ACADÉMIE FRANÇAISE
DISCOURS DE M. ÉTIENNE,
Directeur de l’Académie française
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES DE M. LE DUC DE BASSANO,
Le 15 mai 1839.
Après M. Dupin, M. ÉTIENNE, directeur de l’Académie française, au nom de cette Académie, a prononcé le discours suivant :
MESSIEURS,
Qu’il soit permis à une voix reconnaissante de déposer un tribut de douleur devant cette tombe prête à se fermer sur un de ces rares et grands citoyens qui, dans nos temps si agités, ont réuni les vertus de l’homme d’État aux vertus de l’homme de bien.
Vous qui ne l’avez connu que dans les hautes régions du pouvoir et dans le tumulte de la vie publique, vous savez quelle droiture d’esprit, quel patriotisme, quel désintéressement, quelle inébranlable fidélité ont distingué sa noble et laborieuse carrière ; mais il faut, comme moi, l’avoir vu dans l’intimité de la vie privée, au sein de sa famille et de ses amis, pour apprécier cette âme si expansive et si pure, cette aménité de mœurs et de langage que n’altérèrent jamais ni l’éclat de la faveur, ni les disgrâces de la fortune.
Né d’un père qui, au sein d’une cité fertile en hommes illustres, l’avait élevé dans l’amour des sciences et des lettres, M. Maret se trouva, aux grands jours de 1789, en rapport avec toutes les hautes célébrités de cette époque.
Il fut l’ami des orateurs, des publicistes et des gens de lettres qui jetèrent sur ces premières années de notre régénération politique les vives clartés de leur génie. Attaché au département des affaires étrangères, il se vit appelé, vers le déclin de la monarchie, à l’ambassade de Naples. Il se rendait à son poste, quand, en violation du droit des gens, l’Autriche l’ensevelit dans les cachots pestilentiels de Mantoue ; condamné à la bonne torture du secret, il ne charma ses douleurs qu’en se réfugiant dans le sein des lettres consolatrices du malheur et de l’exil. Un crayon, les débris d’une feuille de papier qu’il arracha à la pitié de ses geôliers, lui suffirent pour tracer en imperceptibles caractères une œuvre dramatique de 1500 vers du éclatent une poésie pleine d’élégance et de grâce, une intrigue attachante et morale. Cette œuvre, née au fond d’un cachot, fut douze ans après représentée dans les brillants salons du prisonnier de, devenu ministre, et elle obtint les suffrages de tous les hommes de lettres qu’il n’avait point réunis pour le flatter.
Quand Napoléon plaça la couronne de fer sur sa tête, il visita Mantoue ; M. Maret l’y suivit. Il se hâta de revoir cette horrible prison où il avait langui en proie à de si vives douleurs.
Dans ce cachot, au fond duquel, à travers une clarté douteuse, il avait péniblement tracé les vers enfants de ses longues veilles, gisait un assassin qui attendait le jour de son supplice et sur lequel sa bonté compatissante, répandit des bienfaits. Entouré de sa jeune famille, le ministre montrait à ses enfants chaque lieu de cet antre infect où avait reposé sa tête, et nous, témoins de cette scène attendrissante, nous nous indignions que, foulant aux pieds les lois les plus saintes de l’humanité, les ennemis de la France eussent jeté son ambassadeur dans la prison des plus vils criminels !
Oh ! quelle noble vengeance en tira plus tard le duc de Bassano ! Dans cette brillante période de conquêtes qui ont immortalisé nos armées, il reparut chez l’étranger ministre tout-puissant de ce grand empereur qui fut maître de tant d’États, et qui permit à tant de rois de reprendre le sceptre tombé de leurs mains ! Alors le duc de Bassano fut le protecteur de toutes les infortunes. Il suppliait pour les vaincus, il aimait à briser les fers des captifs ; aussi a-t-il laissé des amis nombreux dans tous les pays soumis par nos armes ; il se faisait chérir partout où nous nous faisions craindre, et quand plus tard la fortune contraire amena dans le sein de notre patrie les peuples dont nous avions si longtemps triomphé, tous saluèrent de leurs respects la disgrâce de l’homme de bien ; tous, dans l’orage qui grondait sur la France, lui offraient un refuge hospitalier.
