RAPPORT
DE M. ANDRIEUX,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
SUR LE CONCOURS À UN PRIX EXTRAORDINAIRE
DE 10,000 FRANCS.
Le sujet à traiter était : De l’Influence des lois sur les mœurs, et de l’Influence des mœurs sur les lois.
La seule énonciation d’un pareil sujet en fait apercevoir toute la gravité.
Il s’agit en effet de ce qu’il y a de plus important pour les hommes en société, de leurs mœurs et de leurs lois, c’est-à-dire des sources les plus abondantes de leurs biens et de leurs maux.
L’Académie avait mis ce vaste et beau sujet au concours dès l’année 1827, en annonçant que le prix serait décerné en 1830.
Elle avait annoncé qu’elle demandait aux concurrents non pas un discours, mais un ouvrage, et surtout un ouvrage utile, propre à répandre des lumières, à rendre vulgaires des vérités fécondes en résultats avantageux pour la prospérité publique.
Le concours de 1830, entre douze ouvrages qui y furent envoyés, n’en présenta qu’un seul d’un mérite assez distingué pour que l’Académie crût devoir lui accorder une mention honorable.
Le même sujet fut remis au concours pour cette année 1832.
Dix ouvrages ont été présentés.
Celui qui avait été mentionné honorablement en 1830 par l’Académie portait le n° 5, avec cette épigraphe tirée des Mémoires de Sully : Si j’avais un principe à établir, ce serait celui-ci : Que les bonnes et les bonnes lois se forment réciproquement.
Il a reparu dans le concours de 1832 avec la même épigraphe, et a été cette fois enregistré sous le n° 3.
L’auteur a cru devoir prendre en considération les remarques qui avaient été faites en 1830 sur son ouvrage, au nom et par ordre de l’Académie ; il a suivi, avec une docilité rare chez les auteurs, les conseils qui lui avaient été donnés pour améliorer son important travail ; il lui a fait subir des modifications généralement heureuses par quelques additions assez considérables, et plus encore par de nombreuses suppressions.
Mais il a laissé subsister un défaut de composition qu’il lui aurait été en effet trop difficile de faire disparaître, à moins d’abandonner entièrement son ancien plan et de faire un ouvrage tout nouveau : il a conservé la division de son livre en deux parties, l’une théorique, l’autre historique, celle-ci servant comme de pièces justificatives de la première ; il eût mieux valu se borner à l’exposition de la théorie et des doctrines, et à mesure qu’on aurait énoncé des principes ou des opinions, les justifier successivement par des exemples, par des faits puisés dans l’histoire des peuples anciens et modernes, à la manière de Montesquieu.
Cette seconde partie, qui ne pouvait guère être qu’une compilation de faits historiques, présente des recherches fort étendues et en général exactes, sauf quelques légères erreurs ; mais elle n’est pas assez intimement liée à la première, et il semble que l’auteur ait fait deux ouvrages où il n’en fallait qu’un seul.
La partie théorique mérite des éloges pour la sagesse, la modération des principes et des opinions de l’auteur ; son ouvrage est écrit de bonne foi ; il est consciencieux, raisonnable ; il a gagné du côté du style qui, grâce à des corrections bien faites, a pris plus de force et de précision qu’il n’en avait dans l’ancien manuscrit ; on pourrait y désirer encore un peu plus de cet éclat et de ce coloris d’imagination qui soutiennent et rappellent l’attention dans la lecture d’un ouvrage sérieux et de longue haleine.
Enfin si l’Académie avait décerné à cet ouvrage une mention honorable dès 1830, à plus forte raison doit-elle lui accorder cette même distinction lorsqu’il a été perfectionné et qu’il est devenu un livre fort recommandable, dont on peut tirer beaucoup d’instruction et de vues utiles.
Mais un athlète, qui n’avait point paru au premier concours, est descendu cette fois dans l’arène, et a remporté la palme du vainqueur par un ouvrage fort remarquable qui a fixé l’attention et mérité les suffrages de l’Académie.
