RAPPORT
FAIT À L’ACADÉMIE FRANÇAISE
DE CE QUI S’EST PASSÉ
LE 18 ET 19 JUILLET 1848,
AUX FUNÉRAILLES
DE M. DE CHATEAUBRIAND,
PAR M. AMPÈRE,
CHANCELIER DE L’ACADÉMIE.
MESSIEURS,
Avant de me rendre à Saint-Malo, j’écrivis à M. le Secrétaire perpétuel que j’allais dans cette ville, mû par un sentiment personnel de piété envers la mémoire de M. de Chateaubriand, assister à la cérémonie funèbre préparée par la reconnaissance et l’admiration de ses compatriotes. J’ajoutais que si l’Académie voulait bien m’y autoriser, comme ayant l’honneur d’être son chancelier et comme ayant eu le bonheur d’être admis, durant de longues années, dans l’intimité du grand homme auquel la ville de Saint-Malo se proposait d’adresser un si éclatant hommage, je serais fier d’élever la voix au nom de l’Académie dans cette mémorable cérémonie, qui était en même temps pour moi un deuil de cœur. À Saint-Malo, je trouvai une lettre de M. le Secrétaire perpétuel, que, malgré l’extrême bienveillance des expressions, je crois devoir reproduire, parce qu’elle constitue mon titre à l’honneur douloureux de vous représenter dans cette triste solennité, et parce qu’elle exprime, avec une rare élévation, les sentiments de l’Académie pour la mémoire de M. de Chateaubriand.
Paris, le 15 juillet 1848.
LE SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE À M. AMPÈRE.
MONSIEUR ET CHER CONFRÈRE,
L’Académie ne s’est pas étonnée que vous ayez prévenu sa désignation pour le pieux devoir qu’il vous appartient de remplir : elle ne peut, dans le dernier honneur funèbre consacré aux restes mortels de l’homme illustre qu’elle a perdu, être mieux représentée que par vous. Elle vous charge de parler en son nom, et comme son chancelier et comme un de ses plus dignes organes, et comme ayant obtenu l’amitié du grand écrivain dont elle s’est tant honorée. Dans tout ce que vous direz de la gloire immortelle de M. de Chateaubriand et de cette âme généreuse qui vous était si bien connue, notre admiration et nos cœurs sont avec vous.
Agréez, Monsieur et cher confrère, tous mes sentiments de haute considération et d’attachement,
VILLEMAIN.
Ayant reçu cette lettre le 17 juillet, j’en donnai communication à M. le maire de Saint-Malo et à la commission qui, sous sa présidence, s’occupait des apprêts de la cérémonie funèbre.
La commission accueillit avec empressement celui qui se trouvait ainsi chargé de vous représenter. Il fut décidé que dans la journée du lendemain, consacrée à la réception des restes mortels de M. de Chateaubriand, votre chancelier irait avec M. le maire et les autorités de la ville au-devant du cercueil ; que dans la journée suivante, destinée à l’inhumation solennelle, votre chancelier porterait un des cordons du char, et prononcerait, au nom de l’Académie française, un discours immédiatement après que M. Cunat, adjoint, aurait parlé au nom de la ville de Saint-Malo. M. Théry, recteur de l’Académie de Rennes, devait prendre ensuite la parole.
Le 18, à dix heures du matin, le cortége partit de l’hôtel de ville, et alla attendre l’arrivée du char mortuaire sur le Sillon : c’est le nom d’une chaussée par laquelle Saint-Malo tient à la terre ferme. Le profond attendrissement qui m’a saisi en voyant arriver le triste convoi était encore augmenté par une circonstance touchante. Dans la première partie de ses Mémoires, M. de Chateaubriand décrit, avec un grand charme, les jeux de son enfance sur ce même Sillon qui le revoyait aujourd’hui. Tout près sont encore des troncs d’arbres plantés dans le sable, et sur lesquels, avec les compagnons de son âge, il se plaçait pour voir la lame courir sous ses pieds. Vous comprendrez, Messieurs, ce qu’un tel souvenir et un tel rapprochement offraient de déchirant.
