INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ
À LA MÉMOIRE DE JEAN-FRANÇOIS REGNARD
A DOURDAN
Le Dimanche 5 septembre 1909
(Deuxième centenaire de la mort du poète)
DISCOURS
DE
M. JULES CLARETIE
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Il y a tout juste cinquante ans, l’Académie Française, dans sa séance publique annuelle, entendait la lecture d’un Éloge de Regnard qu’elle avait donné comme sujet pour le prix d’éloquence à décerner en 1859 et un critique distingué, étudiant le gai Regnard avec le mélancolique Vauvenargues, M. Gilbert, célébrait un auteur qui n’avait point fait partie de l’Académie et que l’Académie recevait ainsi en quelque sorte cent cinquante ans après sa mort. Ce jour-là l’auteur du Légataire Universel « prenait séance » et j’aurais presque envie de dire qu’aujourd’hui, en même temps que Dourdan célèbre le deuxième centenaire du poète qui fut son hôte, l’Académie célèbre le cinquantenaire de l’éloge de Jean-François Regnard.
Je la remercie de l’honneur qu’elle a fait à l’administrateur de la Comédie-Française de le désigner pour louer ici l’auteur dramatique qui fut du moins chez lui dans la Maison de Molière. Regnard est un de ces maîtres qui dans la longue galerie des ancêtres du théâtre gardent le plus fidèlement la vieille tradition de la race, le don de la belle humeur et du rire. Parisien de Paris, fils du quartier des Halles, il a la franchise narquoise du gamin qui passe une chanson aux lèvres, le goût des aventures dans la tête, et, sous sa frivolité apparente, la vaillance et l’héroïsme au cœur.
On a tout naturellement comparé bien souvent Regnard à Molière, j’entends dans leur destinée sinon dans leur œuvre ; tous deux enfants de Paris, fils de bourgeois, l’un errant à la tête d’une troupe de comédiens à travers la France, l’autre courant les aventures à travers le monde ; tous deux amoureux et tous deux attristés, l’un par une femme, l’autre par une maîtresse ; tous deux applaudis, l’un joyeux de ses succès, l’autre trouvant des motifs de douleur jusque dans ses chefs-d’œuvre, l’un enterré la nuit, furtivement comme un malfaiteur, l’autre porté en grande pompe dans l’église voisine et la chapelle de la Vierge, ni l’un ni l’autre n’ayant d’ailleurs aujourd’hui une tombe où reposent leurs os ; mais tous deux ayant conquis l’immortalité de la scène et restés vivants pour les spectateurs que l’un fait penser et que l’autre amuse. C’est le parallèle qu’a réussi M. Gilbert dans son éloge académique en donnant pour devise à son discours un hémistiche de la Métromanie de Piron : « J’ai ri, me voilà désarmé ! »
Désarmé ! Faut-il donc s’armer contre Regnard et se défendre de son rire ? L’éclat de gaité qui traverse, anime, illumine son œuvre, et n’est certes pas le rire profond, mélancolique et pensif du contemplateur, le rire spirituel et un peu cherché de Marivaux, le rire sarcastique de Voltaire, le rire agressif de Figaro qui fait tomber les bastilles, mais c’est le rire large et plein du bon vivant, du grand chasseur, du fin buveur, du diseur de bons mots assaisonnés au saupiquet de nos pères. C’est le rire d’un fils de la Gaule. C’est le rire des Plaideurs, si vous voulez ; ce n’est pas le rire de Térence, c’est le rire de Plaute. Et c’est Plaute justement que Regnard admire et continue. Molière préférait Térence. La distance et la nature rapprochaient Regnard, qui avait été bâtonné comme captif à Alger, de Plaute esclave, tournant la meule chez le boulanger romain. Et comme le Latin, le bon Français, malgré ses malheurs, continuait à rire.
L’œuvre de Regnard respire la santé. C’est la joie de vivre, la joie de chanter, la joie d’aimer. Le vers du poète mousse et pétille comme du champagne. Il y a de la magie dans ses mascarades et tel critique a comparé Regnard à qui ? à l’Arioste[1]. Et il n’y a point ici de paradoxe. Ce Parisien a dans sa gaité l’électricité du soleil d’Italie, et sa verve semble puisée à une fiasche du vin doré d’Orvieto.