Il a été enregistré sous le n° 6, et porte cette épigraphe tirée de Cicéron : Gaudeo nostra jura ad naturam accommodari.
L’auteur a bien compris toute l’importance et toute l’étendue du sujet qu’il avait à traiter.
Il commence par le déterminer et par le circonscrire.
Il déclare d’abord qu’il ne fera entrer dans son examen ni les lois de la nature, ni les lois divines ou religieuses, bien que les unes et les autres aient de l’influence sur les mœurs ; mais il pense que l’intention de l’Académie a été que les concurrents s’occupassent exclusivement des lois humaines, des lois établies pour régler l’ordre public dans la cité, et les intérêts privés des familles et des individus.
Il annonce donc qu’il s’attachera exclusivement au droit public, c’est-à-dire aux institutions politiques et fondamentales qui sont fixées par les chartes et les constitutions, et au droit privé, c’est-à-dire aux lois civiles et aux lois pénales qui sont l’objet des codes.
Il y ajoute le droit des gens ou celui qui règle les rapports des nations entre elles ; mais il s’est peu occupé de ce droit dans le cours de son ouvrage.
Que les mœurs des nations, c’est-à-dire leurs opinions, leurs habitudes, leur manière de vivre, aient une influence nécessaire sur les lois qu’on leur donne ou qu’elles se donnent, c’est une vérité qui n’a pas besoin de preuves ; car comment ferait-on adopter à un peuple une loi qui serait tout à fait en désaccord avec ses mœurs, c’est-à-dire avec ce qui est pour lui une seconde nature ? Une loi semblable ou serait repoussée d’abord, ou ne pourrait être exécutée que par contrainte, ou tomberait bientôt en désuétude. Mais les lois qui ne heurtent pas trop violemment les mœurs et que certaines circonstances font rendre et adopter, agissent sur les mœurs elles-mêmes, les modifient plus ou moins lentement : l’esprit d’une nation change avec ses lois et par ses lois et plus encore peut-être par les actes et par l’esprit de son gouvernement.
Il est donc également certain que les lois influent sur les mœurs ; qu’elles leur donnent une direction, une impulsion puissante et qui finit par être irrésistible.
Ne pourrait-on pas comparer les nations aux individus ? dire que les mœurs sont le tempérament, l’organisation physique, la manière de vivre habitude de chacun de nous, et que les lois sont le régime qui nous est prescrit par les gens de l’art pour nous conserver en santé, ou pour nous guérir de nos maladies ? Si le tempérament est tout à fait vicié, si les principaux organes sont irrémédiablement affectés, toutes les prescriptions médicales, hygiéniques ou curatives, ne produiront aucun bon effet ; au contraire, un excellent tempérament peut se passer de remèdes ou se borner à de légères précautions de même, sans de bonnes mœurs, on ne peut presque rien attendre des bonnes lois et les lois seraient à peine nécessaires dans un pays où tous les citoyens ne s’écarteraient jamais de la bonne ligne des bonnes mœurs et du devoir. Mais, hélas ! ce pays est l’Eldorado de Candide ; on ne l’a pas encore découvert.
Après avoir bien annoncé et fixé son plan dans des observations préliminaires et générales, l’auteur consacre la première partie de son ouvrage à montrer l’influence des mœurs sur les lois, influence qui résulte de la nature des unes et des autres.
Dans la seconde partie, il développe l’influence des lois sur les mœurs ; cette influence est attestée par l’histoire. Ce qu’on remarque surtout dans son ouvrage, et ce qui a motivé le jugement favorable de l’Académie, c’est d’abord une instruction profonde et une vaste connaissance de l’histoire des temps anciens et modernes.
C’est ensuite beaucoup de bonne foi, d’indépendance et une grande liberté de penser, sans que jamais l’auteur abuse de cette liberté.
Enfin, c’est de la justesse d’esprit et de la sagacité à tirer des faits nombreux qu’il cite leurs véritables conséquences.
