss, dans son ouvrage tout récent sur l’Histoire religieuse et littéraire des protestants français réfugiés. Mais à part ce doute, en suivant l’ouvrage de M. Sayous comme un recueil d’attachantes biographies, comme une galerie de portraits, on est entraîné par une succession de récits variés, de recherches toujours agréables et parfois rares et neuves.
On goûte un style naturel, abondant, plus facile que pur. On découvre çà et là ce qui est un grand plaisir, des noms oubliés et dignes de mémoire, ou des mérites de plus, sous des noms déjà connus. Dans ce dernier ordre, il est des noms célèbres, Saint-Évremont, Saint-Réal, Bayle, sur lesquels l’auteur a su jeter, à propos pour leur gloire, un intérêt nouveau. Mais il en est aussi. Descartes, Leibnitz, de trop grands, de trop universels, pour être considérés par un seul côté, ou pour avoir besoin de l’être par un côté de plus. Descartes le plus puissant promoteur de l’esprit français à l’entrée du XVIIe siècle, appartient-il à l’histoire de la littérature française à l’étranger, parce qu’il séjourna quelques années en Hollande et qu’il mourut en Suède ? La disgrâce du sort, qui arrache à son pays un homme supérieur, dans la force de l’âge et du talent, n’a pas le pouvoir de changer son origine, ni de lui rien ôter de cette nationalité, dont il augmente la gloire. Voltaire restait aussi Français d’esprit à Berlin qu’à Paris et il semblerait qu’un déplacement, qui dépayse si peu, n’est pas une marque assez distincte pour former une division systématique dans l’histoire des lettres.
Mais l’objection ne diminue pas l’intérêt de l’ouvrage, ni le désir d’en voir bientôt la suite, et d’être conduit par l’esprit juste et fin de l’auteur jusqu’à nos jours. Qu’il cherche donc la littérature française à l’étranger dans le XVIIIe siècle, et plus près de nous encore ! Il la trouvera non pas seulement dans sa langue transplantée, mais dans son esprit greffé sur d’autres idiomes. Plus encore que l’adoption de notre langue, il rencontrera partout l’adoption de nos idées et il pourra jeter quelque regard indirect sur cet apostolat glorieux que la France a commencé par son génie de religion, d’éloquence et de poésie, qu’elle a continué, non sans mélange d’erreurs, mais avec de grands bienfaits pour le monde, par ses découvertes dans les sciences, et par ses principes de tolérance et d’humanité, ses vues de bien public et de réformes sociales, et qu’enfin, durant plus d’un quart de siècle, elle a rendu si puissant sur l’esprit et les institutions des peuples, par le progrès public de sa législation, et le spectacle de sa tribune, libre, morale et honorée.
C’est un ouvrage conçu sous cette dernière et noble influence que l’Académie place à côté du livre de M. Sayous, et qu’elle distingue par une médaille du même ordre. Un jurisconsulte, ancien député, M. Béchard, a, dans un ouvrage savant et pratique, recherché, pour la France en particulier, ce que l’érudition critique a récemment approfondi pour les premiers siècles du christianisme. Il a considéré l’état du Paupérisme dans notre pays, et les remèdes à y opposer, sous les rapports civils, religieux, industriels, politiques.
Dans un travail étendu, mais précis, divisé en cinq livres, il a donné la description des faits, l’analyse des théories, le tableau des institutions efficacement applicables aux différents degrés de besoins et d’indigence, à l’enfance d’abord, à l’activité adulte et valide, mais dépendante du travail et du pain de chaque jour, aux souffrances, aux infirmités naturelles, aux misères accidentelles. Le sentiment vrai de l’humanité, le dédain des exagérations déclamatoires anime partout cette œuvre de savoir et d’expérience. L’auteur veut prévenir et corriger le paupérisme par un concours d’efforts empruntés aux combinaisons de la loi, à l’action des mœurs, au principe de liberté sagement, mais partout appliqué, à ce principe qui seul vivifie la commune et lui donne à la fois le zèle et le pouvoir de la bienfaisance. Il fait une grande part à la religion ; mais il ne sépare pas cette influence de celle du pouvoir civil, qu’il veut partout présente, dans l’organisation des écoles élémentaires, dans le développement des écoles professionnelles, dans la liberté régulière du travail, dans la liberté d’association, cette force nouvelle de l’industrie, qu’interdisait l’esprit despotique de l’empire romain, et dont a besoin la société moderne.
