LES MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT
PAR
M. LE VICOMTE DE VOGÜÉ
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 24 octobre 1891.
Depuis le jour où la grande épopée des temps modernes s’est achevée à Sainte-Hélène, historiens, romanciers et poètes s’efforcent à l’envi de nous en donner l’expression littéraire. Les plus habiles n’y réussissent qu’à demi : relations ou inventions, tout nous paraît pauvre en regard des images que la légende napoléonienne évoque dans notre esprit. Nous goûtons comme elles le méritent les claires narrations de M. Thiers, les magnifiques nomenclatures de Victor Hugo ; mais nos exigences sont si hautes que, pour y répondre, il n’est rien de tel «une surprise, quelque tentative d’art très humble ou la déposition d’un témoin obscur. Je crains de n’avoir eu qu’une fois le sentiment intense et complet de ces réalités épiques ; il m’a été donné par quelques figurines de zinc, projetant leurs ombres chinoises sur une toile d’un mètre. Le nombre, la majesté, l’émotion, tout y était. J’en demande pardon à la statue de Bossuet, mais les visions que sa parole seule eût pu rendre, si nous les avons trouvées quelque part, c’était au Chat Voir. Voici qu’un livre nous les rapporte, avec les récits sans prétention d’un père à ses enfants. Entre tant d’écrivains qui ont essayé de nous peindre la foulée de la France impériale sur le monde, un des premiers rangs appartiendra désormais au général baron de Marbot.
Une destinée propice l’a fait acteur et témoin de presque toutes les grandes journées, depuis Marengo jusqu’à Waterloo. Fils d’un gentilhomme du Quercy, qui s’était donné à la Révolution sous la condition de ne la servir que dans les camps, le jeune Marbot fut d’abord éduqué dans un pensionnat de filles. Il reçut ensuite quelques rudiments des sciences à Sorèze, sous la férule d’un certain dom Ferlus, dont il dit plus de bien que je n’en saurais penser ; ce Ferlus a produit de méchants pamphlets contre un prédécesseur que nous devons respecter, l’honnête M. Baour-Lormian. Volontaire à dix-sept ans dans l’armée d’Italie, officier au bout de trois mois. Marcellin Marbot fit ses véritables écoles dans les horreurs du siège de Gênes, où il perdit son père, où il faillit mourir de faim et de misère. Depuis lors, pour le suivre, il faudrait transcrire ici la moitié des noms gravés sur les parois de l’Arc de Triomphe. Après Austerlitz, Eylau. Friedland, nous le trouvons au siège de Saragosse, il y est grièvement blessé ; quelques semaines s’écoulent et nous le voyons en ligne à Eckmühl, à Essling, à Wagram. On ferme un volume, on laisse Marbot en Portugal, combattant à Torrès Védras, à Fuentes de Ońoro ; on ouvre le tome suivant, il franchit le Niémen avec la Grande Armée. Aide de camp de Bernadotte, d’Augereau, de Murat, de Lannes, de Masséna, pourvu enfin d’un régiment de cavalerie, il est toujours en bon lieu pour tout voir, les dispositions des chefs et l’entour du champ de bataille. Dévoué à l’Empereur sans fétichisme, il l’approche d’assez près pour le bien connaître ; il reste assez loin de lui pour conserver l’indépendance de son jugement, pour se garder de la fascination comme du dénigrement.
Si bien préparé par les circonstances à sa tâche d’historien, il ne l’était pas moins par son tour d’esprit. Les Mémoires révèlent une raison équilibrée, attentive au détail des choses et capable d’en embrasser l’ensemble, un bon sens bourgeois dans une âme héroïque. Nul ne se rattache plus authentiquement à la lignée si française de nos anciens chroniqueurs, de ces hommes d’action qui aimaient à raconter leurs gestes, Villehardouin, Joinville, Comines, Montluc. Certes, notre contemporain n’a plus la fleur de naïveté des vieux âges ; mais on retrouve chez lui l’humeur des bons conteurs de chevauchées, la simplicité, l’observation sagace, l’esprit qui s’amuse aux petites choses, le cœur qui s’émeut aux grandes.
