Inauguration du monument élevé à la mémoire d'André Theuriet, à Bourg-la-Reine

Le 9 novembre 1913

Émile FAGUET

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE

D’ANDRÉ THEURIET

À BOURG-LA-REINE
Le Dimanche 9 novembre 1913

DISCOURS

DE

M. ÉMILE FAGUET
MEMBRE DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

L’Académie française s’associe de tout son cœur à l’hommage que l’on rend aujourd’hui, dans ces lieux qu’il a aimés, au romancier et au poète André Theuriet, comme à un homme qui a honoré grandement les bonnes lettres françaises.

Romancier et poète, André Theuriet le fut par vocation très évidente et par un décret nominatif de Celui qui distribue les destinées et les talents. Tout jeune, il aima à regarder avec attention, avec pénétration et avec bienveillance et à raconter et peindre ce qu’il voyait. De là ses nouvelles et ses romans si vrais, si justes de ton, sans pessimisme, mais non sans connaissance des défaillances de l’humanité ; sans misanthropie, mais non sans observation pénétrante ; car le pessimisme n’est qu’un art assez facile de faire croire que l’on voit loin, dont n’a pas besoin celui qui voit juste.

Theuriet était simplement naïf et vrai, et sa conscience était de ne peindre que ce qu’il voyait autour de lui. Il était provincial ; pendant une moitié environ de sa carrière, il peignit des provinciaux avec leurs petites vanités, leurs petites ambitions, leurs petites prétentions, avec leur bonhomie aussi, leur simplicité, leur candeur aimable, leur goût de l’obscurité tranquille et de la vie simple et saine. Il peignit leurs jeunes filles, simples, rêveuses, craintivement et pudiquement romanesques, enjouées aussi, et spirituelles, et gaîment malicieuses, doucement obstinées encore et merveilleusement capables d’arriver finalement, d’un mouvement bien calculé, bien suivi et insensible, à ce qu’elles ont une fois voulu.

La petite bourgeoisie française, si sympathique, tout compte fait, malgré tout le mal qu’ont dit d’elle, par modestie sans doute, ceux qui en étaient issus, n’a pas de peintre plus juste, sans complaisance, ni plus impartial, ni plus minutieusement pénétrant qu’André Theuriet. Il semble dériver directement de George Sand, de cette George Sand, car il y en a plusieurs, qui, quand elle était vieille et quand il était jeune, se tournait du côté de la bourgeoisie provinciale, attachait sur elle ses yeux calmes et en donnait des portraits indulgents, relevé d’un léger ragoût de malice, avenants en somme, à demi charmants et pour tout dire, après expérience, qui me semblent les plus vrais du monde.

Ces romans de Theuriet ne sont pas écrits merveilleusement. « Un sot, dit La Bruyère, croit écrire admirablement, un bon esprit croit écrire raisonnablement. » Theuriet croyait écrire raisonnablement, judicieusement, justement, finement, dans le style le moins fatigant du monde. Il étonne ceux qui croient que le premier mérite d’un auteur, ou le suprême, soit de fatiguer son lecteur. Il n’aspire pas à cela, et si son goût ne lui persuadait pas de l’éviter, la bonté de son cœur suffirait à l’en détourner. Il semble qu’il ait toujours entendu Fénelon disant : « Tant d’éclairs m’éblouissent ; je veux une lumière douce qui soulage mes faibles yeux. » Cette lumière douce, finement nuancée, du reste, délicatement irisée, empruntée aux tendres aurores ou aux caressants crépuscules de notre ciel de France, cette lumière française qui n’exclut pas la couleur, mais qui l’apaise ou qui se garde, au moins, de l’exaspérer, cette lumière qui ne crie pas, mais qui chante ; c’est précisément celle de nos « coteaux modérés » et celle du style, bien personnel et difficilement imitable, d’André Theuriet.

Il était poète aussi et nous devons d’autant plus nous en souvenir qu’il semblait s’attacher à le faire oublier. Si étranger aux écoles que peut-être il ne savait pas leur nom, ce qui est souvent le plus important d’une école et quelquefois tout ce qui en reste, il chantait pour lui et n’a jamais pris une théorie pour une inspiration, en quoi peut-être il voyait juste. Mais son instrument, ici encore, sans être capable d’aucun fracas, était admirablement juste et avait un son bien à lui. Plus d’une de ses petites chansons prendra sa place, l’a prise déjà, dans les anthologies et n’en sera jamais écartée, et la Chanson du vannier :

Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous assouplis sous la main du vannier...

se placera tout naturellement à côté de la Chanson du vanneur, de Joachim du Bellay,

À vous, troupe légère,
Qui, d’aile passagère
Par le monde volez...

dans la mémoire charmée des hommes qui doivent venir.