Nous ne pouvons donner ici une analyse détaillée et complète de ces deux parties qui constituent l’ouvrage et qui ont entre elles une sorte de symétrie et de parallélisme que le sujet comportait et nécessitait peut-être. On conçoit combien de questions diverses doivent s’y présenter successivement ; l’auteur les a toutes traitées avec une intelligence supérieure, avec la conscience d’un homme de bien, et avec la sensibilité d’un vrai philanthrope.
Il a senti que l’Académie n’avait pas proposé un pareil sujet dans la seule vue d’exercer le talent d’écrire ou la science ; que son vœu le plus cher avait été qu’on indiquât les moyens de rendre les mœurs meilleures et les lois moins imparfaites. Tout en apercevant ce noble but, tout en l’indiquant, l’auteur ne l’a pas cependant atteint : il a fait à cet égard des efforts louables. Les bonnes mœurs sont la source et l’appui des bonnes lois ; pour maintenir les bonnes mœurs, pour améliorer celles qui sont mauvaises, il faut, a-t-il dit, que le législateur fasse naître un esprit public ; il faut qu’il répande des opinions générales empreintes d’un cachet national. L’auteur observe que toujours quelque tendance grande, forte, élevée, a gouverné les peuples ; c’est à la tête de ces mouvements entraînants qu’il faut se placer ; on doit proclamer quelque principe moral et fécond qui ait le pouvoir d’électriser les âmes ; le législateur doit, comme Pygmalion, donner à sa nation l’âme et la vie ; mais il a sur l’artiste un grand avantage, c’est qu’il ne travaille pas une pierre, un marbre insensible, mais l’homme, c’est-à-dire un être pensant et sentant, ayant de la raison et une conscience. L’auteur, après avoir passé en revue toutes les grandes tendances qui se sont, pour ainsi dire, emparées successivement des peuples, depuis la foi du christianisme jusqu’à l’enthousiasme français de 1789, ne désigne pas le sentiment commun par lequel les lois ou les gouvernements peuvent aujourd’hui saisir ou diriger les nations.
Il recommande l’éducation, et en cela il fait bien ; mais qui la donnera, cette éducation, si la corruption règne partout ? Est-il bien facile, est-il possible de former les enfants, si ou n’a commencé par réformer les pères ? Les mauvais exemples de ceux-ci, leurs discours pervers ne détruiront-ils pas tout l’effet des meilleures et des plus sages leçons ?
Notre auteur donne pour auxiliaire à l’éducation le théâtre. On a toujours pensé, en effet, que cet art enchanteur pourrait agir puissamment sur les mœurs et sur l’opinion publique. Corneille, Molière, Voltaire, ont exercé certainement une véritable influence sur leurs contemporains ; et l’Académie peut rappeler ici qu’afin de conserver à notre théâtre français sa gloire et sa dignité, elle a promis un prix de 10,000 francs à une comédie en cinq actes et en vers, ou à une tragédie qui joindrait au mérite littéraire le mérite non moins grand d’être utile aux mœurs et aux progrès de la raison.
Cette troisième partie n’a pas paru à l’Académie avoir autant de mérite que les deux précédentes ; mais aussi combien elle offrait de difficultés ! Comment dire avec certitude quelles sont précisément les lois qui conviennent à l’état actuel de notre civilisation et de nos mœurs ? Dans cette machine si compliquée d’un grand État, comment connaître et discerner assez bien tout le jeu de tant de rouages différents, pour être certain de les faire marcher tous de concert, et pour ne pas risquer, en en poussant quelques-uns, de les forcer, et d’en arrêter ou d’en briser quelques autres ?