Ils sont déjà dans toutes les mémoires, ces tableaux d’une infinie variété où Marbot se montre tour à tour portraitiste, peintre d’histoire, peintre de genre. Naturellement, les épisodes dramatiques sont les plus nombreux. Il y en a de sublimes, comme la mort de Lannes à Essling, dans les bras de l’auteur, comme le sacrifice du 14e de ligne à Eylau. Marbot est allé porter à ce régiment l’ordre de se replier ; il passe à travers des nuées de Cosaques, il parvient au sommet du monticule où les restes du 14e sont formés en carré. Le chef de bataillon qui commande lui explique en quelques mots la situation : enveloppée par les forces ennemies, cette poignée d’hommes n’a aucune chance de rejoindre l’armée ; autant mourir sur place. — « Je ne vois aucun moyen de sauver le régiment, dit le chef de bataillon ; retournez vers l’Empereur, faites-lui les adieux du nie de ligne, qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui l’aigle qu’il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre ; il serait trop pénible, en mourant, de la voir tomber aux mains des ennemis. » — Le commandant me remit alors son aigle, que les soldats, glorieux débris de cet intrépide régiment, saluèrent pour la dernière fois des cris de Vive l’Empereur !... eux qui allaient mourir pour lui. » — Marbot emporte l’aigle ; criblé de blessures, un boulet qui coupe son chapeau achève de lui faire perdre connaissance ; il tombe, toute la cavalerie de Murat lui passe sur le corps ; des maraudeurs le dépouillent de ses vêtements ; la nuit le surprend gisant sur la neige, tout nu, perdant son sang et se préparant à mourir, quand un valet de chambre d’Augereau le reconnaît par miracle et le tire du cimetière d’Eylau.
On trouvera dans le dernier volume, entre autres scènes pathétiques de la campagne de Russie, une de ces anecdotes qui prennent tant de relief sous la plume de Marbot. Il vient d’ensevelir les soldats de son régiment, tués au combat de Sivostchina. « Ce pieux devoir accompli, je voulus faire « panser ma blessure de la veille, qui me taisait des douleurs affreuses, et fus pour cela m’asseoir à l’écart sous un immense sapin. J’y aperçus un jeune chef de bataillon qui, adossé contre le tronc de l’arbre et soutenu par deux grenadiers, fermait péniblement un petit paquet dont l’adresse était tracée avec du sang. C’était le sien ! Cet officier venait de recevoir, à l’attaque du camp russe, un affreux coup de baïonnette qui lui avait ouvert le bas‑ventre, d’où s’échappaient les intestins... Le sang coulait toujours ; le coup était mortel. Le malheureux blessé, qui ne l’ignorait pas, avait voulu, avant de succomber, faire ses adieux à une dame qu’il chérissait ; mais après avoir écrit, il ne savait à qui confier ce précieux dépôt, lorsque le hasard me conduisit auprès de lui. Nous ne nous connaissions que de vue ; néanmoins, pressé par les approches de la mort, il me pria d’une voix presque éteinte de lui rendre deux services ; et, après avoir fait éloigner de quelques pas les grenadiers, il me donna le paquet en disant, les larmes aux yeux : « Il y a un portrait ! » Il me fit promettre de le remettre secrètement en mains propres, si j’étais assez heureux pour retourner un jour à Paris ; « du reste, ajouta-t-il, ce n’est pas pressé, car il vaut mieux qu’on ne reçoive ceci que longtemps après que je ne serai plus... » Je promis de m’acquitter de cette pénible mission, ce que je ne pus exécuter que deux ans plus tard, en 1814… Quant à la seconde prière que m’adressa le jeune chef de bataillon ; elle fut exaucée deux heures après ! Il lui était pénible de penser que son corps serait déchiré par les loups, dont le pays foisonne, et il désirait que je le fisse placer à côté du capitaine et des cavaliers du 23e, dont il avait vu l’enterrement. Je m’y engageai, et ce malheureux officier étant mort quelque temps après notre entretien, je me conformai à ses derniers vœux. »
