INAUGURATION DE LA STATUE D’ALEXANDRE DUMAS
À PARIS
Le mardi 12 juin 1906
DISCOURS
DE
M. JULES CLARETIE
AU NOM DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE
MESSIEURS,
Il y a plus de dix ans déjà, la Comédie-Française donnait une pièce nouvelle, l’œuvre d’un poète disparu aujourd’hui ([1]), lorsqu’en arrivant dans sa loge, le président de la République apprit brusquement la nouvelle qui terrifiait le théâtre : Alexandre Dumas fils venait de mourir. Le président, devant le deuil des lettres françaises, se retira, laissant la représentation commencée continuer comme si Dumas eût été là encore pour répéter le mot de sa vie tout entière : Allons travailler ! Travailler par delà les deuils et les épreuves. Et la Comédie-Française ferma, le jour des funérailles de Dumas, ses portes ouvertes aujourd’hui à son apothéose.
Quelques jours à peine avant cette date lugubre du 27 novembre 1895, un dimanche, par un temps affreux, Victorien Sardou avait amené notre grand et cher ami sur la place de l’Odéon, à l’inauguration de la statue d’un frère d’armes, Émile Augier. Malgré le froid, malgré la bise, Alexandre Dumas, abattu, fléchissant sur ses genoux, fiévreux et blême, axait voulu venir, venir quand même, apporter à ce compagnon des batailles dramatiques son suprême hommage. C’était sa dernière sortie, et je revois encore le profond regard de ses yeux bleus fixés sur l’image de l’auteur des Effrontés ; ce regard qui semblait dire en contemplant le monument élevé à la gloire d’un ami : « C’est donc cela l’immortalité ? »
Aujourd’hui, c’est son monument à lui qui se dresse dans la lumière et que nous venons saluer. Tout a été dit, tout vient d’être magistralement dit sur cet homme illustre qui « ne méprisant pas les hommes, ne les haïssant pas davantage, ne riant même pas de leurs vices ou de leurs ridicules, mais les plaignant plutôt », écrivit pour la scène française ce que j’appellerai le théâtre de la pitié. Mais si tant d’éloquentes voix ont, à des titres divers, célébré Dumas fils, la Comédie-Française lui doit un hommage particulier : il l’a profondément aimée, il l’a glorifiée, il l’a défendue.
Et nous gardons une reconnaissance profonde à celui qui, pensant à ce théâtre qu’il appelait, dans une des notes du Fils naturel, l’« illustre théâtre », lui donnant ainsi le nom de la troupe formée par Molière, disait encore dans la préface de l’Étrangère : « Ce qui est certain, c’est qu’il y a là une Maison unique au monde, reposant sur une organisation prévoyante, sur des traditions claires, à la gloire et à la prospérité de laquelle chacun travaille de son mieux… » Mais nul ne travailla mieux que Dumas fils à la prospérité et à la gloire de cette Maison qui était la sienne.
Il avait trouvé jadis, dans un directeur admirable, Montigny, un homme qui le nommait « son fils aîné ». Ce fils fut paternel à l’administrateur dont il fut toujours le conseiller le plus sûr et le collaborateur le plus fidèle.
Il parlait en ami, je dirais presque en camarade, dans ce logis où il avait le droit de parler en maître. Cet esprit supérieur, fait de volonté et de sûreté, admettait toute discussion et ne faisait fi d’aucun conseil. Avec quelle alacrité charmante il assistait aux répétitions de ses œuvres, apportant dans le labeur cette gaieté bien française qui est comme le clairon de la marche en avant, coupant le travail par quelque observation souriante ou quelque trait d’esprit profond, animant de sa confiance et remerciant de sa bonne grâce cordiale les comédiens, soldats de ses batailles, auxquels, avec lesquels, lorsqu’il entreprit la réunion de ses œuvres, il partagea les fleurs de ses couronnes, leur donnant un suprême, en souvenir du travail commun, des émotions et des luttes partagées », en leur dédiant l’édition définitive de son théâtre qui porte le nom : l’Édition des Comédiens !
Il les aimait, ces artistes dont il faisait le porte-voix de sa pensée et qui lui rendaient en acclamations ce qu’il leur donnait en succès. Il aimait, je le répète, cette grande Maison où il n’avait pas débuté, tuais où il était entré par droit de conquête ; et ce généreux esprit, préoccupé des destinées d’un théâtre dont il était la force, songeait encore et ses lendemains, et pensait à l’avenir.
