Inauguration du monument élevé à la mémoire de Bernardin de Saint-Pierre, à Paris

Le 17 octobre 1907

Melchior de VOGÜÉ

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ
À LA MÉMOIRE DE BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

À PARIS
Le Jeudi 17 octobre 1907

DISCOURS

DE

M. LE VICOMTE MELCHIOR DE VOGÜÉ

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

De nos jours, comme au temps de Bernardin de Saint-Pierre, il y a des hommes sensibles et vertueux. C’en était un assurément que le généreux Français qui eut ces deux belles inspirations : prélever une part de sa fortune pour éclairer la route de nos marins dans les dangereux parages d’Ouessant ; consacrer une autre part à honorer ici, dans ce grand laboratoire des sciences naturelles, le plus passionné des amants qu’ait jamais eus la Nature.

Je laisserai aux donataires l’agréable devoir du remerciement. Je n’ai d’autre mission aujourd’hui que de représenter une invitée du Muséum, l’Académie française, dans cette commémoration de l’écrivain qui dota notre langue d’un chef-d’œuvre.

Les Études de la Nature avaient charmé des esprits préparés par Rousseau ; le dernier tome, publié en 1788, subjugua tous les cœurs : il contenait l’histoire de Paul et Virginie. C’était la vieille églogue de Daphnis et Chloé, rajeunie, épurée par un déisme vertueux, située dans un paysage d’enchantement, achevée par une catastrophe tragique. Tout ce qu’il y avait de sensiblerie un peu naïve dans les dissertations scientifiques du naturaliste se transformait là en un sentiment tendre et vrai, convenable à ces deux beaux enfants; et leur infortune subite arrivait juste à point pour arracher des larmes au lecteur. Ces larmes, toute la France les versa, depuis la reine Marie-Antoinette jusqu’aux filles du peuple.

Aujourd’hui encore, après plus de cent ans, la petite ouvrière de nos faubourgs pleure sur Virginie, abîmée dans les flots sous les yeux de son ami. Le couple du quartier des Pamplemousses a pris une vie réelle et indestructible dans l’imagination populaire. Entre tous les héros du monde légendaire, Paul et sa compagne sont ceux qui ont le plus souvent inspiré nos peintres, nos graveurs, les décorateurs du palais et de la chaumière.

Désigné par la faveur publique pour la direction du Jardin du Roi, je crois bien que Bernardin de Saint-Pierre fut redevable de cette haute charge à la protection de Virginie, plus encore qu’à ses travaux scientifiques. Il connut sur le tard toutes les ivresses de la gloire. Il se plaignait même qu’elle lui coûtât trop cher : en une seule année, il paya deux mille francs de ports de lettres pour les sacs d’épîtres enthousiastes qui lui étaient adressées de toutes les parties de l’Europe par ses admiratrices. Deux d’entre elles firent davantage : elles lui donnèrent ce que la gloire n’apporte plus d’ordinaire à la vieillesse. Il avait cinquante-cinq ans lorsque la fille de son imprimeur, Félicité Didot, s’amouracha de lui. Il l’épousa ; de méchants biographes prétendent qu’il ne la rendit guère heureuse ; elle mourut après peu d’années. Une autre petite pensionnaire, la jolie Désirée de Pelleporc, vit les soixante-trois printemps de Bernardin à travers le prisme de Paul et Virginie ; nouveau mariage, très heureux cette fois.

Après avoir rappelé ces suprêmes récompenses du génie, nous pourrions passer sous silence les satisfactions moins rares qu’il trouva dans l’Institut. Il y fut admis dès la fondation, dans 1a classe des sciences morales et politiques. Il siégeait parmi ces hommes graves, les Cambacérès, les Daunou, en qualité de réformateur du genre humain. Tout jeune, enflammé par la lecture du Robinson Crusoé, Bernardin avait nourri la chimère de fonder sur quelque terre vierge une république idéale, ramenée aux mœurs et aux vertus de la Nature, comme on disait alors. Il oubliait que Robinson était seul dans son empire, et que, lorsqu’on y fut deux, le second était naturellement un esclave. Notre réformateur se mit en tête de découvrir une île déserte, où les citoyens de la nouvelle Salente redeviendraient libres, justes, innocents. Il l’alla chercher aux Antilles ; ne l’ayant pas rencontrée de ce côté, il s’avisa d’installer sa république modèle en Asie, sur les bords de la mer d’Aral. Son projet de colonisation amusa l’impératrice Catherine sans la convaincre. Rebuté à Pétersbourg, Bernardin tourna ses investigations vers l’Océan Indien. Là encore, il n’aborda point à cette île d’Utopie dont il rêvait obstinément. Il trouva mieux : une historiette de naufrage que lui contèrent les gens de I’Ile de France, et qui devait rendre son nom immortel.