L’Académie, qui n’admet qu’avec réserve les ouvrages de science spéciale sur des sujets d’intérêt public, devait accueillir dans celui-ci ce qu’il renferme de vues générales et élevées, de polémique instructive et de notions d’histoire aussi bien exprimées que véridiques et généreuses. C’est à tous ces titres qu’elle décerne à l’ouvrage de M. Béchard une médaille de 2,000 fr.
Un ouvrage de pure littérature, un livre bien écrit sur la manière d’étudier nos grands écrivains devait encore fixer l’attention de l’Académie. L’éducation en France a toujours été littéraire ; et il importe qu’elle le soit encore, non pas pour former autant d’auteurs que d’élèves, mais parce que les lettres sont l’éducation supérieure de l’âme, l’éducation de l’homme civilisé ; tel qu’il doit être pour se préparer avec avantage à toute profession de choix, à toute application particulière de son intelligence et de ses talents. Que serait en effet l’éducation professionnelle d’un magistrat, d’un officier, d’un administrateur, d’un représentant actif de la société qui n’aurait pas eu d’abord cette culture d’esprit, ce sentiment de la langue et du génie français, cette participation intime à l’histoire et aux traditions de notre pays, qu’il n’appartient qu’aux lettres de donner ? Dans la France surtout, et à cause du grand nombre d’heureux génies qu’elle a portés, l’enseignement des lettres doit rester national, et faire une partie de notre patriotisme héréditaire.
Tout effort habile pour aider cette étude instinctive, pour lui laisser, pour lui imprimer sous toutes les formes un caractère de pureté, de dignité morale, doit obtenir estime et faveur. C’est dans cette vue que l’Académie désigne au même honneur que les ouvrages précédents l’Histoire de la Littérature française, par M. Gérusez, ouvrage trop court pour le titre, mais exact avec goût, instructif avec intérêt, n’offrant à la mémoire et au cœur que de beaux souvenirs commentés à propos.
Le mérite de l’auteur est d’avoir suivi d’un coup d’œil attentif toutes les parties, toutes les époques de notre littérature, et en gardant un culte fidèle aux types les plus corrects, d’en avoir recueilli dès les premiers temps l’heureuse ébauche, d’avoir vu préparer la toile, mélanger les couleurs, et de nous conduire ainsi au pied des chefs-d’œuvre mieux compris et mieux admirés. Une diction naturelle et vraie, exprimant des idées justes et de nobles sentiments, quelque nouveauté dans les recherches, sans paradoxe dans les jugements, cela suffit pour rendre profitable encore à la jeunesse ce que l’auteur inscrit au bas de la statue des grands écrivains, qu’il nous montre comme les témoins et les interprètes glorieux de l’unité française.
L’Académie, Messieurs, aurait souhaité pouvoir faire dans le concours actuel une part plus grande à d’autres études, à d’autres formes de talent, à celle qui est la parure et la vie des lettres, à la poésie ; elle n’oublie pas quels noms elle a parfois, à ce titre, ramenés sous ses couronnes ; et elle sait combien l’art des vers s’unit par une affinité naturelle au sentiment moral. Mais bien des doutes se sont élevés sur un choix à faire en rapport avec l’objet du prix ; et même l’ouvrage préféré n’a pas été admis sans obstacle.