Et dans ces longues années où il voyait tous les jours tête à tête l’arbitre des destinées de l’Europe, quelle victime de nos troubles civils a vainement invoqué le duc de Bassano ? Quelle infortune l’a trouvé insensible ? quel mérite ignoré ou méconnu n’a rencontré en lui un protecteur chaleureux ? avocat du malheur devant le trône, il se plaisait à désarmer la colère d’un monarque irrité, à vaincre ses préventions, ses défiances ; rien ne rebutait la bonté de son cœur ; repoussé d’abord, il revenait à la charge ; sa patience bienveillante et courageuse ne se fatiguait pas, et la persévérance de l’homme de bien triomphait enfin de tous les obstacles !
Oh ! qu’alors il était heureux ! avec quel empressement, avec quel zèle il annonçait à un proscrit le terme de sa disgrâce, à une famille la fin de ses malheurs !
D’autres retraceront les éminents services de l’homme d’État, cette vie si pleine et si agitée du ministre, qui, suivant Napoléon sur tous les champs de bataille traçait ses décrets sur l’affût d’un canon, et datait les bulletins de la grande armée de toutes les capitales de l’Europe. Le duc de Bassano a joui de toute la confiance de l’homme prodigieux, qui tint si longtemps dans ses mains le sort des empires ; il ne la perdit jamais et la justifia toujours ; attaché à sa haute fortune, il le fut plus encore à ses revers ; pour plaire aux pouvoirs qui depuis ont régné sur la France, il ne s’excusa pas, comme tant d’autres, de sa fidélité ; il s’en fit gloire ; il a conquis, sinon la faveur, du moins l’estime de tous les gouvernements, et, dans les partis les plus divers, il a gardé des amis également dévoués, parce que sa bienveillance s’est répandue sur les victimes de toutes les époques, et ne s’est jamais informée de l’opinion à laquelle appartenait le malheur qu’il fallait secourir.
Rendu, après tant de vicissitudes, à sa famille et à ses amis, il partageait, entre la culture des lettres et le soin de ses intérêts, les seuls qu’il eût négligés, les dernières années d’une vie si pleine de glorieux services et de rares vertus. L’Institut et la chambre des pairs le comptaient parmi leurs membres les plus exacts. Dans l’un, il se livrait à des travaux empreints d’une haute raison, rehaussés par l’éclat du style et par la pureté du goût ; dans l’autre, il éclairait les plus graves questions par les conseils d’une longue expérience.
Là, c’était l’ancien ami de Colin-d’Harleville, d’Andrieux, d’Arnault, de Picard, les compagnons de sa jeunesse, au milieu desquels il aimait à passer, dans le temps de sa haute fortune, les rares loisirs que lui laissaient les soins d’un ministère où se concentrait l’administration d’un vaste empire : ici on retrouvait l’homme d’État, qui, durant quinze années, confident de l’arbitre de l’Europe, s’assit à son conseil an milieu de tous ces hommes illustres dont l’association a tracé le Code civil en caractères immortels.
Il y a quelques jours encore, entouré de ses amis politiques de la chambre des pairs, il leur ouvrait son cœur sur la situation de la France ; parvenu à son seizième lustre, il était plein de force et de courage ; ni le nombre des années, ni les fatigues d’une vie éprouvée par tant de travaux et tant de revers, n’avaient altéré sa santé ni affaibli sa haute intelligence.
Soudain, il est frappé d’un mal mortel ! dans le délire passager d’une poignante douleur, sa voix éteinte ne fait entendre que ces mots : France, Patrie ! Sa famille absente accourt autour de son lit de mort ; il revoit ses enfants, il les presse sur son sein, il les bénit, et cette âme si noble et si pure s’envole vers le ciel.
Que Dieu le reçoive dans son sein ! et qu’il obtienne dans l’autre vie le prix de toutes ses souffrances, de toutes ses vertus !!!