INAUGURATION DE LA STATUE D’ALEXANDRE DUMAS
À PARIS
Le mardi 12 juin 1906
DISCOURS
DE
M. VICTORIEN SARDOU
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
PRÉSIDENT DU COMITÉ DE LA STATUE
MESDAMES, MESSIEURS,
Il appartenait au grand artiste à qui nous devons déjà l’admirable figure de Dumas fils, dormant son dernier sommeil, de le faire revivre dans la gloire de son apothéose. Au nom de la famille Dumas et du comité que j’ai l’honneur de présider, je le prie d’agréer le témoignage de notre admiration et de notre reconnaissance pour cette très belle œuvre, qui associera désormais son nom à la renommée de l’illustre écrivain dont il fut l’ami.
Je dois aussi nos remerciements au gouvernement, pour le généreux concours que nous ont prêté M. le ministre de l’Instruction publique et M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts ; — à la Ville de Paris, dans la personne de M. le président du Conseil municipal et de M. le préfet de la Seine, qui ont comblé nos vœux en nous permettant d’ériger ici la statue du fils, faisant face à celle du père ; — à l’Académie française, aux sociétés dramatiques, littéraires, artistiques ; à l’Association de la critique, à la presse, et à tous les admirateurs et amis connus et inconnus de Dumas fils, qui ont bien voulu se joindre à nous, pour rendre hommage au maître du théâtre contemporain, héritier d’un grand nom, qu’il a su grandir encore !
Ce n’est pas chose rare, Messieurs, dans la politique, la magistrature, l’armée, la science, l’industrie, les arts, les lettres, que cette transmission de la gloire paternelle au fils, qui la continue et la complète. Dans l’art dramatique, le fait était sans exemple ! Et ce qui est plus surprenant encore, c’est que le génie du fils se soit affirmé dans des œuvres toutes personnelles et qui offrent avec celles du père le plus prodigieux contraste.
Dumas père se refuse à voir du présent ce qui pourrait l’attrister. Il n’a aucun souci de l’avenir. Il ne connaît du passé que ses côtés légendaires, pittoresques et amusants.
Dumas fils ignore et dédaigne le passé. Il est préoccupé sans cesse de l’avenir, et ne voit du présent que ses tristesses et ses problèmes inquiétants.
L’un nous détourne de penser.
L’autre nous y invite et nous y contraint.
Le père est tout invention et imagination.
Le fils est tout observation et réflexion. Il ne tient pour réels et dignes d’intérêt que les faits à sa portée.
« J’ai vécu, dit-il, tout ce que j’ai représenté. Je n’ai pas écrit un mot qui ne fût un souvenir, une émotion de ma propre vie. »
Il dit vrai. — Nul écrivain n’a mis plus que lui de sa personnalité dans ses œuvres. Sa vie les explique. Elles en sont le reflet.
Il est né en dehors du mariage. C’est la genèse du Fils naturel ; des Idées de Mme Aubray, de Monsieur Alphonse, de Denise. Son adolescence a été associée à la vie tumultueuse d’un père qui n’était pas fait pour cet emploi, dans un milieu qui n’était pas celui de la vertu. D’où le Père prodigue, la Dame aux Camélias, le Demi-Monde. Ses premiers succès lui ont valu quelques aventures, dont les héroïnes n’avaient trouvé que déception dans le mariage. De là Diane de Lys, la Princesse Georges, la Princesse de Bagdad, l’Ami des femmes et Francillon.