Il s’agissait d’une innovation apparente et d’une entreprise douteuse, que la perfection seule pourrait pleinement justifier. L’auteur du poëme idéal de Psyché, un des noms les plus cités de nos jours, après les grandes voix élégiaques et lyriques que nous n’entendons plus, M. Victor de Laprade a réuni ses poëmes tirés de l’Évangile ; et le public, en s’empressant de les accueillir, les recommandait à nos suffrages. De graves censures cependant s’adressaient à la tentative même et signalaient les écueils qu’elle offre au talent. La traduction poétique ici n’est-elle pas une contre-vérité ? La simplicité naïve et profonde de la parole évangélique s’accommode-t-elle à l’artifice du vers, et, pour dire encore plus, au luxe harmonieux du vers moderne Ce n’est pas scrupule d’orthodoxie, mais objection de goût.
Dans la réalité cependant, M. Victor de Laprade était moins novateur qu’il ne le paraissait ; et il aurait pu se défendre par l’autorité même de la tradition. Dès le IVe siècle de notre ère, aux jours de la foi vive et du culte chrétien triomphant, au sein même de cette foi et de ce culte, à Rome, un obscur fidèle, Arator, était admis à lire publiquement au Vatican les récits des quatre apôtres mis en vers, sans parure, il est vrai, mais aussi sans rien qui conserve la précision sublime et la simplicité du texte sacré.
La Grèce, pour qui ces beaux récits n’avaient pas besoin d’être traduits, et qui chaque jour les puisait aux eaux courantes de sa langue vulgaire, n’en fut pas plus scrupuleuse à les revêtir des formes de la poésie.
Dans le Ve siècle, au milieu de ce monde presque chrétien de l’Asie Mineure et de l’Égypte, Nonnus, un Grec de Panopolis, le même qui, par une réminiscence allégorique de l’ancienne mythologie, a composé le long poëme des Dionysiaques, mettait en hexamètres grecs les récits évangéliques, prodiguant à cette œuvre pieuse les épithètes artistement construites et les images brillantes dans des vers d’une élégance vague et mélodieuse, comme en fait le talent aux époques de déclin pour le génie. Chose remarquable ! le seul tableau que le poëte ait retranché dans sa reproduction à la fois littérale et fausse de couleur, c’est le récit de la femme adultère, dont l’authenticité était alors mise en doute. La rigueur des ascètes de la Thébaïde et la science théologique du Ve siècle ne comprenaient plus la sage miséricorde du divin législateur, abolissant la sévérité sanglante de la loi mosaïque ; mais un docte religieux du XVIe siècle, éditeur du poëme de Nonnus, a réparé cette lacune en traduisant lui-même en vers grecs, avec une facilité qui nous étonne, le chapitre retranché. Il faut donc le dire, l’objection ne doit pas être dans une pieuse crainte d’imiter aucune partie du texte sacré, mais dans la difficulté de cette imitation, dans l’inconvenance littéraire de tout alliage mondain, dans le contraste fâcheux des ornements d’une autre date, dans un anachronisme d’imagination et de langage presque inévitable, et qui deviendrait une parodie de la beauté première qu’on n’a pu rendre. Le talent même, en effet, ne suffit pas pour plaire dans une œuvre semblable toute invention poétique, toute fiction de personnages y choque le goût, parce qu’elle diminue la vraisemblance et détruit l’émotion. Et cependant, Messieurs, un talent supérieur ne peut faillir dans l’ensemble ou les détails, sans laisser encore trace de lui-même. Aussi cette empreinte se retrouve dans bien des parties du périlleux travail de M. de Laprade, surtout dans la touchante unité à laquelle il le ramène, en invoquant sa mère au début et à la fin de son poëme, dans des retours fréquents sur lui-même, où le poëte est effacé devant l’homme, et dans quelques traits enfin de simple et naturel langage, jetés au milieu de la pompe des vers, comme cette heureuse humilité du cœur qui, selon l’apôtre, élève celui qui s’abaisse.