Et veuillez écouter ceci qui est moins connu. Le poète, au temps des vendanges est couché, après une journée lourde de travail rustique. L’odeur des raisins froissés lui parvient, de moment en moment, à travers les airs limpides…

Je m’endors et déjà le frissonnant matin
Touche les pampres verts d’une rougeur furtive,
Et toujours cette odeur enivrante m’arrive
Avec les derniers chants d’un rossignol lointain
Et les premiers cris de la grive.

Il était naturel qu’à un élève de George Sand échappât quelquefois un couplet parfaitement digne de Théocrite.

Aussi bien a-t-il été plus d’une fois celui qu’on serait tenté d’appeler notre Théocrite forestier. Son domaine propre fut la forêt, le sous-bois mystérieux et mélancolique. Ce fils de l’Argonne aimait la forêt d’un amour filial, et la forêt n’était pas plus fortement enracinée dans la vieille terre gauloise que dans son cœur. George Sand a aimé les vallées, les ravins, les brandes et les traînes, c’est-à-dire les chemins creux. La forêt, exception faite pour la Mare au Diable, paraît peu dans son œuvre. Theuriet s’est approprié la forêt. Il en connaissait toutes les essences ; il en nommait les moindres fleurs, les moindres arbustes, les moindres mousses et les moindres brins d’herbes et par leurs noms français et par leurs noms latins et par leurs noms en patois. Elles ne pouvaient point ne pas se reconnaître.

Comme dans Victor Hugo les plantes des bois en le voyant passer pouvaient dire : « Il est de la maison. » Et il peignait sa maison en ses différents aspects, de la manière la plus vraie et la plus charmante. Remarquez que la forêt ne se révélait pas à lui sous figure sombre, ni sévère, ni effrayante, ni écrasante. « L’horreur sacrée » qui dort au fond des grands bois lui était inconnue. La forêt pour lui était grave, sans être sinistre, et mystérieuse, sans être menaçante. Il y trouvait le recueillement sans y trouver le frisson. Pour lui elle était surtout belle, admirablement belle, avec ses colonnes de temple, ses ogives d’église, ses fourrés de labyrinthe et ses retraites de sanctuaire ; et elle était saine, comme pour les Latins (silvas interreptare salubres) et elle était inspiratrice de calme, de sérénité et de repos.

De ces hautes branches entrelacées,

Dont l’ombrage incertain lentement se remue,

« il tombait autrefois des rimes pour Boileau », et il tombait pour Theuriet des impressions de vie fraîche, de liberté tranquille et de paix. Nul n’a compris la forêt de la même manière exactement que Jean-Jacques Rousseau, si ce n’est André Theuriet.

Ses livres s’en souviennent assez, comme vous le savez. D’un roman illustre et que pour le moment je ne veux pas nommer, car l’appréciation est injuste, Lamartine disait : « C’est un livre qui sent mauvais. » Les livres d’André Theuriet sentent très bon. Ils ont une odeur saine, fraîche, tonifiante où il semble que les poumons se plaisent. On sent que la forêt a passé par là ou que cela a passé par la forêt, comme on voudra. Theuriet cueillait ses livres dans les bois comme des fraises ou des airelles.

Les champs avaient versé sur lui leur bonté, et il l’avait gardée. Nul ne saura dire assez bien la douceur, la cordialité un peu timide, mais profonde, la fraîcheur de source cachée de son amitié attendrie et inquiète, le regard caressant de ses yeux limpides. Il aimait chèrement ses amis de l’Académie, ses concitoyens auxquels il donna, sans compter, beaucoup de son temps précieux, les débutants qu’il encourageait et soutenait de tout son cœur, et j’en sais qui encore aujourd’hui ne parlent point de lui et ne pensent point à lui sans que leur cœur s’émeuve et sans que se mouillent leurs yeux, et dont je suis sûr qu’ils peuvent vivre autant qu’il a vécu sans que jamais ils soient autres à son égard et sans que jamais il cesse de leur être un entretien cher, triste et sacré.

Je les vois, présents ou absents, se presser autour de ce monument, simple et modeste et conforme à ce qu’il fut lui-même, et exprimer leurs sentiments par un silence recueilli qui vaut mieux peut-être que toutes les paroles et qui à coup sûr vaut mieux que les miennes.

Que Theuriet agrée cependant cet hommage d’un homme qui l’a chéri et qui aime ceux qui l’ont aimé.