Ces fables dramatiques qu’il déroule sous nos yeux, il en a été le héros ou le témoin. Ces personnages qu’il nous présente sur la scène, il les a connus et, comme il dit, « coudoyés ». Leurs plaintes, leurs colères sont l’écho de celles qu’il a recueillies sur sa route, ou de ses rancunes contre sa propre destinée. Car il n’a jamais pris son parti de l’irrégularité de sa naissance, ni des tristesses de son jeune âge. Aux plus heureux jours de sa vie, il rappelait amèrement ses dimanches d’écolier, qui n’ont jamais connu les douceurs du foyer familial. Ces premières impressions d’enfance ont laissé sur son esprit une marque ineffaçable. Obsédé par ces souvenirs, il cherche d’abord autour de lui des cas semblables au sien, et leur accorde une importance excessive ; puis le champ de son observation s’élargit : il voit partout la femme victime de l’état d’infériorité que la législation et les mœurs lui imposent. Dès lors, sa vocation se révèle. C’est le féminisme ! (Le mot est de lui.) Il signalera, pour l’affranchissement de celle qu’il considère comme l’éternelle sacrifiée, les lacunes et les erreurs de la loi, les préjugés d’une morale mondaine, égoïste et hypocrite, et mettra au service de cette noble cause l’art dramatique, — qu’il proclame le plus grand, le plus puissant de tous ! « Alors, dit-il à Sarcey, que tout se transforme autour de nous, il n’est pas permis à l’auteur dramatique de ne pas s’associer à la discussion des questions fondamentales de la société ; de ne pas chercher la solution des grands problèmes dont dépend son avenir. Toute œuvre littéraire qui n’a pas en vue l’idéal et l’utile est malsaine et lettre morte. Bref, l’auteur dramatique doit être désormais philosophe, moraliste et législateur. Térence et Lycurgue à la fois ! »
Il ne faut pas donner à ce programme de Dumas toute l’extension qu’il semble comporter. Ce qu’il vise comme législateur, c’est surtout la réforme du Code et des mœurs, pour tout ce qui a trait à l’union des deux sexes, légale ou non. C’est dans ce cercle restreint qu’il entend exercer son influence, en fondant un art « nouveau », qu’il appelle le « théâtre utile » !
Cette formule devait soulever bien des objections. Et d’abord, disait-on, où est la nouveauté ? De tout temps, l’auteur dramatique, dans la mesure de ses moyens et des libertés permises, a prétendu critiquer et corriger les mœurs et les lois. Et puis, ce nom de « théâtre utile » demande quelque explication. Il serait excessif de réduire l’utilité de l’art dramatique à l’examen constant, unique, des questions sociales. Le théâtre n’est pas une succursale de la tribune, ni de la chaire. Sa fonction est de nous émouvoir par le jeu des passions humaines, — ou de faire rire « les honnêtes gens », comme dit Molière, par la satire de nos travers, de nos ridicules et de nos vices... L’œuvre dramatique est donc utile par cela seul qu’elle provoque le rire ou les pleurs. C’est très bon, le rire, et très utile à la santé du corps et de l’esprit ! Très salutaire aussi, l’émotion provoquée par des sentiments généreux et tendres, qui nous font meilleurs, au moins à l’instant où nous les éprouvons. En réalité, il n’y a d’inutile que le théâtre qui ne nous arrache ni un rire ni une larme. Déclarer malsaine et lettre morte toute œuvre dont l’idéal est absent, c’est faire le procès aux comédies les plus gaies du répertoire. Il n’y a pas ombre d’idéal dans les Précieuses ridicules ou le Malade imaginaire, et l’on ne voit pas que ces œuvres soient malsaines. Quant à l’« utile », il ne faut pas imiter le mathématicien qui, après avoir écouté Phèdre, s’écriait : « Qu’est-ce que cela prouve ? » — Rien assurément : à moins que l’on ne veuille y voir la critique des jugements précipités et des erreurs judiciaires ! — Mais Phèdre, comme Andromaque et Britannicus, nous émeut par la grandeur tragique des infortunes qu’elle évoque, par les devoirs et les passions qu’elle met aux prises. Elle nous fait vivre dans une atmosphère d’héroïsme, dans une humanité supérieure à la nôtre, et c’est assez pour qu’elle nous charme et soit immortelle.
Il ne faut donc retenir de la formule de Dumas que ce qui est juste et louable, et qu’il a mis résolument en pratique : la démonstration, sur la scène, de certaines vérités méconnues, contraires aux opinions reçues, et qu’il s’agit de faire accepter par un public plus ou moins récalcitrant.