Les souvenirs de Marbot ne sont pas toujours aussi tragiques. Ils abondent en traits piquants, l’envers comique de l’épopée. Traits de lumière quelquefois, tant ces anecdotes bien choisies donnent à penser. Après le combat de Bregenz, le jeune aide de camp d’Augereau est chargé de porter à l’Empereur les drapeaux pris sur les Autrichiens. Il joint Napoléon au quartier de Brünn, il lui remet les trophées. Sur ces entrefaites arrive Haugwitz, l’ambassadeur de Prusse, qui ignore encore l’avantage remporté par Augereau sur Jellachich. — « Le maréchal du palais Duroc, après nous avoir prévenus de ce que nous avions à faire, fit replacer en secret, dans le logement que Massy et moi occupions, tous les drapeaux que nous avions apportés de Bregenz ; puis, quelques heures après, lorsque l’Empereur causait dans son cabinet avec M. d’Haugwitz, nous renouvelâmes la cérémonie de la remise des drapeaux, absolument de la même manière qu’elle avait été faite la première fois. L’Empereur, en entendant la musique dans la cour de son palais, feignit l’étonnement, s’avança vers les croisées suivi de l’ambassadeur, et voyant les trophées portés par les sous-officiers, il appela l’aide de camp de service, auquel il demanda de quoi il s’agissait... On nous fit entrer, et là, sans sourciller, comme s’il ne nous avait pas encore vus, Napoléon reçut la lettre du maréchal Augereau, qu’on avait recachetée, et la lut, bien qu’il en connût le contenu depuis quatre jours. Puis, il nous questionna... » — Marbot entre dans son rôle à merveille, il appuie sur les détails les plus capables de faire effet sur l’envoyé prussien. — « Les yeux de Napoléon étincelaient et semblaient me dire : « Très bien, jeune homme ! » Enfin il nous congédia, et en sortant, nous l’entendîmes dire à l’ambassadeur : « Vous le voyez, monsieur le comte, mes armées triomphent sur tous les points... L’armée autrichienne est anéantie, et bientôt il en sera de même de celle des Russes ! » M. d’Haugwitz paraissait atterré. » Ce jour-là, Talma eût été jaloux de celui dont un pape avait dit : Tragediante, eommediante.
Et l’aventure de la petite modiste de Ratisbonne, quelle belle matière à philosopher ! Le général Pelet raconte dans ses Mémoires, et d’autres historiens affirment après lui, que nos troupes durent leur salut à l’héroïsme d’une femme française. Voici comment Marbot rétablit les faits. Après l’assaut de Ratisbonne, où il entra le premier, il fut chargé de conduire une colonne qui devait occuper le pont, seule ligne de retraite des Autrichiens. « Égaré au milieu de ce dédale de rues inconnues, je ne savais par où diriger la colonne, lorsque, tout à coup, une porte s’ouvre : une jeune femme, pâle, les yeux hagards, s’élance toute éperdue vers nous, en criant : « Je suis Française, sauvez-moi ! » « C’était une marchande de modes parisienne, établie à Ratisbonne... En voyant cette femme, une idée lumineuse m’éclaira sur le parti que nous pouvions tirer de sa rencontre. — Vous savez où est le pont ? lui dis-je. — Certainement. — Eh bien ! conduisez-nous. — Mon grand Dieu ! au milieu des coups de fusil ! Je meurs de frayeur et venais vous supplier de me donner quelques soldats pour défendre ma maison, où je rentre à l’instant. — J’en suis bien fâché, mais vous n’y rentrerez qu’après m’avoir montré le pont. Que deux grenadiers prennent madame sous les bras et la fasse marcher en tête de la colonne. » — Ainsi fut fait, malgré les pleurs et les cris de la belle Française... Un des grenadiers qui la soutenaient ayant eu le bras percé d’une balle, et le sang ayant rejailli sur elle, ses genoux s’affaissèrent, il fallut la porter. » Enfin, on arrive au pont. Comme la pauvre femme, plus morte que vive, ne savait où se cacher, les grenadiers l’enlevèrent par-dessus la grille d’une chapelle de la Vierge ; elle se blottit derrière la statue. Lannes ayant raconté l’histoire à l’Empereur, Napoléon voulut voir la modiste et lui fit en plaisantant des compliments sur son courage. « La foule, tant civile que militaire, qui entourait l’Empereur, s’étant informée du motif de cette scène, le fait fut légèrement dénaturé, car on représenta cette dame comme une héroïne française qui, de son propre mouvement, s’était exposée à la mort pour assurer le salut de ses compatriotes. Ce fut ainsi que la chose fut racontée, non seulement dans l’armée, mais dans toute l’Allemagne. » — Comme elle est symbolique, la petite modiste de Ratisbonne ! Le doute où nous laisse sa légende, d’aucuns l’ont étendu à toute la France, à cette France de Napoléon, dont on se demande encore si ce fût une héroïne qui de son propre mouvement bouleversa le monde, ou une victime passive qu’il traînait au feu des batailles.