À la nouvelle organisation de l’Institut, en 1803, un savant de la section de mécanique, le citoyen Bonaparte, estima que les rêveries de son confrère n’avaient rien de scientifique, ni de moral, ni de politique. Il transporta M. de Saint-Pierre dans l’Académie française, qui renaissait sous le nom de classe des lettres. La postérité a jugé comme le Premier Consul. C’est le poète en prose qu’elle glorifie. Elle a vu son petit livre grandir, monter aux nues, comme votre cèdre sorti du chapeau de Jussieu. Elle sait que toute la magie descriptive des romantiques était en germe dans l’œuvre de Bernardin, continuée et amplifiée par l’imagination de Chateaubriand. Lecteur passionné de Paul et Virginie, le jeune solitaire de Combourg reçut de son devancier la révélation du monde exotique et du parti littéraire qu’on en pouvait tirer. Atala ne serait peut-être pas née, si Virginie ne lui eût fourni un modèle, un cadre, des couleurs déjà préparées. Chateaubriand emprunta même à son premier maître l’adroit procédé qui avait si bien réussi, comme lui, il insinua la légère idylle dans un gros ouvrage didactique ; et comme les Études de la Nature, le Génie du Christianisme prit son vol, porté par l’aile victorieuse d’une aimable fiction. Depuis le grand René jusqu’à notre Pierre Loti, tous les écrivains du siècle qui a fait une si large place au pittoresque, à l’exotisme, à la couleur locale, — tous sans exception doivent à Bernardin l’instrument qu’ils ont perfectionné.

C’est pourquoi notre Compagnie réclame avec une fierté jalouse le père de Paul et Virginie. Elle vous rend, Messieurs du Muséum, l’auteur des Études et des Harmonies de la Nature. Il est bien à sa place dans l’ancienne et illustre maison où il rentre. Peut-être ne le mettrez-vous pas sur le même rang que tel autre de ses contemporains, un Buffon, un Lamarck ; mieux que moi, vous savez que ces génies divinateurs ont entrevu toutes les lumières qui allaient éclairer les naturalistes du XIXe siècle ; ils ont vos ascendants et votre grand sujet d’orgueil, parce qu’ils marquèrent d’avance à l’effigie française les théories, les vérités, les méthodes rationnelles qui devaient triompher plus tard sous des bannières étrangères. Le bon Saint-Pierre est chez vous à un autre titre : au titre de l’amour ; d’un amour fervent et candide pour la beauté, pour la bonté apparente de cette Nature à qui des savants mieux armés arrachaient ses secrets. Ils ne sont pas toujours aussi consolants que l’imaginait Bernardin.

Il est à sa place dans ce Jardin des Plantes, asile et paradis des petits enfants qui viennent s’y former une idée de l’univers. Quand ils auront épuisé tous les plaisirs qu’ils doivent à l’intendant de 1792, — l’admiration devant l’éléphant, la terreur devant le lion et le tigre, le rire joyeux devant les singes, — ils viendront jouer aux pieds du vieil homme de bronze qui amena pour eux la ménagerie du Roi dans le jardin de la Nation. Ce maître indulgent leur donnera des leçons appropriées à leur âge. Il leur redira que si la prune et la cerise sont taillées à la mesure de notre bouche, le melon a été formé beaucoup plus gros et divisé par côtes, sa destination étant de servir au repas de famille; tandis que les dimensions de l’énorme citrouille indiquent à l’homme sociable qu’il la doit partager avec ses voisins.

Ne sourions pas trop de ces enseignements ; il est toujours opportun d’apprendre aux enfants de toute condition que les heureux détenteurs du melon et de la citrouille ont le devoir de partager ces bonnes choses avec ceux qui n’en ont pas eu leur part. N’en déplaise à Bernardin, il ne semble point que la Nature ait très fortement inculqué cette obligation morale dans le cœur des petits gourmands, ni dans celui des grands.

Un peu plus tard, quand ces enfants seront devenus les jeunes hommes et les jeunes filles qui promènent sous vos ombrages les délicieux émois d’un trouble inconnu, quand ils reviendront s’asseoir et parler tout bas devant le témoin de lettes premiers jeux, souhaitons-leur de ne demander qu’à lui le livre confident de leurs chers secrets. Ils pourraient trouver dans notre littérature de pires conseillers : Bernardin de Saint-Pierre leur a légué le plus inoffensif, le plus touchant bréviaire de la .jeunesse, de l’amour et du malheur.