L’auteur recommande aux législateurs de s’occuper avant tout des intérêts matériels de la société ; mais il n’a garde d’oublier et de négliger ses intérêts moraux. Peut-être eût-il dit placer ces deux genres d’intérêts au moins sur la même ligne ; et même, s’il nous est permis de dire ce que nous en pensons, les intérêts moraux devraient être mis au premier rang, et fixer avant tout l’attention et les soins du législateur. « L’homme, comme dit l’Evangile, ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu[1] ; » c’est-à-dire qu’il est fait pour écouter et pour suivre les révélations de son intelligence et de ce sentiment moral qui est comme inné en lui. Il importe beaucoup de répandre et d’entretenir une sorte d’aisance et de bien-être jusque dans les plus humbles classes de la société ; il faut en écarter la misère et la faim, conseillères de crimes ; mais il n’importe pas moins d’inspirer à tous les citoyens le goût de la probité, l’amour de la vertu, de faire naître et de cultiver les bonnes habitudes. Nos codes ont établi des peines pour les délits ; pourquoi n’assignent-ils pas des récompenses aux bonnes actions ? Que la morale soit d’abord dans les lois, si l’on veut qu’elle passe dans les mœurs.
L’auteur de cet ouvrage est partisan et prophète des progrès vers le bien ; il nous les annonce, il nous les promet pour un avenir plus ou moins éloigné ; il pense, par exemple, que les mœurs sont assez avancées parmi nous, pour qu’on put faire, dès à présent, une loi pénale contre l’ivrognerie, à condition que cette loi ne serait pas trop sévère.
Il ne doute pas qu’avec le temps, les lumières plus généralement répandues et les mœurs améliorées n’obligent en quelque sorte les législateurs à supprimer les loteries, la ferme des jeux ; que la coutume barbare du duel ne s’éteigne d’elle-même ; il désire l’abolition de la peine de mort ; il traite cette dernière question avec quelque étendue et avec beaucoup de sagesse ; il n’est pas d’avis que cette abolition soit prononcée brusquement ; et il observe que s’il a fallu tant de siècles au christianisme pour amener progressivement l’abolition de l’esclavage, qui même subsiste encore dans plus d’un pays chrétien, la philosophie peut consentir à accorder quelques lustres à la législation, pour se débarrasser de la souillure que lui imprimer la disposition pénale en vertu de laquelle la société tue juridiquement.
Le style de l’ouvrage est grave et austère. L’auteur annonce lui-même qu’il ne veut parler que le langage de la raison. « Des choses fort belles ont été dites sur les mœurs et les lois ; il vaut mieux en dire des choses utiles ; » c’est ainsi qu’il exprime sa pensée à cet égard. Et il est vrai qu’en général son style est approprié au sujet ; qu’il ne manque ni de force, ni de chaleur, ni d’une certaine originalité, et qu’enfin l’auteur a le secret d’intéresser et d’attacher son lecteur en même temps qu’il lui donne beaucoup à penser.
Mais l’Académie, chargée spécialement de conserver la pureté de la langue, est obligée d’avertir cet auteur que son ouvrage est quelquefois déparé par des incorrections, par des inversions forcées, par des néologismes. Le très-grand mérite de l’ouvrage, quant au fond, fait à l’auteur un devoir de n’en point négliger la forme, de faire disparaître de son livre ces taches légères, afin de lui assurer un succès complet et durable.
Enfin l’Académie a voulu que son secrétaire perpétuel fit part au public d’une circonstance assez singulière qui s’est présentée lorsque l’Académie a eu rendu son jugement. Elle a ouvert le billet cacheté qui était joint à l’ouvrage, et elle y a trouvé le nom de l’auteur, ainsi énoncé : Jules Darmont, chez M. Matter, correspondant de l’Institut à Strasbourg.
M. Matter a depuis déclaré par écrit qu’il était lui-même l’auteur, et il l’a justifié par des preuves.
L’Académie ne comprend pas encore quel motif a pu engager l’auteur à employer cette espèce de déguisement ; elle conseille à tous les concurrents à venir de ne jamais recourir à une supposition de nom qui pourrait, en certains cas, donner lieu à de graves difficultés, lorsqu’il s’agirait de délivrer le prix.
L’Académie décerne un prix de 10,000 francs à M. Matter, correspondant de l’Institut, à Strasbourg, pour son ouvrage, De l’influence des lois sur les mœurs, et de l’Influence des mœurs sur les lois ;
Et accorde une mention très-honorable à l’ouvrage enregistré sous le n° 3.
[1] Saint Matthieu, chap. 4.