Je dois abréger ces citations. On en recueillerait d’aussi attachantes dans chaque chapitre des trois volumes. Il semble que ce texte contienne en puissance, prêtes à surgir sous nos yeux, les illustrations de Charlet, de Raffet, de Géricault. Tout y prend l’allure épique ; Marbot suit d’instinct les règles du genre, telles que les définit la rhétorique classique. Comme les héros d’Homère, ses personnages principaux ont des attitudes distinctives, des gestes et des mots coutumiers qui fixent leurs silhouettes. Dès que l’Empereur apparaît, nous le reconnaissons à sa caresse familière : il pince l’oreille à ses interlocuteurs. Les animaux ont leur fonction dans l’épopée, c’est encore une règle du genre. Il y a le chien de Moreau, errant après la mort de son maître : il y a « le hideux baudet noir, au poil malpropre et tout hérissé », qui barre le pont de la Bidassoa quand Marbot se rend en Espagne : rencontre de funeste présage, dit-il, et qui lui fit mal augurer de cette guerre. Il y a surtout le cheval de bataille, personnage capital dans l’action, comme il convient à tout paladin d’un cycle épique. C’est Lisette, la fameuse Lisette, intelligente, invulnérable, plus légère qu’une biche. On sait comment elle sauva son cavalier à Eylau, en mangeant le ventre et le visage d’un grenadier ennemi, dont elle fit « une tête de mort vivante et toute rouge ».
Le merveilleux, ce ressort nécessaire des Iliades, est partout dans le récit de Marbot ; il se confond avec le réel. Quel lecteur peut oublier la traversée nocturne du Danube à Mölk et la capture des vedettes autrichiennes ? Cet épisode seul fait pâlir les plus invraisemblables exploits de Porthos et de d’Artagnan. Quand les héros du bon Dumas, pourvus le matin d’un grand coup d’épée, sautent en selle et recommencent le soir même à étonner par leur vigueur la maréchaussée et les dames, les esprits terre à terre se rebiffent. Que diront-ils de Marbot ? Il collectionne tout ce qui peut s’introduire dans un corps de soldat : coups de sabre, coups de lance, balles, biscaïens, boulets, flèches de Baskirs, et jusqu’à un écu d’Espagne vomi sur lui par un tromblon au siège de Saragosse ; il passe des jours sans manger ni boire, des mois à trembler la fièvre ; et c’est à peine si on le perd de vue quelques heures dans l’ambulance ; le plus souvent, après un pansement sommaire, il remonte à cheval pour traverser la Russie ou l’Allemagne ; la cuisse percée, l’épaule fracassée, il continue de charger avec son régiment, on le retrouve alerte et occupé à l’étape du lendemain. Ce n’est pas gasconnade chez cet enfant du Quercy : jamais narration n’eut à un plus haut degré l’accent de la sincérité. D’ailleurs il relate à chaque instant les mêmes prodiges d’endurance chez ses camarades. C’est que les machines physiques étaient transformées comme les âmes, dans la Grande Armée. Marbot, très peu prodigue d’exclamations pompeuses, ne peut s’empêcher de s’écrier, à la fin d’un de ses chapitres : « Quels hommes et quel temps ! » Et il ajoute : « Qu’on nomme amour de la gloire ou folie le sentiment qui nous excitait, il nous dominait impérieusement, et nous marchions sans regarder derrière nous... »