En décernant une médaille à cette œuvre, l’Académie a regretté de ne point étendre la même distinction à d’autres essais poétiques où le talent ne s’annonce pas sans éclat, à quelques beaux vers dus à la plume savante de M. Leconte de Lisle, à quelques inspirations touchantes d’un jeune écrivain, M. Lacaussade, déjà recommandé par une distinction publique. Mais l’Académie n’était pas libre dans son vœu. Il s’agissait du prix Montyon ; et elle avait une dette à acquitter envers un de ces modestes ouvrages que le fondateur a eus surtout en vue, un livre écrit avec une vraie simplicité par une judicieuse et pieuse femme, une peinture exacte de mœurs villageoises, mêlée d’une fiction assez semblable à la vie pour être instructive, et de conseils assez appropriés aux esprits pour être utiles. A ce titre, un livre populaire, la Petite Jeanne, de Mme Caraud, a pu obtenir, dans une médaille de même rang que la précédente, la récompense qui, nous le savons, ne servira qu’à faciliter davantage le charitable et constant apostolat de l’auteur.
L’Académie avait cette année, Messieurs, plusieurs prix encore à juger, dans l’ordre des travaux tout littéraires, son premier objet. Elle est obligée d’en ajourner quelques-uns. Le talent et l’art ne répondent pas à l’appel aussi vite que les bonnes intentions. Et puis, il est des sujets que la méditation doit mûrir, et dont l’intérêt se montre mieux ou même s’augmente en réalité par le temps. L’Académie avait proposé pour sujet du prix de poésie l’Acropole d’Athènes ; et depuis ce court programme, tout récemment encore, la docte industrie d’un jeune Français a dévoilé davantage la grandeur même matérielle de ce souvenir, et comme dégagé une part plus grande de la statue de la déesse.
Ainsi la France n’aura pas eu seulement l’honneur de mettre à Navarin et en Morée une main si puissante dans la libération de la Grèce ; elle n’aura pas seulement, par une heureuse et noble idée, réclamé comme unique prix de son secours une place dans Athènes pour une école française d’érudition grecque, de même que nous avons une école célèbre de peintres français à Rome. Fidèles, dans leur condition d’étudiants, à l’esprit généreux de la France, les élèves de l’école française d’Athènes aideront les nouveaux Hellènes à se retrouver sur leur antique sol, et viendront y faire avec eux des découvertes qui n’accroissent plus que le trésor savant de la patrie grecque.
L’impression des faits accomplis déjà, le spectacle d’Athènes renaissante, l’admiration des grandes images qu’il suscite et fait lever devant nos yeux, n’a pas manqué sans doute à tous les essais poétiques que le titre du concours avait attirés. Des traits heureux, de nobles inspirations de talent s’y rencontrent ; mais tantôt la surcharge des souvenirs érudits, tantôt l’affectation ou la négligence ont déparé de remarquables efforts. L’Académie, par prédilection pour le sujet, et dans l’espérance de le voir dignement rempli, proroge le concours à l’année prochaine.
Elle s’impose le même devoir de sévérité pour deux prix extraordinaires qu’elle avait proposés, et dont les difficultés ont attiré peu de concurrents l’un, qui se rapporte à l’étude plus attentive et vraiment nationale qu’on fait aujourd’hui de notre vieille langue, avait pour sujet la poésie narrative en France au moyen âge, c’est-à-dire l’origine, histoire, l’analyse de ces grands poëmes de la seconde moitié du XIIe siècle, et du XIIIe tout entier, où de doctes étrangers ont prétendu malignement reconnaître le plus bel âge du génie français, et qui certes présentent du moins un grand fonds d’imagination romanesque et piquante, dont l’invention poétique des autres peuples a souvent profité.