C’est par le style que le théâtre de Regnard est resté si jeune, étincelant et, coloré, plein d’une richesse verbale qui peut soutenir la comparaison avec les plus habiles parmi les amoureux et sertisseurs de mots, les orfèvres de la poésie moderne. Son vers, ce vers facile qu’il écrivait, paraît-il, si difficilement,
…Et quelquefois
Pour faire quatre vers il se mange les doigts...
... va, vient, court, enjambe, s’envole, avec des gaîtés de grelots et des légèretés de libellule. J’aurais presque envie de dire que la poésie a ses aviateurs. Et Regnard en est un. Il est léger, il est fringant, il est alerte, il est aérien. Il est aisé. C’est le mot par lequel l’ami Palaprat le caractérise :
De notre scène il sait l’art enchanteur,
Il est habile, il fait rire avec grâce,
Il est aisé.
Et il est habile aussi. C’est, comme nous disons à la comédie, un « homme de théâtre ». Il y a déjà dans la contexture de ses pièces, dans son art de manier l’accessoire, — par exemple, le portrait passant de main en main dans le Joueur, — quelque chose de la dextérité d’un Beaumarchais comme il y a dans son style un je ne sais quoi d’alerte, d’entraînant, de clair, qui semble faire de ce poète du siècle de Louis XIV un écrivain du XVIIIe siècle. Ou plutôt il y a là dedans l’amour et le goût et la science du mot populaire, la verve d’un Rabelais ou d’un Béroalde de Verville.
Son théâtre a le diable au corps ; mais ce démon a des ailes et point de griffes. La Muse de Regnard ce n’est pas la Vérité, l’« âpre vérité », disait Stendhal, c’est la Fantaisie. Elle papillonne, elle guitarise, elle s’incarne dans cette Agathe des Folies Amoureuses qui chante, danse, jette au vent les fusées de son rire, les refrains de ses chansons, berne le jaloux et prend la clef des champs, les grelots de Momus au bonnet.
La Fantaisie ! Il y a du Banville déjà dans Regnard, et ses personnages, si français, avec leurs gestes de bouffons de la Comédie italienne, font songer à l’idéale vision de la « Fête chez Thérèse » où les trivelins plaisantent, « lirtent », comme on dit à présent, avec les marquises :
…La comédie
Est une belle fille et rit mieux au grand jour...
Je sais bien ce qu’on reproche à la « belle fille ». Elle divertit, elle ne moralise pas. Regnard n’est pas un moraliste. Il se moque du distrait, comme La Bruyère de son Ménalque ; il s’amuse des mésaventures du joueur, il ne prétend à corriger ni la passion de celui-ci, ni les ridicules de celui-là. Il prend l’humanité comme elle est ; il la voit passer, il s’en moque et il laisse aux réformateurs le soin de la corriger, s’ils peuvent.
Mais enfin puisqu’ici tous les hommes sont fous,
Ce n’est pas un grand mal ; hurlons avec les loups,
Et encore dans son épître à M. du Vaulx :
En vain contre les mœurs la raison vous irrite.
Par quatre méchants vers, peut-être déjà dits,
Croyez-vous changer l’homme et redresser Paris ?
Il n’entend pas « redresser Paris », il se contente de le charmer. Démocrite, les Ménechmes, les Folies amoureuses, la Légataire attirent la foule à la Comédie-Française. Alors cet amuseur fait scandale. Et les auteurs de tragédies, maintenant oubliées, tonnent contre ce comique et protestent contre son succès ! De Brie, l’auteur des Héraclides et Danchet, l’auteur des Tyudarides, trouvaient que ce gai Regnard déshonorait la Comédie Française par ces farces tabarinesques.
« La plupart des victoires, a dit Voltaire, sont comme celles de Cadmus : il en naît des ennemis. » Victoires politiques, victoires littéraires, et au théâtre plus qu’ailleurs, cette réflexion est une vérité.
Regnard, ce gai compagnon, ce hardi voyageur dont l’existence allait se terminer « comme par un coup de foudre à la fin d’une féerie », a-t-on dit fort joliment [2] ; Regnard devait précisément assister aux tristes lendemains des victoires du grand siècle. Et le chagrin qu’il ressentit de ces retours de la fortune doit lui faire pardonner (si le rire a besoin de pardon) l’inextinguible rire de sa vie et de son œuvre. À l’heure où Saint-Simon se servait déjà d’un mot qui nous est cher, patriote, Regnard, l’hôte joyeux du château de Grignon, était attristé de nos malheurs, et devenait patriote, lui aussi.
