Hommage à Mme Assia DJEBAR[1]
Prononcé par
Mme Danièle SALLENAVE
Directeur
en séance le jeudi 19 février 2015
Au moment de prononcer devant vous, mes chers confrères, cet hommage à notre confrère disparue, je m’aperçois que je l’ai peu connue, et pourtant une certaine émotion m’anime, non seulement par la nature de l’occasion qui me fait l’évoquer aujourd’hui, mais aussi parce que nous sommes proches, elle et moi, à quelques années d’écart. Toutes deux filles d’instituteurs, toutes deux marquées au lycée Fénelon dans les classes préparatoires à l’École normale supérieure par l’enseignement du même professeur de philosophie, Dina Dreyfus. Et professeurs dans les mêmes universités à Paris et à New York.
C’est donc sous ce signe d’une proximité, et d’une proximité en un sens inaccomplie, car je n’ai pas eu la chance de la rencontrer à l’Académie, que je veux évoquer et saluer ici la figure et le destin singuliers qui furent les siens. Née à Cherchell en 1936, Assia Djebar, venue en France pour préparer l’ENS se retrouve dans une France plongée en pleine guerre d’Algérie, et tout de suite y voit se confirmer ce qui est sa profonde déchirure : la langue française est sa langue, mais cette langue est venue dans son pays avec la colonisation. De plus, elle est femme, et apporte donc avec elle, comme le remarque Pierre-Jean Rémy, l’accueillant sous la Coupole en juin 2006, « l’héritage – je cite – de millions de femmes tout à la fois arabes, bédouines, berbères, turques peut-être aussi, et même françaises qui, à travers les siècles, ont fait d’elle ce qu’elle est ». « Ce sont leurs voix, ajoute-t-il, que vous nous faites entendre. »
Très tôt donc se manifestent en elle les antinomies qui vont la constituer : solidarité contradictoire envers l’Algérie et envers la France, contradiction entre la femme qu’elle est en train de devenir, cultivée, professeur, et les femmes dont elle est issue, qui n’ont pas d’autre langage, comme le note Pierre-Jean Rémy que « le silence, seule voix des femmes de votre pays ».
Une première rupture donc, avant même la fin de ses études ; élève à l’ENS, elle accompagne les étudiants algériens dans une grève au printemps de 1957, et la prolonge jusqu'au point où sa situation devient intenable : on lui demande de quitter l’École, elle la quitte, se marie, et publie son premier livre, La Soif, en 1957. Elle n’en poursuit pas moins des études d’histoire sous la direction de Louis Massignon et de Jacques Berque et devient ainsi, de 1959 à 1962, professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat. Puis professeur d'université à la faculté d'Alger jusqu’en 1980. Dans le même temps elle commence une carrière de cinéaste documentaire, en séjournant dans la tribu maternelle des Berkani. Elle y interroge la mémoire des paysannes sur la guerre, et l’illustre d’une musique de Béla Bartok, en qui elle salue un artiste lui-même très attentif aux traditions de son pays. Malgré une réception mouvementée en Algérie, elle continue cette carrière de cinéaste jusqu’à ses Chants de l’oubli, salués au Festival de Berlin en janvier 1983 comme « meilleur film historique ».
Revenue à Paris en 1980, elle se consacre presque exclusivement à son travail d’écriture en langue française. Et publie dès lors régulièrement aux éditions Albin Michel, aux éditions Actes Sud et chez Lattès. Romans, essais, théâtre, travail critique : cela fait d’elle une parfaite représentante de la « francophonie », mot que par ailleurs elle récuse. Pierre-Jean Rémy le souligne dans son discours : « Nous savons tout ce que les écrivains qu’on dit francophones apportent au français et à la littérature, à la pensée française. Pourtant, je sais qu’au mot francophone, vous préférez qu’on use à votre propos de l’idée d’auteur écrivant en français. » Maurice Druon parlait de ceux qui ont « le français en partage », mot qui lui eût peut-être davantage convenu.
Car, une fois encore, Assia Djebar l’intransigeante ne peut oublier, je cite, que « la langue française est entrée en scène chez elle en 1830 en habit d’apparat colonial ». Mais cette appartenance à la francophonie, quoi qu’elle en dise, est aussi sa richesse, elle le sait. C’est ce qui lui fait tenir une place particulière dans la France des années quatre-vingt, où elle est nommée par Pierre Bérégovoy représentante de l’émigration algérienne pour siéger au Fonds d’action sociale. De nombreux pays la réclament aussi soit pour la traduire, soit pour des conférences dans des universités.