Les Dumas ont toujours aimé la lutte. L’aïeul, le général, se jetait dans la mêlée et sabrait les Autrichiens comme un simple soldat. Le fils a passé sa vie à se débattre, joyeusement du reste, contre les difficultés dont il se plaisait à l’encombrer. Et le même esprit batailleur se retrouve dans le goût du petit-fils pour la controverse et la polémique, dans son dédain des idées courantes et son parti pris de plaider sur la scène les causes les plus discréditées à l’avance, en y prenant pour clientes habituelles la fille séduite, la fille-mère, la femme galante et la mal mariée.— La fille séduite, coupable d’une défaillance qu’on lui reproche durement, tandis qu’on ne témoigne qu’indulgence à celui qui l’a provoquée ! — La fille-mère, à qui le séducteur laisse toute la charge de sa triste maternité, sans que la loi l’oblige à s’y associer et témoigne le moindre intérêt pour l’enfant, né d’une faute dont seul il est innocent ! — La femme galante, la pécheresse repentie, qu’il veut réhabiliter par l’amour vrai et par le dévouement maternel ! Et enfin l’épouse délaissée, trahie, puis oublieuse de ses devoirs, pour qui il réclame le bénéfice des circonstances atténuantes et du pardon évangélique !
Ce sont ces vaillantes plaidoiries qui ont fait dire, avec une intention d’ironie très injuste, à mon sens, que chaque pièce de Dumas est une thèse.
Et pourquoi pas ?
La thèse, c’est l’âme de la pièce, la pensée qui l’a dictée, l’idée à mettre en valeur. L’habileté de l’auteur consiste assurément à la faire triompher par la vérité des caractères et la logique des situations plus que par celle des arguments qu’il invoque. Mais il est des thèses morales ou sociales qui, par leur nouveauté et leur audace, exigent la discussion. Pour gagner la cause, il faut la plaider. C’est le cas, par exemple, du Fils naturel ; et si cette pièce est un chef-d’œuvre, c’est que la discussion y naît forcément de l’enchainement des faits et s’unit merveilleusement à l’action du drame, pour nous faire accepter les conclusions de l’auteur. Ce n’est donc pas la pièce à thèse qui est blâmable, a dit très justement un critique avisé, c’est la pièce qui n’est qu’une thèse ; qui pérore et n’agit pas ; qui se fait sermonneuse, et par suite ennuyeuse : surtout quand l’auteur y est représenté par ce personnage de convention que nous a légué l’ancien répertoire, le raisonneur : le Chrysalde, le Bévalde, l’Ariste de Molière, dont la fonction est de nous dire en passant les choses les plus sages du monde, mais qui, de la part de cet intrus, nous laissent froids ! — Quelle différence de ce compère classique au moraliste de Dumas, mêlé à l’action de la façon la plus intime et y jouant un rôle considérable, avec une verve, un entrain, une éloquence, une logique, une ironie, un esprit endiablé qui font dire au spectateur : « Mais c’est Dumas qui parle ! C’est Dumas que j’entends. » Eh ! oui, c’est Dumas qui lui souffle tout cela, mais dans le langage approprié à l’emploi et au caractère qu’il a donnés à son personnage ! — c’est Dumas, mais c’est aussi Barentin, de Jalin, Lebonnard. — Tout Paris reconnaissait jadis Beaumarchais dans Figaro. C’était tout de même Figaro !
Mais, a dit quelqu’un récemment, Dumas n’a rien découvert. Toutes ces idées-là étaient dans l’air ! — Naturellement ! — Mais sans lui, elles auraient pu y flotter longtemps, avant d’affronter les feux de la rampe. Elles ne l’ont pas fait sans péril. Il faut avoir vécu en ce temps-là, pour se rappeler l’indignation des mères de famille contre cette Mme Aubray qui donne pour épouse à son fils une fille-mère. « Pour un peu, disaient-elles, l’auteur nous prouverait qu’il vaut mieux épouser cette créature qu’une honnête fille, sous prétexte qu’il n’y a aucun mérite à prendre celle-ci pour femme., — tandis qu’épouser l’autre, c’est généreux, charitable et bon ! »
Dumas ne disait pas cela. Mais il n’aurait pas fallu le presser beaucoup pour le lui faire dire.
Et le Fils naturel ! — Il était convenu, à cette époque, où l’on parlait sans sourire de la « voix du sang », qu’un père est toujours un être sacré pour son fils, l’eût-il abandonné dès le berceau. Quel murmure dans la salle, quand Jacques tient à ce père indigne le langage que l’on sait : « Oh ! comme il lui parle ! C’est son père, après tout ! » Après tout, en effet ! — Et quelle rumeur de protestation au dénouement contre le mot vengeur, dont Dumas, avec raison, n’a jamais voulu faire le sacrifice.