Un jour, il me télégraphiait : « Je viens de lire une pièce de Guy de Maupassant. Il faut que vous jouiez cela. Et je n’ai pas besoin de vous dire que je serai heureux de faire les répétitions et même la lecture. »
Un autre jour, il m’écrivait pour me féliciter des Tenailles, saluant dans M. Paul Hervieu un maître auteur dramatique.
Que de fois m’a-t-il répété :
— Patrie devrait être à votre répertoire !
Ainsi, ce grand maître de l’art dramatique semblait s’inquiéter moins encore de ses propres œuvres que de celles de ses successeurs ou de ses rivaux !
Une génération nouvelle naissait, une école nouvelle surgissait, plus préoccupée des caractères que des situations, des tempêtes intérieures que des conflits d’événements : Dumas la regardait monter. Il la suivait des yeux, il la suivait dans sa marche. Sa dernière œuvre le prouvera un jour.
— Le public, me disait-il, ne demande pas mieux d’aller plus loin qu’on a été, si l’on l’y mène dans les conditions de clarté, de bons sens, de vérité, de respect auxquelles il a droit.
Ce respect, Dumas, qui avait été un précurseur, qui méprisait les « recommenceurs » l’eut toujours à un degré supérieur, et c’est pourquoi le public lui était resté fidèle. Il est notre souverain, le public, on ne peut rien sans la collaboration de la foule. Le grand Corneille écrivait dans la préface de sa comédie, la Suivante : « Puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple et d’attirer un grand monde à leurs représentations. » Alexandre Dumas fils était trop bon auteur dramatique pour ne pas vouloir plaire au public ; il était trop fier et trop préoccupé de sa mission pour s’abaisser à le flatter. Il ne voulait que des victoires dignes de lui. Le succès à tout prix l’eût humilié. Et c’est pourquoi, après avoir donné à la Comédie-Française ces deux œuvres, Denise, qui fut le dernier succès de l’administration de mon éminent prédécesseur, et Francillon, qui fut un des débuts de la mienne, Dumas hésita si longtemps à nous apporter quelqu’une de ces œuvres nouvelles qu’il écrivait, allant de l’une et l’autre, se reposant de la Route de Thèbes avec les Nouvelles Couches, quittant le drame de passion pour reprendre la satire sociale et ne voulant offrir au public que quelque chose d’achevé.
Les impresarii lui offraient des sommes considérables. Les théâtres lui apportaient des primes inattendues. Il m’avait donné sa parole de nous garder sa dernière œuvre. S’il ne l’a pas tenue, c’est que la mort est venue. Elle est venue brutale, inique comme toujours, abattant d’un seul coup ce colosse élégant qui semblait taillé pour devenir centenaire. Elle est venue à la veille de la victoire suprême, et je revois encore dans la petite chambre de Marly, couché dans le lit paternel sous l’image adorée de sa mère, Dumas fils, — mon ami, mon guide et mon maître, — dont le pâle visage disparaissait sous la couche de plâtre, que les mouleurs de René de Saint-Marceaux étendaient sur son front, — ce front hier lourd de pensées !
Oui, il disparaissait, ce beau et fier visage dont la lèvre gardait dans le calme de la mort l’expression même de la vie, un rictus d’ironie suprême, — l’ironie de ceux qui étant bons regardent en face les méchants ; — il disparaissait, comme dans la mêlée quotidienne maintenant finie, sous les éclaboussures de la colère, de l’ingratitude ou de l’envie ; — il disparaissait, mais pour reparaître immortalisé par la statue, comme la gloire même de l’écrivain enfin dégagée des polémiques et des critiques et rayonnant dans l’histoire littéraire comme son image dans le plein air de la place publique !
Et à l’hommage de la foule, à celui des lettres, à celui de Paris, je joins avec une piété sincère, en mon nom et au nom des interprètes de Dumas fils, celui qui lui eût peut-être été le plus cher : — le souvenir reconnaissant de la Comédie, la gratitude tendre et profonde de la Maison de Molière.
Elle a, cette Maison, un devoir aussi pressant que de maintenir le répertoire du passé, c’est de léguer un répertoire à l’avenir : Alexandre Dumas fils est un de ses classiques !
[1] Le Fils de l’Arétin, de M. H. de Bornier.