Oui, et voilà ce qui, mieux que tout le reste, communique au livre un caractère épique : il nous donne l’impression du nombre, du souffle, de l’emportement universel et continu. Il la donne d’autant mieux que l’auteur, malgré de rares qualités, n’est point un être d’exception, un de ces hommes qui se feraient en tous temps une destinée à leur taille. Sa carrière si remplie est honorable, elle n’est pas éclatante : l’Empire écroulé le laisse colonel, avancement lent et modeste pour l’un des rares survivants de tant de batailles. La plupart de ses camarades l’avaient gagné de vitesse, généraux partis du même point à la même heure. À toute autre époque, Marbot n’eût été peut-être qu’un officier exact et méritant. S’il est prodigieux, c’est le moment qui l’a fait tel, lui et tant d’autres qu’il nous montre semblables à lui ; hommes ordinaires qui se meuvent tout naturellement dans l’extraordinaire. Comme des plaines changées en montagnes par une éruption plutonique, ils sont le produit d’un phénomène sans égal dans l’histoire : l’élan d’une Révolution, capté et dirigé par le génie d’un homme. En regardant les tableaux où Marbot et ses pareils passent dans un tourbillon d’héroïsme, on a la sensation du soulèvement de poussière humaine dont parle le poète des Iambes : poussière si fournie que les grains ne se comptent plus ; on en gâche, on en perd, les meilleurs disparaissent sans faire un vide et sans laisser de traces. Ce brave général Morland, par exemple, tué en chargeant à Austerlitz, et dont la perte eût été à de moindres époques un deuil national. — « Les médecins, n’ayant sur le champ de bataille ni le temps ni les ingrédients nécessaires pour embaumer le corps du général, l’enfermèrent dans un tonneau de rhum, qui fût transporté à Paris ; mais les événements qui se succédèrent ayant retardé la construction du monument destiné au général Morland, le tonneau dans lequel on l’avait placé se trouvait encore dans l’une des salles de l’École de Médecine lorsque Napoléon perdit l’Empire en 1814. Peu de temps après, le tonneau s’étant brisé par vétusté, on fut très étonné de voir que le rhum avait fait pousser les moustaches du général d’une façon si extraordinaire, qu’elles tombaient plus bas que la ceinture. Le corps était parfaitement conservé, mais la famille fut obligée d’intenter un procès pour en obtenir la restitution d’un savant qui en avait fait un objet de curiosité... Aimez donc la gloire, » ajoute Marbot, — et je prie nos confrères de l’Académie des Sciences d’excuser ce langage soldatesque. — « aimez donc la gloire, et allez vous faire tuer, pour qu’un Olibrius de naturaliste vous place ensuite dans sa bibliothèque, entre une corne de rhinocéros et un crocodile empaillé ! »
Qu’est-ce donc quand il s’agit des obscurs, des anonymes, comme ce chasseur d’Austerlitz qui accourt vers l’Empereur, le corps traversé d’une balle, et tombe raide mort en lui présentant l’étendard qu’il vient de prendre ? Marbot ne nous dit point son nom, ni ceux de tous les soldats dont il rapporte des traits semblables. Les anciens, Grecs et Romains, administraient mieux leurs richesses : il n’y a pas un écolier qui ne sache l’histoire du messager de Marathon. Mais, cette fois, ils sont trop. Roulés pêle-mêle dans un suaire qui s’étendrait du Tage à la Moscova, on les confond, on les oublie.