Ce sujet demandait à la fois un philologue dans la langue des trouvères et un homme de goût dans la nôtre ; il demandait peut-être aussi plus de temps que n’en avait d’abord assigné l’Académie. Elle est tentée de le croire, en voyant aujourd’hui dans les deux manuscrits qu’elle a reçus plutôt des matériaux que des ouvrages. La science n’a pas manqué ; mais le livre est à faire. Il reste le soin de mettre en ordre, de réduire pour les citations, d’étendre pour les idées, de faire saillir par les contrastes, de rendre sensible enfin par une diction vive et simple ce qui a été savamment rassemblé, et peut encore se compléter pour les faits et les vues, et s’abréger par l’expression.
D’après ces motifs, l’Académie ajourne le concours au 1er avril 1855.
Égale difficulté et même décision pour la seconde question que l’Académie avait proposée : le Travail de l’esprit français dans le XVIe siècle, avant le Cid et le Discours sur la méthode.
Il y avait là pour l’étude de la langue, pour l’étude plus élevée, mais identique à quelques égards, du génie national, pour l’intelligence du passage d’un siècle à l’autre et des signes distinctifs de chacun d’eux matière à de curieuses considérations. Il y avait à suivre et à marquer le progrès continu, mais lent et presque caché du pays en général, et ce progrès de secousse et d’impulsion que fait sentir tout à coup la domination politique ou l’ascendant intellectuel de quelques génies venus à propos. Il y avait encore à démêler l’influence de différents esprits très-cultivés, mais actifs dans les choses de la vie, évêques, magistrats, négociateurs, députés même aux états de 1616, et à calculer ainsi la hauteur des eaux du fleuve qui se formait de tant de sources et de tant d’affluents divers.
L’Académie, sur ce vaste sujet, n’a eu à comparer que trois manuscrits, dont deux fort étendus, il est vrai, mais incomplets. Un de ces laborieux essais toutefois offre dès à présent plusieurs caractères du talent ; un autre, le cadre d’un bon livre. Un troisième mémoire, évidemment trop abrégé, se fait lire avec intérêt, et n’a besoin que de développer les idées justes qu’il indique. C’est le moment de laisser l’épreuve ouverte, et de demander à tous de nouveaux efforts. A qui s’est bien souvenu du XVIe siècle, et en a dessiné non sans force quelques physionomies, rappelons qu’il faut saisir avec la même vérité ce qui leur succède, expliquer le prodigieux changement qui s’opère si vite alors, en chercher partout la trace, et ne pas négliger tel grand controversiste ou tel soigneux artisan du langage, un Bérulle, un Coeffeteau, qui n’ont pas eu le génie, mais dont la parole agite ou prépare le génie naissant. L’Académie attend une concurrence nouvelle et une révision sévère qui corrige, qui supplée, qui donne au travail sur un tel sujet plus de précision, de vigueur et de coloris, comme il convient aux approches de cette grande littérature nationale et classique, originale et régulière qu’allait inaugurer la France. L’Académie remet ce concours à la même date que le précédent.
Un autre but encore, Messieurs, avait été proposé par l’Académie, non plus un travail d’archaïsme et de goût sur notre langue, mais un travail d’histoire érudite et d’art sur l’antiquité.
L’Académie avait demandé une étude approfondie, littérale et conjecturale sur les fragments conservés d’un des heureux génies de la Grèce, d’un créateur dans cet art dramatique, le raffinement le plus poli que l’ancien monde ait laissé entrevoir aux peuples modernes, de Ménandre, dont le plus heureux émule chez les Romains n’était, au dire de César, qu’un demi-Ménandre ; de ce poëte enfin qu’Horace, dans sa bibliothèque de voyage, mettait à côté de Platon, et qui fut le maître de la comédie de mœurs et le plus grand peintre de la vie privée, comme Aristophane avait été le démon de la satire politique et le publiciste moqueur et populaire de la démocratie.