Et la Dame aux Camélias ! si longtemps repoussée par la censure, si vite adoptée par le public, croit-on qu’elle ait triomphé sans résistance ? Nous attendrir sur les douleurs d’une fille de joie !... Passe encore dans un roman, mais sur la scène ! Rompre les barrières qui lui avaient toujours défendu d’y paraître en héroïne ! Dumas objectait vainement qu’il fallait que ces barrières-là fussent bien vermoulues pour tomber au premier choc ; qu’il n’avait donné à la courtisane, sur les planches, que la place qu’elle avait déjà conquise dans la société ; et qu’on pouvait prévoir à bref délai une telle fusion du monde, du demi-monde, de tous les mondes, qu’on ne saurait plus distinguer le haut du moyen et du bas ! — On n’en criait pas moins à l’immoralité, comme à tout ce qui contredit la morale officielle, la morale en cours, la morale à la mode.
Aujourd’hui, ces doctrines révolutionnaires ont si bien fait leur chemin qu’elles risquent de passer pour banales. J’ai entendu un spectateur de la jeune génération, prêtant une oreille distraite aux arguments de Dumas, murmurer :
« Que de paroles inutiles ! C’est convenu, tout ça ! »
Toutes les idées de Dumas n’ont pas eu la même fortune. La chaleur de son zèle l’entraîne quelquefois si loin que l’on hésite à le suivre, quand il assimile, par exemple, l’adultère du mari à celui de la femme, oubliant que la faute de celle-ci peut attribuer à l’époux une paternité à laquelle il n’a aucun droit. Ou encore lorsqu’il veut introduire dans le code la recherche de cette paternité pour l’enfant naturel ; mesure très généreuse et très équitable en principe, mais, dans la pratique, exposée à tant de trahisons, d’embûches, d’erreurs et d’arbitraire, que le législateur découragé n’y voit qu’une solution possible : c’est que la fille ne se laisse pas séduire !
Mais lors même que l’on fait ses réserves sur des conclusions trop hâtives et des solutions hasardeuses, ce grand remueur d’idées vous a donné à examiner de plus près celles que vous professiez par habitude. Il vous a révélé des problèmes que vous ne soupçonniez pas. Il vous a intéressé à des misères féminines qui vous laissaient indifférent.
Ce n’est pas qu’il soit toujours tendre pour celle dont il s’est fait le champion. Et à cet égard, il est quelquefois déconcertant. Il va volontiers pour elle de l’attendrissement au dédain. Il la défend et la dénigre. Il la plaint et la redoute. « Le féminin, dit-il, est méprisable et dangereux !... Il est l’ennemi ! La femme est frivole et ne se rend jamais au raisonnement. C’est une innocente qui ne sait jamais ce qu’elle a fait, ce qu’elle fait, ce qu’elle doit faire ! »
On admet bien comme conclusion qu’elle a droit à l’indulgence et à la protection des mœurs et des lois. Mais il est permis de s’étonner, quand, après l’avoir déclarée — à tort — incapable de gérer ses propres intérêts, Dumas réclame pour elle sa part de direction dans les affaires publiques : des droits politiques égaux aux nôtres, et, entre autres, celui de voter, qui la fera d’abord électrice, et plus tard éligible ! Et la surprise est au comble, lorsqu’il s’écrie : « Elle se croit capable d’édicter des lois. Elle est en cela aussi ridicule que le serait le sexe fort à vouloir allaiter des enfants ! »
Ces contradictions ne me paraissent pas devoir être prises au sérieux. J’y vois surtout des accès de mauvaise humeur dus à la déception de ne pas trouver sa protégée toujours digne de l’intérêt qu’il lui porte. Comment, d’ailleurs, ne pas se contredire, quand il s’agit de ce « féminin » si variable et si complexe, que plus on l’étudie, moins on le comprend, et qu’il faut renoncer à formuler sur lui un jugement définitif, sous peine de se heurter à tant d’exceptions que rien ne subsiste plus de la règle générale.