Ce trésor inépuisable de dévouement persiste jusqu’au bout chez les petits ; mais, à la fin, il s’appauvrit chez les grands ; et, tout en haut, le souffle initial s’abat. Le récit de Marbot traduit fidèlement les phases de la croissance et du déclin de l’épopée ; dans le regard de ce spectateur nous voyons se refléter l’aurore, le midi, le crépuscule. En Espagne, en Russie, il signale tristement les fautes, les revers, l’ombre descendante. Il ne reconnaît, plus ses anciens chefs, chez qui tout était jadis audace et bonheur. Masséna vieilli le déconcerte par ses hésitations ; Oudinot perd la confiance des troupes ; les autres, aigris et jaloux, paralysent l’armée par leurs refus de s’entr’aider. La main puissante qui les avait lancés ne parvient plus à les rassembler ; cette main elle-même tâtonne et faiblit. En 1813, avant et après Leipzig, l’effondrement moral est déjà complet ; Marbot en a et nous en donne le sentiment très vif. On surprend dans son livre, tel que Meissonier l’a rendu sur une admirable toile, l’affaissement de l’Empereur et des maréchaux. À chaque faute nouvelle, cet officier expérimenté discerne le point par où l’on a péché ; tous les éléments de succès sont encore là, il montre comment on aurait dû les employer. Ses remarques sont plausibles, nous le croyons ; et cependant, pour ces années comme pour d’autres désastres plus proches de nous, nous sentons qu’en réparant chaque erreur de détail, on n’eût pas refait un bonheur perdu ; la Fatalité pèse sur tout l’ensemble de la situation, sur les intelligences et sur les caractères. Elle est le personnage tragique qui remplit de sa présence le dernier volume de Marbot. Les pairs de Charlemagne sont fourbus, usés parce qu’ils sont comblés. Nous les avions vus partir au matin, pleins de vigueur et de confiance, bûcherons joyeux qui sortaient, la hache à la ceinture, pour abattre la vieille forêt féodale sur tout le sol de l’Europe ; le soir est venu, la forêt est abattue ; les bûcherons rentrent au logis d’un pas traînant, enrichis, mais fatigués, courbés sous leur fagot de bois mort, n’aspirant plus qu’au repos.
Cette détente inévitable après une aussi formidable tension, Marbot en ressentit lui-même quelques effets, beaucoup plus tard. Ses souvenirs s’arrêtent à Waterloo. Proscrit sous la Restauration, recueilli et choyé par la monarchie de Juillet, il fut enfin général, aide de camp des princes, et il fit en cette qualité quelques-unes des campagnes d’Algérie. Là comme partout, il se montra soldat exemplaire ; on reconnut à l’œuvre le vétéran des grandes guerres. Néanmoins, ce sang que le jeune chef d’escadron répandait jadis sans compter, le vieux général en savait la valeur non certes qu’il le ménageât davantage ; mais il avait une façon de l’estimer qui caractérise le changement des temps. Je rapporterai une de ses boutades ; je la tiens d’un témoin qui garde ici et nous transmet la tradition vivante de ces gloires d’Afrique, quorum pars magna fuit. Si je dis mal, il me rectifiera. C’était au col de Mouzaïa. Marbot reçoit sa treizième blessure ; on le rapporte, de fort méchante humeur ; il grogne sur son lit de camp, enfin il éclate : « C’est trop bête ! Je suis le baron de Marbot, lieutenant général, grand officier de la Légion d’honneur, aide de camp du duc d’Orléans, pair de France ; je suis porté sur le testament de l’Empereur, j’ai quatre-vingt mille livres de rente ; et je viens me faire blesser ici par un pouilleux d’Arabe qui n’a pas quatre sous à lui ! » Là-dessus, un camarade moins favorisé et qui attendait encore un grade s’approche du patient : « Marbot, je te donne dix mille francs de ta blessure, si tu peux me la céder... » Marbot le dévisage, de plus en plus vexé : « Dix mille francs ! Tu ne les as pas ! »
Achille est vieilli, assagi, gradé, renté ; mais c’est encore Achille. On ne saurait trop honorer le glorieux serviteur du pays qui prit sa part de l’épopée ; on ne saurait trop le remercier de l’avoir écrite. Dans ce livre, qui sort de l’ombre après un long oubli, il a accumulé une réserve d’héroïsme pour réchauffer des jours plus refroidis ; on le lit comme on s’approche du foyer, pour demander au bloc de charbon un peu de la chaleur des soleils anciens. Et, comme devant le foyer, les enfants qui écoutent la lecture ouvrent leurs veux charmés à cette flamme ; ils s’émerveillent, ils applaudissent, ils ignorent ce que la flamme recèle de dangers et de souffrances possibles ! Les hommes mûrs méditent sur tout ce qui se consume, sur ce feu qui est à la fois principe de vie et de destruction. La déposition de Marbot ne réformera pas les jugements contraires que l’on continue de porter sur l’Empire et l’Empereur. À lire ces tableaux de misère qu’il a peints si navrants, la répulsion des uns s’accroîtra encore ; l’admiration des autres s’augmentera de tout ce que Marbot ajoute à la magnifique légende. Nos jugements sur un objet qui échappe à nos mesures ne seront jamais que les indices de nos humeurs individuelles, de la conception paisible ou aventureuse que chacun de nous se fait du rôle d’un homme et d’une nation dans l’histoire.
