L'Institut de France. Centenaire de l’Institut

Le 25 octobre 1895

Armand PRUDHOMME, dit SULLY PRUDHOMME

L’Institut de France

Pièce de vers lue par Sully à la représentation donnée par la Comédie-Française
à l’occasion du centenaire de l’Institut,

le 25 octobre 1895.

 

 

DÉJA l’Institut compte un siècle !... la durée
Au plus vieux des vivants ici-bas mesurée :
L’âme cent ans au plus reste fidèle au corps.
Ainsi les fondateurs de l’œuvre séculaire
N’ont vu que le lever du grand jour qui l’éclaire ;
L’hommage à ce qui dure est un hommage aux morts.

 

Salut donc ! gloire à vous ! nos aïeux de l’An Quatre,
Législateurs qui, las de briser et d’abattre,
Osiez en plein tumulte exalter les penseurs,
Les maîtres dans les arts qu’effarouche la guerre,
Imposer cette élite au respect du vulgaire,
Et rendre un sûr asile aux neuf divines Sœurs.

 

Ah ! vous aviez compris que les seules victoires
Exemptes de retours, de deuils expiatoires,
Les assauts à la nuit s’épuiseraient bientôt,
Si des esprits, sauveurs du savoir et du rêve,
Pour le Vrai, pour le Beau ne combattaient sans trêve,
Loin des bruits du forum et loin des camps, — plus haut.

 

À leurs cultes divers ouvrant un même temple,
Depuis cent ans la France offre au monde en exemple,
Chez ces zélés chercheurs, le concert fraternel
Des seuls travaux humains dont le triomphe assure
À notre insigne espèce un rôle à sa mesure,
Et force l’Infini d’exaucer notre appel !

 

Les uns se sont voués à scruter la Nature :
Ils arrachent au fait qui meurt sa loi qui dure ;
L’œil de l’homme est en eux l’impérieux miroir
Des soleils monstrueux que nul vivant n’anime
Et des ferments de vie au foyer si minime
Qu’il fallut un Pasteur pour les apercevoir.

 

Ces pionniers font luire au-dessus de la foule,
Dont l’aveugle labeur se répète et s’écoule,
La Science unissant l’éternel au nouveau.
— Contre une égalité dont le joug rapetisse
D’autres font prévaloir librement la Justice,
Qui tient une balance et non pas un niveau.

 

Leur regard, non moins sûr et plus hardi, réclame
Tout l’intime univers, tout ce qu’on nomme l’âme,
Et l’obstiné secret du terrestre bonheur.
Sous l’éclat des soleils, éblouissants mirages,
Ils cherchent l’Être, auteur et fin de ces ouvrages,
Le grand semeur des cieux et leur grand moissonneur.

 

D’autres ont affronté la tâche aventureuse
D’explorer le tombeau que sans relâche creuse
Aux siècles entassés leur fossoyeur, l’oubli ;
D’épeler leur histoire écrite sur les pierres,
D’ouvrir patiemment les lèvres, les paupières,
Et l’antique linceul du monde enseveli.

 

D’autres, les plus aimés (car c’est une caresse
Que donne aux sens, au cœur leur œuvre enchanteresse),
Montrent que l’Art français, de la Nature épris,
En reçoit des leçons constamment rajeunies
Sans déserter le choix des rares harmonies
Qui font du Beau pour l’âme une forme sans prix.

 

Fiers d’un premier servage aux plus nobles modèles,
Ils en sont demeurés les affranchis fidèles.
L’Art novice est hardi, mais ce jeune étalon,
C’est moins en liberté qu’il achève sa grâce
Que sous un fort dompteur qui d’abord le ramasse
Pour le mieux enlever au signal du talon.

 

D’autres guettent l’essor des humbles cœurs dans l’ombre,
La Charité sauvant l’Espérance qui sombre,
Les belles actions sans éclat pour les yeux ;
Ils poursuivent le Beau jusqu’à sa source même,
Dans la vie atteignant sa dignité suprême,
Dans le mieux aspirant à l’infiniment mieux !

 

O France ! ils ont, ceux-là, pour mission première
D’allier, confondus dans la même lumière,
Les noms les plus fameux, les plus saints, les plus chers.
Leur Compagnie illustre a la garde sacrée
De tes gloires qui sont tes droits à la durée,
Tes titres au respect, plus grands que tes revers.

 

Ils sont gardiens aussi de ta langue immortelle ;
Ils en ont la prudente et flexible tutelle.
Ton passé d’âge en âge y fermente et mûrit ;
Mais ils ne souffrent pas que le caprice altère
Ce dépôt qui détient ta verve héréditaire
Où la vertu des mots fait scintiller l’esprit.

 

Cette langue est loyale et l’univers l’honore :
Sans rivale naguère, elle illumine encore
Les débats solennels entre les nations.
Son cristal transparent fait les pactes honnêtes ;
Elle a du jour vainqueur propagé les conquêtes :
Tout penser qu’on y verse est vêtu de rayons !

 

C’est ainsi que toute œuvre excellemment humaine,
Par où l’âme décore ou grandit son domaine,
Toute œuvre auguste, ayant sur l’avenir des droits,
Trouve en ces créateurs des maîtres et des juges,
Chez eux contre l’oubli le meilleur des refuges,
Une cité sans roi, qui s’ouvre aux fils des rois !

 

Généreuse cité, pour soi seule économe !
Ils prodiguent un or qu’on recherche et renomme,
Pluie utile au laurier déjà mûr ou naissant.
Des deniers de la gloire ils n’ont que la gérance :
Les palais qu’on leur lègue enrichissent la France,
C’est dans leur cœur le sien qui bat reconnaissant.

 

Tout penseur leur est proche en dépit de l’espace ;
L’étranger que nul autre en éclat ne surpasse
Dans leurs travaux par eux est élu leur second,
Car sa race et la leur sont en vain différentes :
Un même haut souci fait les âmes parentes,
Et le même idéal sacre leur nœud fécond.

 

Pourtant ils ont, Français, la patrie à défendre.
Ils l’aiment, eux aussi, d’un amour mâle et tendre :
S’ils ont dû poser l’arme en prenant le flambeau,
Remettre aux jeunes bras l’honneur de sa frontière,
Ils réclament le droit de déployer entière
L’aile de son génie autour de son drapeau.

 

Ce libre et fier génie, ennemi des ténèbres,
A pour symbole cher les trois couleurs célèbres,
Dont l’histoire a scellé l’union pour jamais,
Surtout les deux couleurs voisines de la hampe,
Où l’inspiration s’épure et se retrempe,
Les sublimes couleurs du ciel et de la paix !