FUNÉRAILLES DE M. VICTORIEN SARDOU
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Le Mercredi 11 novembre 1908
DISCOURS
DE
M. PAUL HERVIEU
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
AU NOM DE LA SOCIÉTÉ
DES AUTEURS ET COMPOSITEURS DRAMATIQUES
La Société des auteurs et compositeurs dramatiques est frappée dans son affection la plus profonde par la mort de Victorien Sardou.
De toutes les ovations dont il emporte la chaleur dans sa tombe, la plus récente est celle qui, lors de notre assemblée générale du mois de mai dernier, salua son nom glorieux. Durant plusieurs minutes d’applaudissements unanimes qui lui étaient décernés, on vit son encolure énergique, sa tête volontaire osciller d’heureuse défaillance. Et c’est, à cette heure, notre unique pensée consolante que de lui avoir offert cette suprême joie.
Le nom, en effet, de Victorien Sardou ne désignait pas seulement parmi nous le magistral auteur d’une œuvre universellement célébrée. Ce nom était en quelque sorte aussi un fier panache de ralliement, un symbole d’indiscutable autorité, de puissance directrice, de dévouement passionné pour notre corporation.
Ce que Victorien Sardou lui aura consacré de son esprit et de son cœur ne saurait s’évaluer. Ses attentives vigilances, ses sacrifices de temps, ses démarches, toutes les dépenses intellectuelles et toutes les sollicitudes émues qu’il a prodiguées pour ses confrères laisseront dans leur conscience un véritable culte envers sa mémoire.
Ceux d’entre les nôtres qui vinrent le consulter à son bureau de travail, où qui prirent part aux délibérations professionnelles qu’il présida si longtemps, se rappelleront avec une gratitude ineffaçable cette physionomie que les expressions de zèle combatif et protecteur crispaient ou détendaient tour à tour, et dont toutes les lignes à la fois parlaient merveilleusement le plus intense langage : figure aristocratique, et en même temps popularisée, que les descriptions, les reproductions avaient fait entrer de son vivant dans la légende ; figure qui inspira des comparaisons avec tel ou tel illustre visage, et dans laquelle, au soir de son existence, nous pensions apercevoir — avec son béret de velours, avec l’archaïsme de cette toque noire — un maître ès lettres, un maître ès sciences, un maître ès arts, dont Holbein aurait aimé à fixer ainsi les vigueurs et les finesses pour les regards de la postérité.
Devant l’œuvre de Victorien Sardou qui, plus peut-être qu’aucune autre, fait parcourir toute la gamme des sensations, devant cette œuvre apte aussi bien à déterminer la gaieté légère que le pathétique le plus violent, je n’entrerai pas dans la vaste énumération des titres, qui d’ailleurs sont aujourd’hui rappelés à tous les souvenirs. Est-il besoin de citer les Pattes de mouche et la Tosca, Nos Intimes et la Haine, Rabagas et Divorçons, pour que l’on reconnaisse combien le dramaturge qui les composa sut également exceller dans les croquis d’intimité et les larges fresques d’histoire, dans la caricature politique, l’estampe jolie ou les décentes gravures du boudoir conjugal ?
Nul n’a mieux compris que Victorien Sardou cette loi du théâtre qui commande que le spectateur ne cesse pas un instant d’être tenu en haleine, captivé, arraché à soi-même par les forces de l’hilarité ou de l’émoi, de l’attendrissement ou de l’angoisse.
Il fut grand docteur en cette science de préparer, de ménager, de doser, de produire et de renouveler l’effet. Il fut le grand électricien qui, ayant disposé le magique métal de ses fils, goûta ce plaisir qu’aux minutes qu’il décidait, l’âme du public fût infailliblement secouée par les petits ou les grands frissons de l’amusement ou de l’horreur.
Tant de sûreté dans la méthode, tant d’habileté dans les moyens ne s’alliaient pourtant à aucune sécheresse mentale. Et c’est une occasion de noter un témoignage de l’extraordinaire sensibilité artistique dont était doué Victorien Sardou. Aux examens du Conservatoire, où précisément cette semaine sa place vide fait à nos yeux une étendue désolée, nous avons vu naguère des larmes rouler sur ses joues de vétéran de l’art, pour un passage de Racine dans lequel une débutante donnait une lueur de promesse, une fugitive espérance de talent futur.