Aussi me bornerai-je à deux réflexions, en terminant cette notice. Marbot a écrit en tête de ses Mémoires : « Presque tous les hommes se plaignent de leur destinée. La Providence m’a mieux traité, et quoique ma vie n’ait certainement pas été exempte de tribulations, la masse de bonheur s’est trouvée infiniment supérieure à celle des peines, et je recommencerais volontiers ma carrière sans y rien changer. Le dirai-je ? J’ai toujours eu la conviction que j’étais né heureux. » Quelle fut donc sa vie, à ce rare mortel qui ose se dire heureux ? Nous venons de le voir, une vie de fatigues et de souffrances physiques, de dure discipline et de privations, peu et tardivement récompensée. Si nous n’écoutons que l’instinct animal, que notre amour inné du repos, de la vie facile, de l’indépendance, un mois de l’existence qu’il mena pendant quinze ans nous paraîtra le pire des malheurs. Et pourtant il se dit heureux ! L’opinion commune se tromperait-elle sur les conditions du bonheur ? Faudrait-il le chercher dans le devoir le plus rude, dans l’abdication de notre liberté, dans la saine réaction qui suit les peines physiques ? Et ces peines seraient-elles largement compensées par le divertissement, au sens où Pascal entendait ce mot, par tout effort qui nous arrache à nous-mêmes et nous conduit vers un but en dehors de nous, sous une direction supérieure, avec la conscience de servir ? Le témoignage si net de Marbot vaut bien qu’on pose la question.
La fortune de son livre m’en suggère une autre. Voici un ouvrage sans ambitions littéraires, composé par un brave homme dont le nom ne disait plus rien aux générations nouvelles. Combien d’entre nous savaient ce nom, il v a trois mois ? Cet ouvrage paraît, et à quel moment ! Au moment de la grande crise du livre, à ce qu’on assure ; à l’heure où quinze cent mille volumes attendent un lecteur : vous savez bien, les quinze cent mille volumes, tous des chefs-d’œuvre naturellement, qui moisissent dans les caves des libraires ! Et ce vieil écrit d’un inconnu court de main en main, il plaît, il intéresse les esprits les plus divers, il fait fortune. Eh quoi ! la « littérature » ne serait pas ce que nous avions décidé qu’elle doit être, un métier fermé, un arcane pour des initiés habiles, l’art subtil de créer quelque chose avec rien ! Suffirait-il d’avoir fait de fortes actions et de les dire simplement pour faire par surcroît un beau livre ? Et la vie serait-elle la première qualité littéraire, celle qui peut suppléer toutes les autres et que toutes les autres ne parviennent pas à simuler ? Mais alors, le professionnel est volé, c’est l’amateur qui a le plus de chances d’écrire des livres durables, attachants pour tous, par cela même qu’il écrit sa vie, au lieu de vivre pour écrire ! Quel défi paradoxal aux principes les plus certains ! Décidément, ce Marbot est un homme dangereux, il fait penser contre toutes les opinions reçues. Allons le relire à nos enfants.