À l’heure où Regnard recevait ses amis dans ce coin du Hurepoix dont il avait fait « un séjour délicieux », le siècle de Louis XIV finissait et celui qui devait être le siècle de Voltaire et de la Révolution française commençait. La France appauvrie, la France vaincue, voyait Louis XIV vieilli regarder se coucher le soleil derrière les massifs de Versailles. La noblesse épuisée de luxe, ruinée par le jeu, payait ses dettes en mourant avec grâce. Et mal nourris, nos soldats jetaient le pain amer qu’on leur distribuait pour courir sus à l’ennemi. L’héroïsme de Malplaquet rendait inquiet l’ennemi menaçant et Regnard, en attendant Denain, — qu’il ne devait pas voir, — consolait de son mieux, par le rire, la nation envahie.
« Il faut bien qu’on rie quelque part », disait le vieux roi en percevant parmi les cris de misère les échos des lazzis de la voix de Crispin à la Comédie-Française.
Regnard riait, mais il pensait. Le Grand Bailli d’épée qui songeait peut-être à tirer cette épée inutile et l’amoureux qui n’avait plus vingt ans se disait peut-être aussi que le cœur de l’homme a ses revers. Alors, pour se consoler du présent, il évoquait le passé.
Quand il tombait dans ses heures sombres, il quittait la table, il laissait là ses convives, et s’enfermant dans son cabinet, il regardait, conservés par lui et appendus là, les fers qu’il avait portés autrefois, les vêtements déchirés de sa captivité, les haillons qu’il avait traînés d’Alger à Marseille, et le souvenir des maux soufferts, des maux bravés, des épreuves subies, le consolait du présent comme l’espérance en des jours meilleurs consolait aussi la France.
Je sais gré à Regnard de sa mélancolie ; il ne « hurlait pas seulement avec les loups » ; il pleurait avec ceux qui souffraient. Sous le rieur, il y avait un homme.
Messieurs, votre jolie cité de Dourdan s’est fait honneur dans le plein air de sa Grand’Place le buste de ce Parisien à qui Paris n’a donné qu’une niche sur une des façades de son Hôtel de Ville.
Francisque Sarcey, votre compatriote, en eût cordialement félicité sa ville natale en remerciant celui qui s’est fait le promoteur de la cérémonie d’aujourd’hui. L’érudit et dévoué M. Joseph Guyot, l’auteur du Poète J.-F. Regnard en son château de Grignon, terminait son excellent, ouvrage en disant :
« Qui sait ? Un jour peut-être Dourdan, jaloux de montrer une statue de son homme célèbre et se repentant de n’avoir pas su garder son tombeau, fera couler en bronze et inaugurera sur quelque piédestal, au milieu de son marché, en face de son église, cette belle effigie de Regnard, dont l’ombre errante attend toujours un monument. »
L’« ombre errante » n’attend plus cette réparation, cet hommage suprême.
Voici Regnard jeune, élégant et majestueux à la fois. Voici le buste drapé du poète par Foucou. Le Grand Bailli rentre chez lui ; le poète revient près du logis disparu ; l’enfant des piliers des Halles parisiennes retrouve en sa cité d’adoption la vieille halle où il rendait la justice à vos grands-pères, et lorsque les enfants de Dourdan passeront devant cette image, on pourra leur dire sans crainte : — Voici l’effigie d’un charmant aïeul qui fut un vrai Français de France, d’un poète honnête et bon citoyen, d’un gai compagnon qui ne fit de mal à personne et qui, pour se divertir, divertit ses contemporains et amuse encore ses petits-neveux. Regardez-le, aimez-le et lisez-le. Vous saurez ce que c’est que l’esprit, le style alerte, la belle humeur et la fantaisie bien française.
On a eu raison de dire que celui-ci est l’héritier « le plus proche et le plus avantagé de l’auteur du Malade imaginaire s’il n’en est pas le Légataire universel ». Et la postérité a depuis longtemps ratifié le jugement de Voltaire :
« Celui qui ne se plaît pas avec Regnard, n’est pas digne d’admirer Molière. »
Et je salue, au nom de l’Académie française, le poète Jean-François Regnard, de la Comédie-Française.