Avec un tempérament si impressionnable, il ne pouvait manquer que Victorien Sardou ne se sentît parfois piqué au vif sous divers assauts qu’il eut à subir dans la bataille littéraire. Après des victoires répétées, — et toujours persistant dans sa brillante carrière, — ses ouvrages avaient constitué un de ces royaumes par lesquels on a des difficultés territoriales et de voisinage et souvent maille à partir avec les uns ou les autres. L’indulgente paix que l’on réserve aux petits États neutres ne pouvait pas être accordée à Victorien Sardou. De plus, les années qu’il a vécues se répartissent sur assez de générations pour que les caprices de la mode aient eu le temps de lui faire alternativement de grandes fêtes et d’irritantes sournoiseries. Il connut ainsi l’extrême admiration pour sa manière et les systématiques dénigrements ; et, dans ces vicissitudes, la douceur l’attendait d’être, en ses dernières années, acclamé plus que jamais à la scène.
À aucune période, toutefois, sa vaillance de lutteur ne se laissa envahir par le moindre découragement. Et, par exemple, il est impossible de rendre l’intonation de philosophie malicieuse, la nuance de curiosité feinte dans lesquelles il lui arriva jadis de résumer un de ses griefs : « N’est-ce pas singulier, demandait-il, qu’il soit actuellement permis à tout le monde, sauf à moi, de faire du Sardou ?... »
C’est là un trait de lui que je m’excuse de choisir entre mille autres pénétrants et en faveur desquels il serait juste que l’on réclamât. Mais sur les lèvres d’où il est parti, celui-là laisse un sourire débonnaire et charmant, non moins que transparaissait une indication décisive du caractère dans ces larmes exquises auxquelles j’ai fait tout à l’heure allusion. Tandis que le théâtre et la renommée de Victorien Sardou vont continuer à s’épanouir par le monde, on tient à retenir, du cher grand homme, les détails menus qui s’enfonceraient avec sa personne dans le pays des ombres.
Il a été exprimé ailleurs, et d’autres ont décrit supérieurement ses incomparables activités et les dons prestigieux de son naturel, quel ensorcellement émanait de ses entretiens encyclopédiques, de son érudition si clairvoyante, de sa belle sagesse dominatrice.
Pour ma part, si j’ai mal traduit la reconnaissance que j’avais la douloureuse mission d’exprimer à Victorien Sardou, c’est que la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, en s’inclinant devant le deuil d’une famille à qui elle porte le respect le plus tendrement attaché, c’est, dis-je, que notre Société croit sentir qu’en ce jour elle-même est ici comme une parente proche. Et il y a en nous cette pudeur de piété, cet élan qui néanmoins voudrait demeurer presque confidentiel, cette oppression de la gorge qui ne parvient guère qu’à s’écrier : « Nous ne saurions exprimer tout ce que nous avons perdu !... On ne peut pas savoir ce qu’il était pour nous ! »
Si j’ai insuffisamment évoqué les œuvres de Victorien Sardou, c’est qu’entre ces murs solennisés par la mort de leur hôte, — où l’on ose à peine, de la voix, interrompre le religieux silence, — il y avait scrupule à faire défiler une liste sans fin de personnages aux costumes éclatants ou burlesques, le rouge de la scène aux pommettes, ceux-ci la bouche encore tordue par l’irrésistible comique des rôles, ceux-là dans le chatoiement et la splendeur profane des pièces à grand spectacle.
Mais une époque se dessine à laquelle l’éloquence de quelque orateur aura toute latitude de faire surgir ces masses disparates et confondues sur l’une de nos places de Paris, où l’imagination apercevra l’espace qu’il faut pour les ranger. À cette date procurée par la bienveillance des pouvoirs publics, par l’admiration et la sympathie générales, par les soins fidèles de ses confrères, Victorien Sardou, sortant du linceul dont il est à présent voilé, nous sera restitué dans un marbre duquel nous rêvons ce miracle que le modèle lui aura prêté l’animation surnaturelle qui déjà, toute sa vie, nous émerveilla.