INAUGURATION DU MONUMENT
ÉLEVÉ À PIERRE CORNEILLE
À PARIS
Le Dimanche 27 mai 1906.
DISCOURS
DE
M. ÉMILE FAGUET
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
L’Académie française ne pouvait se dispenser d’apporter son hommage au pied de ce monument consacré à celui de ses membres qui est le plus assuré d’être immortel. Elle le pouvait d’autant moins qu’elle n’est pas sans lui devoir quelque réparation ; qu’elle a peut-être à se reprocher de l’avoir accueilli deux ou trois années plus tard qu’il ne fallait ; que Corneille, à sa porte, a failli attendre ; que l’Académie a quelque temps, à l’égard de Corneille, obéi un peu plus, par trop de respect, aux instigations posthumes de son illustre fondateur qu’aux ordres qu’elle doit recevoir du public lettré ; et qu’enfin, dans le tribut qu’elle apporte aujourd’hui à ce grand homme, elle ne doit pas se dissimuler qu’il entre un peu d’amende honorable.
C’est avec vénération, c’est avec amour, c’est avec piété qu’elle s’incline devant cet homme qui est devenu une des religions de la France.
Elle se dit, avec un étonnement qu’éprouvent toutes les générations successives, qui n’a fait que s’accroître à travers trois siècles, qui s’accroîtra encore, que Pierre Corneille, ce n’est pas seulement tout le théâtre français, puisque toutes les formes du poème dramatique ont été renouvelées par lui et par lui portées à leur perfection, de telle sorte que tout auteur dramatique digne de ce nom est toujours un imitateur plus ou moins conscient de l’auteur du Cid, du Menteur et de Don Sanche ; mais que Corneille est encore, qu’il est surtout, l’âme même de la France. « L’âme idéaliste de la France comme a dit un des nôtres, cette âme faite d’éternelle espérance, d’héroïsme obstiné, de fierté vaillante, de raffinement même dans le sentiment de l’honneur ; et ici le raffinement n’est ni à blâmer, ni à railler, ni à craindre : car le devoir, et c’est ce que celui-ci a bien compris, consiste à faire plus que son devoir.
Corneille est le premier qui ait dit, bien avant un autre, dont l’enseignement, plus mêlé, est un peu moins sûr, « qu’il faut vivre dangereusement » et que « l’homme est un être qui est fait pour se surpasser ».
Il faut vivre dangereusement. Corneille nous l’apprend par tous ses héros qui semblent ne pouvoir vivre pleinement que dans la lutte, l’énergie hardiment déployée, la grande tâche acceptée, désirée, cherchée, inventée si elle n’est pas, embrassée avec ivresse si elle s’offre. Il faut vivre dangereusement, parce que c’est le danger qui a créé l’humanité, parce que c’est cause des périls qui l’environnaient que l’homme s’est comme emparé de toutes ses puissances et a tiré de lui tout ce qui y était et pour ainsi dire tout ce qui n’y était pas, tant il s’est élevé au-dessus de la chétive et misérable origine, d’où le grand Dessein universel avait voulu qu’il partît. — Il faut vivre dangereusement, parce que c’est le danger qui, fortifiant les forts et affaiblissant les faibles, marque réellement au : front les vrais élus et indique à l’humanité ceux qu’elle doit honorer, qu’elle doit imiter et qu’elle doit suivre.
Et aussi « l’homme est un être qui est fait pour se surpasser ». Le plus pur de Corneille est dans cette grande parole. C’est lui qui, plus fortement que tout autre au monde, nous a dit que la lutte contre nous-mêmes est la condition même de notre vie et la condition même de notre bonheur vrai ; que l’indépendance est le plus grand des biens ; mais qu’il faut faire attention à ceci que l’indépendance consiste d’abord à ne pas dépendre de soi-même ; que nous ne devons pas nous obéir ; que nous devons nous élever au-dessus de nous qu’il n’y a pas de plus grandes ni de plus vives jouissances que celles de la volonté et que la volonté consiste à n’avoir plus qu’un désir qui est de combattre le désir et à n’avoir plus qu’une passion qui est de maîtriser les passions.