L’étude exigée était difficile et délicate : il n’est point parvenu jusqu’à nous une seule scène de Ménandre. Les plus longs de ses fragments authentiques n’ont que de dix-huit à vingt vers. Une foule d’autres, plus courts, sont des parcelles de caractères, des débris d’intentions comiques, des nuances de descriptions morales ou de peintures de la vie élégante, détachées çà et là d’une centaine de comédies perdues, sans qu’on puisse deviner sûrement la place ou l’emploi de ces restes précieux. A ces médailles dépareillées de la société grecque, à ces sentences en un seul vers, à ces fragments nombreux, mais presque imperceptibles, à cette poussière du marbre brisé, il faut joindre encore ce que la comédie latine nous a conservé de Ménandre dans quelques fragments de ses vieux poëtes et ce qu’on peut soupçonner, ce qu’on peut découvrir de lui sous la fine et élégante douceur de Térence. Enfin, il restait à chercher dans toute l’antiquité grecque, qui n’est elle-même qu’un magnifique débris, tout ce qui pouvait sembler un vestige, un souvenir des inspirations que Ménandre avait recueillies d’Athènes et du pouvoir charmant qu’il avait eu sur elle.
Le savoir et l’esprit n’ont pas fait défaut à cet appel que leur adressait l’Académie. Sur six mémoires qu’elle a reçus, cinq au moins dénotent la connaissance exacte du sujet et de ce qui sert à l’éclairer, l’intelligence et l’amour de l’antiquité.
Tel ouvrage que l’Académie ne peut couronner, et qu’elle n’a pas voulu désigner par une mention inférieure, offre encore la marque d’une main savante et d’un esprit très-éclairé. Mais ici trop de détails ont surchargé la critique et rendu l’érudition moins précise et moins piquante. Là les vers ont nui à la prose et la tâche que s’est imposée l’auteur de nous faire juger le style exquis de Ménandre par une version poétique de sa main a parfois trop démenti l’admiration qu’il exprimait pour son modèle, et choque doublement le goût du lecteur. Et cependant les ouvrages qui ont encouru tel ou tel blâme offrent beaucoup à louer. Les numéros 2 et 6 en particulier supposent une grande étude d’Aristophane et des lettres grecques. Mais l’Académie a du préférer des discours où le sujet seul était traité et bien traité, dans une juste mesure d’érudition et de saine élégance.
A ce titre deux manuscrits ont fort occupé l’attention de l’Académie, ont été relus et comparés devant elle, et par des mérites divers ont obtenu le partage égal du prix. Un premier caractère commun à tous deux, c’est un vrai savoir classique, la complète intelligence, la familiarité, la passion de cette belle poésie grecque, dans son art le plus parfait, avant la décadence, c’est-à-dire dans un art simple encore, délicat sans subtilité, gracieux et d’une grâce presque naïve par le bon goût facile de l’expression. Mais les échantillons de cet art, les débris sur lesquels il fallait travailler, tout précieux qu’ils sont, laissent beaucoup à la conjecture, pour y retrouver le génie de Ménandre tel que Plutarque l’a célébré de préférence à tout le reste de la comédie grecque. Les deux auteurs y ont fait de leur mieux l’un plus méthodique, plus net, plus sûr et plus pressé dans sa marche ; l’autre mêlant à des notions justes aussi des vues plus libres et des digressions plus éloignées du sujet, bien qu’elles plaisent encore.
La question d’histoire littéraire et de goût que donnait le programme, était assez étendue par elle-même. Elle touchait à tant de choses de la Grèce, aux vicissitudes de la fortune d’Athènes, au changement des institutions, au progrès de la philosophie morale, à tout ce qui explique enfin le passage de la licence d’Aristophane à l’honnête liberté de Ménandre ! Elle se liait nécessairement à d’autres parties des lettres grecques elle exigeait l’étude et le sentiment de l’atticisme dans quelques-uns au moins des Dialogues de Platon, dans les Récits et les Dialogues de Xénophon, dans la Poétique et les Morales d’Aristote, dans les Discours de Lysias et dans les sobres peintures de Théophraste ; et cependant, à côté de cette perfection du goût hellénique, elle était déjà sur la limite d’une autre époque, et se rapportait par la date à la naissance des temps alexandrins et de cet art subtil de cette molle élégance que la monarchie des Ptolémées faisait succéder aux mâles inspirations de la liberté grecque.