C’est alors qu’elle fait le choix de quitter la France : choix moins paradoxal qu’il n’y paraît, et qui s’explique par des circonstances tant intérieures qu’extérieures. L’Algérie qui s’enfonce dans la violence lui est désormais interdite, et elle ne semble pas avoir vraiment trouvé en France le lieu de sa légitimité. En 1995, elle accepte donc de partir enseigner en Louisiane, et, à partir de 2001, à New York University, où elle deviendra professeur titulaire en 2002. Elle reçoit dans le même temps de nombreux prix littéraires européens, à Francfort, en 1989, puis à Bruxelles, et en Italie.
En juin 2005, elle est élue à l'Académie française, au fauteuil de Georges Vedel (5e fauteuil) et elle est reçue en juin 2006.
Son discours de réception témoigne de ces déchirures ou déchirements profonds qui l’obsèdent et parfois même l’accablent : d’entrée de jeu, elle dit, citant Jean Cocteau : « Il faudra que j’évite de m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu historique. M’endimancher à mon tour ? Le risque pour moi est plus grand : je n’ai ni le charme ni le brio de Jean Cocteau. »
S’endimancher : le grand mot est lâché. Comme si une certaine illégitimité la poursuivait toujours, comme si la place qu’elle s’était faite ou qu’on lui avait faite n’était jamais tout à fait la sienne. Là est la faille, qui ne se comblera pas. Et l’hommage qu’elle rend à l’Académie lors de sa réception est tout entier pétri d’une sorte de révérence où l’orgueil se mêle à une timidité insurpassable : « Ces lieux sont hantés, dit-elle dans son discours, par la présence impalpable de ceux qui, durant presque quatre siècles, se sont succédé dans un labeur continu sur la langue française. » Mais il ne lui paraît possible de les rejoindre que si les portes de l’Académie ne se sont pas ouvertes, je cite, « pour moi seule, ou pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française ».
Blessure ouverte, la langue française en effet a été le destin tragique de ces intellectuels algériens décimés, persécutés. Une fois encore, le destin de l’Algérie l’a rejointe, ç’avait été la guerre d’indépendance, d’abord, c’est aujourd’hui les guerres intestines qui ravagent son pays. L’Algérie ne la lâche pas. Comme avait dit Kafka de sa ville natale : « Cette petite mère a des griffes. »
Ce qui pourrait la sauver, l’arracher à son destin d’étrangère masquée, et à la hantise de l’imposture, ce serait de faire sentir combien son écriture en français « est ensemencée » comme elle le dit « par les sons et les rythmes de l’origine ». Il faudrait qu’écrire puisse devenir le combat majeur du moment, l’exigence du jour étant de « combattre la régression et la misogynie ». Elle rejoindrait alors le rang de ces femmes écrivains algériennes « avec un sentiment d’urgence ». « Chacun de mes livres est un pas vers la compréhension de l'identité maghrébine et une tentative d'entrer dans la modernité », écrit-elle.
Mais ce retour aux sources peut-il être la résolution de ses contradictions ? N’est-ce pas un mirage, une illusion, une duperie de plus ? Le salut ne viendrait-il pas plutôt de la France, comme l’a bien compris Pierre-Jean Rémy, lorsqu’il l’accueille sous la Coupole ? Ne serait-ce pas là sa vraie patrie, si loin qu’elle ait été par sa naissance, je cite, « entre des collines couvertes de vignes et la mer, à des années-lumière de l’Académie » ? L’Académie pourrait être un accomplissement sur la route d’une femme, dit Pierre-Jean Rémy, qui « musulmane née en Algérie » a osé dire : « La langue française est mon armure. »
Cette magnifique rencontre a-t-elle eu lieu ? Assia Djebar a-t-elle su trouver dans notre Compagnie l’abri qui la sauverait de ses incertitudes, lui offrant protection et reconnaissance, et le lieu où mener sereinement le combat pour une langue devenue entièrement et totalement sienne, une langue conquise sur l’adversité et la violence de l’histoire ?
Il est des blessures intimes que l’histoire creuse en nous et qui ne cicatrisent jamais.
[1] Décédée le 6 février 2015 à Paris.