« Être maître de soi », mot qui a perdu presque tout son sens pour avoir été trop employé et souvent par gens qui n’étaient point pour le comprendre ; mot merveilleux pour qui le prend dans toute son étendue ; être maître de soi, ne pas permettre qu’en notre maison spirituelle ce soient nos domestiques qui nous gouvernent : passions, désirs, ressentiments, rancunes, petites ambitions et petites vanités ; mais gouverner ce monde-là et le faire taire ; et régner sur tout ce qui est nous, ou prétend l’être, dans un grand silence par où se marque l’autorité du maître occupé à sa tâche, et ne s’en laissant pas divertir.
« Se surpasser », c’est-à-dire, non point, comme a dit Montaigne en se jouant, prétendre faire « la poignée plus grande que le poing et la brassée plus grande que le bras » ; mais dépasser tout ce qui en nous nous rapetisse, dépasser tout ce qui en nous est ce qu’à l’ordinaire nous croyons être nous ; aller jusqu’aux dernières limites de ce que nous pouvons être et de ce que nous n’imaginions pas que nous pussions devenir : voilà ce qui est se surpasser. Se surpasser, c’est se remplir : puisque aussi bien se remplir c’est surpasser infiniment le peu que nous sommes quand nous n’avons pas pris conscience et pris maîtrise de toutes nos puissances.
Et c’est à cette conscience que sans cesse Corneille fait appel, et c’est cette maîtrise que sans cesse Corneille nous indique comme étant notre devoir même. Corneille a inventé la religion de la volonté. À ce titre, il fut un des esprits les plus religieux, il fut une des âmes les plus divines de l’humanité.
Le pays ne s’y est pas trompé, puisque clans la langue qu’il parle il a créé un mot qui fait de Corneille le synonyme même d’héroïque. « Voilà un mot cornélien ; voilà un acte cornélien », quand nous disons cela, nous proclamons familièrement, privément, la gloire de Corneille plus que toutes les statues, sans vouloir en médire, plus que tous les monuments ne pourraient faire. C’est ici le plus grand honneur qu’un homme puisse atteindre : laisser son nom dans la langue de son pays avec une signification telle que ce qu’il y a de plus élevé et de meilleur dans l’âme humaine ne se puisse exprimer que par ce mot.
Qu’il ait sa statue, cependant ; car il n’est qu’excellent que pour un tel homme se multiplient les différentes formes d’hommage et les différentes formes de reconnaissance.
Qu’il ait sa statue, enfin, dans ce Paris qu’il a aimé, où il a aimé, où il a souffert. où il est mort, chargé de gloire, plein d’années et peut-être de trop d’années : où, lui, né un jour de printemps, comme un Dieu de la lumière, il est mort un jour d’automne, mélancolique et attristé, en voyant tomber lentement les premières feuilles, comme tombent les larmes et comme tombent les palmes.
Qu’il ait sa statue, dressée, ce qui lui eût été agréable et ce qui nous plaît, par les soins d’une initiative toute privée, toute spontanée, tout individuelle et par la main savante d’un artiste qui a le culte de la volonté et le sentiment de la grandeur.
Qu’il ait sa statue sur cette colline sainte de Paris, sur cette acropole intellectuelle qui depuis sept cents ans a vu se presser, frémissant du désir de chercher le vrai et de goûter le beau, les foules toujours renouvelées des adorateurs de la pensée.
Qu’il ait sa statue sur ce sol consacré aux grands hommes envers qui la Patrie doit se montrer reconnaissante, et que son image, éternellement, enseigne aux hommes qui passent le culte de ce qui ne passe pas et de ce qui fait que l’homme peut regarder, sans être humilié ou attristé, le ciel infini.