Ces points de vue si divers, ces nuances de civilisation et d’art, ce progrès de la vie privée, et ce génie d’imitation qui s’occupe à loisir de la peindre, dans l’affaiblissement de la vie publique et des éloquentes passions qu’elle excitait, tous ces incidents, toutes ces dépendances heureuses du sujet ont à propos inspiré les auteurs des deux Mémoires couronnés, sauf pourtant quelques torts de sécheresse ou de diffusion, d’exactitude un peu technique ou de négligence un peu abandonnée qu’entraînaient leurs manières diverses de penser et d’écrire.
Les deux auteurs savent beaucoup. A la première vue, le savoir de l’un doit être de date plus ancienne que celui de l’autre ; car ce savoir est plus concis et plus discret. Mais là où le plaisir d’avoir appris est encore tout nouveau, l’exposition paraît plus animée, le langage didactique même prend une émotion et jusque dans les détails de critique savante, on sent une joie de curiosité satisfaite qui se communique au lecteur.
Dans les épisodes et les considérations générales qu’amenait naturellement le sujet, époques diverses de l’ancienne et de la moyenne comédie, révolutions d’Athènes, état des femmes dans la Grèce, caractères successivement introduits à la scène, les deux auteurs se sont rencontrés souvent pour les faits et les vues, jamais pour la forme : l’un résume ce que l’autre développe ; l’un fait une remarque ou un raisonnement de ce qui donne à l’autre un tableau. Mais cette différence même, avec égalité de savoir et d’intérêt littéraire, a confirmé l’Académie dans son vote de partage égal du prix.
De ces deux ouvrages, le n° 5 a pour épigraphe un vers attribué à Ménandre, vers fort connu dans le latin de Térence : Homo sum, et humani nihil a me alienum puto ; mais plus expressif encore dans la langue de l’original.
« Je suis homme, et tout ce qui est de l’homme me tient au cœur. L’auteur est M. Benoît, agrégé de l’Université de France, ancien élève de l’École française d’Athènes, où il a médite sur la poésie et l’éloquence des Grecs, devant les chefs-d’œuvre et les ruines de leurs arts, et mesuré, à la lumière du ciel de l’Attique, le site et la forme de leur théâtre. L’autre ouvrage couronné, inscrit sous le n° 4, a pour épigraphe quelques mots d’Horace, ce juge admirable et cet émule du style de Ménandre :
Disjecti membra poete.
Urbani parcentis viribus, atque
Extenuantis eas consulto.
L’auteur est un jeune homme qui porte de bonne grâce un nom illustre, et promet de le soutenir, M. Guillaume Guizot, étudiant en droit de première année, que de fortes études classiques ont préparé pour la haute littérature, et en qui ces premiers et excellents dons de la jeunesse, la vive mémoire, la rapide intelligence, l’admiration ingénieusement animée ont déjà pris la forme de la critique comparative et du talent nourri d’études et d’idées.
Puisse, Messieurs, cet exemple prématuré de travail et de succès attirer d’autres jeunes esprits, favorisés peut-être des mêmes dons naturels, sans avoir la même inspiration de gloire domestique ! Puisse l’amour laborieux des lettres cette vertu de cœur du premier âge, qui promet d’autres mérites encore et d’autres couronnes à l’âge viril, amener dans ces concours d’autres noms inconnus jusque-là, et dont nous serons heureux de commencer ici la noblesse et la célébrité !
[1] Annxi Flori Epit.