Les restes mortels de M. de Chateaubriand avaient été conduits, de Paris à Saint-Malo, par son neveu M. Louis de Chateaubriand, le curé des Missions-Étrangères et M. Mandaroux-Vertamy. Un serviteur dévoué, le fidèle François, les accompagnait. M. le maire de Saint-Malo a reçu le précieux dépôt, dont la remise a été suivie de quelques paroles simples et touchantes du curé des Missions-Étrangères, et d’une réponse du curé de Saint-Malo. Puis l’on s’est mis en marche vers la cathédrale, où une chapelle ardente attendait les restes illustres qui, le jour suivant, devaient être transportés dans leur dernier asile. Le cortége avançait entre une haie formée par la garde nationale et une haie formée par la troupe de ligne, au milieu d’un saisissement respectueux dont on ne saurait se faire une idée. Le long des rues et à toutes les fenêtres se pressait une foule silencieuse et attendrie ; on ne pouvait s’empêcher, à ce spectacle extraordinaire, de se rappeler ces beaux récits de l’antiquité qui nous représentent les cendres d’un grand citoyen rapportées dans sa patrie au sein du deuil public. Pas une voix, pas le plus léger murmure ne venait troubler la religion de ce silence ; seulement quelques-uns prononçaient le nom de notre vénérable et toujours regretté confrère M. Ballanche, l’harmonieux penseur, dont la douce mémoire sera liée dans l’avenir, comme elle l’est dans nos cœurs, à l’éclatante renommée de l’homme célèbre qui se plaisait à l’appeler son compagnon de route et son vieil ami.
Le cortége arrivé à l’église, la cérémonie de l’absoute s’est accomplie au milieu du même recueillement, et l’on s’est séparé jusqu’au lendemain, jour où les derniers honneurs devaient être rendus au grand homme, sur le rocher que lui-même a choisi pour y placer son tombeau.
Ce rocher, nommé le Grand-Bey, est situé en avant de la ville de Saint-Malo. À la marée haute, il forme une île ; à la marée basse, on peut s’y rendre en marchant sur la plage que les flots viennent d’abandonner. À l’extrémité qui regarde la pleine mer, selon la volonté de l’illustre mort, on a creusé son tombeau dans le granit. Au-dessus du tombeau s’élève une croix massive également en granit. À l’entour on ne voit rien que la mer et le ciel. C’est là qu’ont été déposés, le 19 juillet, les restes de M. de Chateaubriand, au milieu d’un immense concours de spectateurs et avec une pompe que je vais essayer de vous décrire.
Après la messe, pendant laquelle, par une inspiration touchante, on a fait entendre la mélodie sur laquelle M. de Chateaubriand a composé ces paroles si connues :
Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance ;
après la messe, le char funéraire, traîné par six chevaux caparaçonnés de noir, a traversé lentement une partie des rues de la ville. C’était le même silence et le même attendrissement que la veille. C’était la même douleur dans les âmes de ceux qui, admis auprès du grand homme, avaient eu le bonheur de l’aimer. Mais quand on est arrivé sur la plage, et qu’on s’est acheminé entre les remparts et la mer vers le rocher funèbre, la magnificence de ce deuil sans pareil et l’incroyable poésie du spectacle ont un moment voilé la tristesse de la mort sous les pompes de la gloire, et les funérailles ont pris le caractère d’une apothéose chrétienne. Deux longues files de prêtres en surplis serpentaient sur la grève. Les bannières des gardes nationales venues des diverses villes de la Bretagne flottaient aux vents ; les casques resplendissaient au soleil. Le canon tonnait par intervalles. Une foule innombrable couvrait les remparts de Saint-Malo, qui s’élèvent si formidables au-dessus des rochers à pic et de la mer. Tous les récifs, tous les écueils étaient chargés de figures humaines. Des bateaux étaient encombrés de spectateurs, et cette foule immense était dominée par le sentiment commun d’un respect intime pour le génie et pour la gloire : on comprenait que cinquante mille âmes étaient pénétrées d’une même tristesse et comme frappées d’un même coup ; que tous les fronts de cette multitude se courbaient sous une impression unanime d’admiration et de douleur. Au pied du Grand-Bey, le cercueil a été enlevé par des marins et porté au sommet à travers un coup de vent qui ressemblait à une tempête. Arrivés à l’extrémité de l’îlot, au lieu de la sépulture impérissable, nous nous sommes trouvés tout à coup dans un grand calme. Là le cercueil a été pieusement déposé dans le roc qui doit le garder à jamais. Les suprêmes prières de l’Église ont été récitées, l’eau bénite a été répandue sur la bière, et s’y est mêlée à nos larmes ; puis les trois discours que j’ai indiqués plus haut ont été prononcés au milieu d’une religieuse émotion.
Une réflexion se présentait naturellement à l’esprit pendant cette douloureuse et imposante solennité : c’est que le génie du peintre incomparable y était empreint ; que sa puissante imagination avait inspiré la sublimité de ses funérailles, et qu’à lui seul peut-être parmi les hommes il avait été donné d’ajouter, après sa mort, une page splendide au poème immortel de sa vie.