Sa clientèle féminine ne lui a pas tenu rigueur de ces boutades. Ces brutalités du langage dictées par la passion ou par la simple amitié ne sont pas pour lui déplaire. Ce qu’elle ne pardonne pas : c’est l’indifférence ! Et ce n’était pas le cas de celui dont elle a été la préoccupation constante, on pourrait dire unique. Aussi le prenait-elle pour confident de ses peines. M. de Saint-Marceaux, dans cette posture familière de Dumas prêtant l’oreille aux doléances des belles éplorées qui réclament son appui, nous offre le parfait symbole de sa vie et de son œuvre. Filles séduites ou en détresse, épouses coupables ou bien près de l’être ; mères délaissées, veuves lasses de leur solitude, repenties lasses de leur repentir lui contaient verbalement ou par écrit leurs scrupules, leurs craintes, leurs remords, — ou plus souvent leurs regrets, — avec le secret plaisir que toute femme éprouve à faire de ses fautes un aveu qui les lui rappelle. Il se prêtait complaisamment à ce rôle de directeur de conscience, de confesseur laïque, qui lui révélait les cas les plus délicats, les plus raffinés de l’union des deux sexes et lui donnait l’occasion de développer à l’aise dans sa correspondance, comme il l’a t’ait dans des brochures éloquentes et d’admirables préfaces, ses idées relatives au divorce, et à la réforme du mariage, qui ne trouvaient pas leur libre expansion sur la scène. Ce ne serait pas la moins précieuse de ses œuvres que la publication de ces lettres écrites de verve, dans la chaleur de l’improvisation, si on pouvait les recueillir et si elles n’étaient pas vouées à l’oubli par leur caractère confidentiel.
Plus d’une de ses pénitentes a dû l’aborder en tremblant. On se méprenait singulièrement sur son caractère en le jugeant sec et hautain, où il n’était que prudent et réservé. Il nous a dit, dans l’Affaire Clémenceau, son rude apprentissage de la vie, à la pension Goubaux, où ses camarades se faisaient un jeu cruel de lui rapporter les mauvais propos de leurs parents sur sa naissance. La méchanceté des enfants le mettait de bonne heure en garde contre celle des hommes ! Plus tard, son père avait été pour lui un éducateur merveilleux, en lui enseignant, par son exemple, tout ce qu’il faut éviter dans la vie : la familiarité trop facile, la table ouverte à tous les flatteurs et tous les parasites, le gaspillage de la santé, du talent, du travail, de l’amitié ! — Et à vingt ans, Dumas fils n’avait plus rien à apprendre de ce qu’il appelle « la préservation de soi-même ». « Je commence, dit-il, par admettre comme philosophie préventive que tous les hommes sont des scélérats, et toutes les femmes des coquines. Si je m’aperçois que je me suis trompé sur un ou une, ma déception est une joie, au lieu d’être un chagrin. »
On conçoit, dès lors, qu’à la vue d’un inconnu son premier mouvement fût la méfiance. Il l’observait froidement, de son gros œil saillant, avec une attention curieuse qui se tenait le plus souvent sur la défensive, mais quelquefois se faisait subitement agressive, comme pour tâter cet ennemi possible et le forcer à se découvrir par la riposte. Si l’expérience n’était pas rassurante, il était sur ses gardes pour longtemps, sinon pour toujours. Si elle éloignait toute probabilité de trahison, il désarmait, se livrait peu à peu et se révélait le causeur le plus charmant, le conseiller le plus sage, l’ami le plus sûr, le plus tendre et le plus dévoué... Il lui arrivait même, après avoir été trop méfiant, de ne plus l’être assez de faire des ingrats et de justifier ce jugement de son père : « Alexandre est à la fois blasé et candide, méfiant et crédule ! »
Ce que son langage un peu brusque, son amitié un peu railleuse, sa bienfaisance un peu bourrue cachaient de réelle bonté, ceux-là seuls peuvent le dire qui ont été les témoins de sa vie, et qu’il a honorés, comme moi, de son amitié !
Quand la statue de l’aïeul, du soldat patriote, se dressera sur cette place, entre celles du fils et du petit-fils, nous saluerons en eux l’assemblage des dons les plus précieux de l’intelligence et du cœur : la bravoure et la charité, la haine de toute oppression, de toute injustice ; la belle humeur, le bon sens et l’esprit au service de toutes les bonnes causes ! — Et nul peuple ne pourra offrir à l’admiration du monde entier une place comparable à celle des Trois Dumas !
Au nom du Comité que j’ai l’honneur de présider, je remets à la Ville de Pais ce monument de M. René de Saint-Marceaux, consacré à la mémoire d’Alexandre Dumas fils.